D’autres vies que la mienne, ou l’espoir d’une vie meilleure

Une entreprise pareille, c’est magistral. Quand le malheur n’est plus qu’un détail, que reste t- il, derrière, de plus grave et de plus terrifiant ?

Il faut d’abord s’attarder sur ce titre, qui est aussi sublime que le reste de l’ouvrage. D’autres vies que la mienne, quand une des plus belles plumes françaises se met au service de l’humanité, quand la littérature se fait protectrice des causes perdues, ou que l’on considère comme telles. L’auteur s’efface devant des évènements qui semblent le dépasser mais qu’il raconte avec une sincérité presque déroutante. Jamais de comparaisons, jamais de références, juste les faits, les terribles faits, que le lecteur prend de plein fouet, comme giflé par tant de réalité.

Quand la vie se fait plus déchirante que jamais, il reste la littérature.

L’écriture d’Emmanuel Carrère – car c’est avant tout cela qui frappe en premier – se distingue – tout comme celle de Jonathan Coe – par sa fausse simplicité. On nous conte des faits, rien que des faits, des vies déchirées du jour au lendemain, mais en vérité cette effrayante neutralité oblige le lecteur à se glisser d’autant plus fermement dans le corps de ces gens que la vie a condamnés à souffrir. Et cette étrange proximité que l’auteur installe entre les personnages décrits et le lecteur exacerbe ce jeu de miroir qui pose sans cesse les questions : qui es-tu ? n’est-ce pas toi que je décris ?

Mais Emmanuel Carrère est surtout passé maître dans l’art de conter des histoires, comme il l’avait déjà prouvé avec L’Adversaire, quelques années auparavant. Finalement, le roman prend une nouvelle forme, et ne sort que plus fort d’une expérience réelle, quand la limite en réalité et fiction n’est plus qu’un point de détail. L’intrigue – si on peut nommer cela de la sorte – joue habilement avec cette limite éphémère.

On ne sait pas ce qu’il faut retenir de cet ouvrage, tant il fourmille de moralités diverses. Bien entendu, il pose un doigt fin et discret sur le drame dans sa généralité et interroge : comment se reconstruire ? Que peut-on faire pour quelqu’un qui a tout perdu ? Mais le récit délivre surtout un message d’espoir, sans se laisser piéger dans des considérations incongrues et ridicules, sans jamais sombrer dans la fatuité, sans jamais ennuyer, mais en jouant habilement avec les sentiments du lecteur, tour à tour fasciné et dérouté. Tant de fois, l’auteur est déstabilisé, se sent d’une inutilité flagrante et on comprend alors pourquoi il alterne dans son récit la douceur – représentée par l’amour, la chaleur du foyer, la famille, la gloire – et la violence – symbolisée par la mort, la tristesse, la peur. L’amour n’est non plus cette saveur abstraite qu’on goûte par petites pointes, ni ce sentiment enviable entre deux personnages attachants, mais l’amour est bien un esprit contrasté, magnifique d’un côté, mais aussi terrible de l’autre, de par l’obligation qui lie ces personnes à partager le malheur de l’autre, à vivre, certes, des moments privilégiés, mais aussi à souffrir avec l’autre, amplifiant ainsi la véracité des sentiments qu’on lui porte.

Mais ce récit, s’il évoque le malheur, ne le conçoit qu’à travers les yeux d’un « rescapé ». La fragilité du bonheur est donc perçue comme une fatalité qu’il faut accepter, mais aussi qu’il faut prendre en compte. Et le lecteur, bien installé dans sa vie confortable au regard des atrocités qu’elle inflige aux autres, est ébloui par l’impressionnante sagesse qui se dégage de ce roman.

Il est aussi question de justice, cette justice qu’on veut toujours plus égalitaire, toujours plus à la portée de tous. Et cette galerie d’innocents magnifiques qui viennent plaider pour leur cause ne peut qu’enthousiasmer le lecteur, pris dans le valeureux tourbillon de la probité. L’auteur semble, de par ses explications très pointilleuses et pourtant très claires, vouloir se débarrasser, sous l’influence positive d’Etienne Rigal, d’une justice exsangue et anémique.

Si l’on ressort de cette lecture changé, le bouleversement ressenti n’est en fait que le fruit du dérangement causé par l’effort que l’on doit faire pour admettre que le bonheur est sous nos yeux et que les moindres aspects de la vie, ceux qui nous paraissent anodins et quotidiens, constituent en vérité l’essence même de ce bonheur dont on ne peut mesurer ni la taille ni l’ampleur. Sans doute le meilleur récit de cette dernière rentrée littéraire, Emmanuel Carrère nous offre une perle de la littérature, dont la force réside dans la parfaite maîtrise du sujet, une forme originale. Et surtout une sensibilité exceptionnelle, comme une goutte d’eau qui cristallise aux premières lueurs du jour.

Axel Maybon, première 611, lycée Barthou

Comments (1)

comitedelectureavril 14th, 2010 at 11:32

J’ai lu le texte qu’Axel Maybon a consacré à mon livre. Il est si enthousiaste que je suis mal placé pour juger de son discernement mais je voudrais juste lui dire qu’un auteur, quand il est lu ainsi, se dit qu’il n’écrit pas pour rien : c’est vraiment un cadeau précieux. Et lui dire aussi combien je suis impressionné par la fermeté et la maturité de son style.
Merci, donc, à lui, et bravo.
Et tous mes voeux pour Axel et les autres, pour le bac blanc, et surtout pour le vrai.
Emmanuel Carrère

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