La Carte et le territoire de Michel Houellebecq ou la littérature de la révolte

La Carte et le territoire de Michel Houellebecq, Flammarion, 2010On n’ouvre pas le dernier Houellebecq inopinément. Sans raison. On en a forcément entendu parler, même avant l’attribution tant attendue du Goncourt. Alors, bien entendu, cela change considérablement notre manière d’aborder le livre. Et, même, le seul nom de « Houellebecq » sur la couverture déchaîne déjà les passions et les polémiques.

Mais cette fois, rien n’est à jeter. Ce livre est parfait, tout simplement. Encore une fois, la perfection en fera bondir certains, et j’entends les dents grincer. Qui peut écrire un livre parfait ? De nos jours, s’entend. Pas beaucoup d’écrivains, il est vrai. On apprécie toujours, par exemple, l’écriture sublime de Le Clezio, mais on est trop souvent déçu par le contenu – même si le Nobel le sacralise absolument. On est toujours emporté par l’histoire d’un polar, mais souvent mal servie par une mise en forme bâclée. Alors, qu’est-ce qui peut satisfaire ce lecteur, certes vorace, mais avide de perfection, de beauté inspirée ? Balayez vos a priori, qu’ils soient positifs ou négatifs, et entrez dans l’univers houllebecquien, magnifiquement tragique. On a entendu beaucoup de choses ces temps-ci sur un livre qui aura au moins eu le mérite d’avoir fait un peu parler de la littérature dans les médias nationaux. Des choses plus ou moins vraies, plus ou moins fondées. Des attaques gratuites, des élucubrations d’intellectuels séniles. Bref.

A la vérité, je n’avais pu m’empêcher, avant d’ouvrir La Carte et le Territoire, de relire un des chef- d’œuvre de Houellebecq, Les Particules Elémentaires (Flammarion). Bien sûr, il serait totalement vain de vouloir comparer les deux ouvrages qui ne traitent pas du même sujet et qui n’ont, en soi, rien en commun, et pourtant leurs pages sont habitées par le même appétit de vérité ultime, la même volonté de réponses définitives aux problèmes scientifiques de l’humanité, la soif de révolte.

Rien ne sert, non plus, de vouloir résumer La Carte et le Territoire car ce qu’il reste du livre, quelques semaines après l’avoir lu, est bien plus profond que la « simple » histoire de Jed Martin, cet artiste iconoclaste, qui ne connaît pas de maître. On peut cependant insister sur l’originalité de ses entreprises, sur son esprit tour à tour fin, désuet et candide. Mais la révolution romanesque n’est pas là. Il est incroyable de penser que Houellebecq dépoussière l’art du roman à chacune de ses publications, presque sans y toucher, il innove encore et toujours. Son image ne lui nuit pas, bien au contraire il la cultive, ce symbole de l’écrivain misanthrope, et il le prouve encore une fois dans ce livre. Mais peu importe. En effet, j’ai été frappé de voir, au cours des dernières semaines et même des derniers mois, au cours desquels nous avons tous eu la possibilité de voir Houellebecq quelque part, combien les journalistes l’interrogeaient pitoyablement, ne cessant de tenter de lui faire dire le mot de trop, lui qu’on sait si prompt à s’emporter et à exagérer ses pensées. Ce faisant, les journalistes montrent leur incompétence, leur inculture et leur dévouement, navrant à pleurer, au culte de la sacro-sainte audience.

Ainsi, avec les incessants et subtils retours en arrière qui lui tiennent tant à cœur – encore un point commun avec Les Particules – Houellebecq raconte les années décisives de la vie de Jed Martin. Mais ce roman ne ressemble à rien, ne copie personne – contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire –, ne cherche rien de particulier. Il se suffit à lui-même. Contrairement à d’habitude, Houellebecq semble ne rien vouloir démontrer – chercherait-il à plaire ? –, ne ponctuant plus son récit de sentences pseudo philosophiques qui alourdissaient considérablement son livre. A la différence des Particules, il est intéressant de noter que l’auteur s’attache peu à décrire l’enfance de son protagoniste, enfance qui joue pourtant un rôle prépondérant dans ses choix – le suicide maternel, notamment.

Houellebecq nous offre donc une œuvre audacieuse, empreinte à un courage inhérent non seulement à la personnalité de l’auteur, mais aussi et surtout aux thèmes précurseurs du livre – et de son œuvre en général. Un regard ironique, sarcastique balaye le monde actuel, jonglant habilement entre les références aussi multiples qu’inattendues – on retiendra notamment Bill Gates, Steve Jobs, Pernaut… – et une auto dérision qui, il y avait fort à parier là-dessus, a beaucoup fait parler d’elle. Il faut tout de même être d’une extrême sagesse intellectuelle pour réussir un portrait aussi tragique et destructeur de soi même. Faut-il être fou pour mettre en scène son propre assassinat ? J’ose à peine imaginer à quel point cela a dû être jouissif à écrire, et encore une fois peu d’auteurs auraient été capables de réussir aussi brillamment ce qu’il est légitime de considérer aujourd’hui comme un magistral tour de force.

