Une réédition enrichie

Ulysse From BAGDAD d'Eric Emmanuel Schmitt

Éric-Emmanuel Schmitt propose la réédition de son roman Ulysse from Bagdad, paru en 2010, une odyssée contemporaine qui oscille entre rires et larmes, dont l’incipit met en exergue toute l’ambiguïté de la condition du migrant : « Je m’appelle Saad Saad, ce qui signifie en arabe Espoir Espoir et en anglais Triste Triste ». La nouveauté de cette édition 2016 ? L’auteur apporte à son roman un outil critique intitulé « Journal d’écriture ». Véritable genèse de l’œuvre, il se scinde en trois parties : le journal d’avant (2007) qui interroge les motivations de l’écrivain et la naissance du projet d’écriture, le journal du pendant (2008) qui propose une définition inédite du genre romanesque ainsi qu’une réflexion philosophique et le journal de l’après (2009-2015) qui dresse un bilan critique de la réception de l’œuvre en explorant les interactions entre la littérature, la politique et les médias.

Une épopée cosmopolite, miroir de l’actualité

Saad Saad, le protagoniste, veut quitter Bagdad et le chaos qui règne en Irak sous Sadam Hussein. Lorsque les Américains débarquent dans son pays, sa vie est bouleversée : autour de lui disparaissent tour à tour sa fiancée, Leila, puis ses beaux-frères et son père… Il décide de partir en Europe afin d’envoyer de l’argent à sa famille. Tel un anti-Ulysse qui ne rêve que de quitter son pays pour ne plus y revenir, il entame un voyage initiatique où chaque pays traversé devient une nouvelle énigme à résoudre afin de rallier l’Angleterre.

Cette histoire tantôt tragique, tantôt poétique, ne manquera pas de faire constamment rire le lecteur : l’humour est omniprésent dans les dialogues entre Saad Saad et son père, qui revient sous forme de fantôme, hanter le parcours rocambolesque de son fils. Dépositaire de sagesse, de morale et d’ironie mordante, à travers cette figure paternaliste résonne la voix de la raison mais aussi du poète : « J’adorais la compagnie de notre père, car il s’exprimait toujours de façon imagée. » Le rire initie alors une réflexion humaniste : l’histoire de Saad Saad est celle d’une épopée burlesque qui interroge notre temps et la condition humaine.

Ce diptyque qui présente un roman puis sa genèse permet de comprendre en quoi l’écriture est un acte de révolte pour Éric-Emmanuel Schmitt : « Écrire, c’est agir. »

Pour découvrir le chapitre inaugural de cette œuvre, rendez-vous sur le site du Livre de Poche :

Une exploitation pédagogique à multiples facettes…

La lecture de ce livre est un moyen habile de lier littérature moderne, héritage antique et actualité. En lecture cursive, lecture analytique ou en texte(s) complémentaire(s), cet ouvrage peut être exploité dans le cadre de trois objets d’étude de la classe de 1re : « Le personnage de roman : du XVIIe siècle à nos jours » et/ou « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation : du XVIe s siècle à nos jours » ainsi que « Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours » en 1re L.

Ulysse from Bagdad est un passeport pour le pays de la réflexion et de la philosophie humaniste. En effet, il ne manque pas d’offrir un contrepoint critique vis-à-vis d’un sujet d’actualité brûlant : le sort du « migrant », ou plutôt, le statut du « réfugié ». Il permettra à l’élève de lycée, non seulement d’entrer en résonance avec la politique et l’actualité mais également de renverser le point de vue : cette fois-ci, c’est l’exilé qui raconte ses pérégrinations. Le texte apparaît alors comme un réquisitoire implicite, un texte narratif doublé d’un revers argumentatif, pertinent du point de vue de l’étude des genres. De surcroît, l’ajout du journal d’écriture permet d’envisager la genèse de l’œuvre. En effet, cet appendice critique permet de comprendre la création littéraire comme un acte réfléchi, construit, structuré et conscient : le livre sort de sa bulle fictive et imaginaire pour constituer un questionnement du monde et une remise en perspective de l’actualité ! Cela permet d’aborder la notion d’argumentation indirecte, via la fiction. En effet, par l’emploi du « Je », le romancier adopte un