La figure d’Olga paraît elle aussi d’une importance capitale. Sa beauté et son arrogance toute slaves font d’elle un personnage atypique donc intéressant. Il semblerait que Houellebecq ait eu besoin de dégager de ce fatras de personnages masculins tous plus débauchés et idiots les uns que les autres – bien que célèbres pour la plupart, ce qui, en soi, ne s’oppose pas – une personnalité féminine pour le moins irradiante, afin de donner à son roman une dimension sinon plus universelle du moins plus totale en ce qui concerne la fameuse peinture des travers du monde qu’il semble tant affectionner.

Si on peut détester le « houellebecquement correct », on ne peut rester insensible à la spontanéité et à l’indéniable vie qui anime ses personnages. En somme, du Houellebecq partout, mort ou vivant, mais toujours du Houellebecq. Comment interpréter cette omniprésence, qui vire à l’omnipotence, parfois franchement prétentieuse mais si délicieusement auto dérisoire ? D’aucuns y verront peut-être la marque d’un être vaniteux, horriblement imbu de sa personne, mais l’important n’est pas là. L’important est qu’il fallait oser et que Houellebecq l’a fait. Il est intéressant de remarquer que, dans un tout autre registre, et avec une plume et une verve oh combien (cette fois) moins efficaces, Amélie Nothomb met en scène dans son dernier roman, Une forme de vie (Albin Michel), un personnage astucieusement nommé « Amélie Nothomb » mais qu’elle maltraite un peu moins que Houellebecq ne le fait avec le sien dans La Carte et le Territoire.

On retiendra de ce livre un prophétisme inouï, une vision parfaitement neuve du monde ; tout y est, de l’évocation de William Morris, au dépeuplement urbain, en passant par la déchéance certaine du système capitaliste, radical paradoxe avec le comportement des personnages, leurs choix (comme en témoignent les premières œuvres de Jed Martin). Rien ne saurait mieux décrire l’état de malaise quasi végétatif dans lequel le monde se trouve actuellement et dont la population souffre indéniablement, et le lecteur saura apprécier à sa juste valeur la constante situation de mise en danger dans laquelle l’auteur prend le risque de se mettre en permanence, mais il se fourvoierait en pensant qu’il s’agit d’une quelconque provocation, ou volonté de contre-culture, car il n’en est rien : le lyrisme houellebecquien (car c’est de cela qu’il s’agit) est celui, on l’aura compris, de la révolte intelligente et raisonnée. Tout est, en fait, si divinateur et inspiré, qu’on en vient à confondre Houellebecq et son personnage, qui se rencontrent, se jugent sans doute, s’aiment et se détestent tout à la fois.

Pour ceux qui n’affectionnent pas vraiment le genre du polar, la troisième partie du roman pourra légitimement vous décevoir, mais il n’est pas anodin de penser que la victime n’est personne d’autre que Houellebecq lui-même, dans une très longue métaphore. Houellebecq dont la plume s’adapte à merveille au style du polar. Ainsi, l’Académie Goncourt, après avoir si longtemps ignoré le génie manifeste de Houellebecq (quand on sait que depuis 1998 il court après une récompense), semble ne plus vouloir se décrédibiliser un peu plus chaque année, en couronnant enfin (après l’échec de l’an dernier dont les cendres sont encore chaudes) un livre digne d’intérêt que la fanfare de la commercialisation à outrance n’a pas, pour une fois, gravement entachée.

Cependant, certaines questions restent en suspens : pourquoi tous les personnages, le moment venu, décident-ils de repartir vivre dans leur maison parentale ? Faut-il y voir un message ? Jed Martin est-il un artiste ou un observateur particulièrement efficace de notre société ?

Un roman total, intelligent, une méditation subtile (qui n’est pas entravée, comme l’auraient voulu certains, par les différentes polémiques qui se sont abattues sur le roman et son auteur, mais qui ne sont en fait que le témoin du génie) sur le bonheur d’une vie, sur sa valeur même. Mais rien ne sert d’intellectualiser un Houellebecq en phase de reconnaissance.

La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq, Flammarion, 2010.

Axel Maybon, décembre 2010, terminale 713 (Lycée Barthou)

Comments (1)

Guillaume Martinezjanvier 20th, 2011 at 14:33

Vous vous imaginez peut être que le génie se trouve dans ces pages, excusez mon approche trop classique, mais rien dans ce livre ne laisse présager une quelconque « révolution romanesque » comme votre impétueux commentaire le laisserait penser. Mais qu’est ce que le génie ? Critiquer les jurés Goncourt une année pour, dix ans plus tard, accepter la distinction sans un mot plus haut que l’autre ? J’appelle cela de l’hypocrisie, personnellement. Une vision trop carrée de ce roman n’aboutit, comme on a pu le voir, qu’à des incohérences de sens. Le personnage principal est instable, et qu’est ce donc que cette révolte ? Est ce celle de la dignité humaine qui est baffouée par des considérations floues ? Point du tout. L’histoire n’a que peu d’importance, comme peut être, parmi ce fatras, vous l’avez deviné. Tout est dans l’extrême délicatesse de ce roman, délicatesse que peu de lecteurs ont pressenti, puisqu’elle est servie par une certaine violence dans la forme et dans le fond. Mais peut être cela a échappé à votre grossière analyse qui n’a d’intérêt, si j’ose dire, que dans la pompeuse et emphatique maîtrise que vous vous croyez avoir de notre belle langue. Avec mes plus humbles respects, monsieur, j’accepte vos fictives excuses.
G. Martinez, votre dévoué. (713)

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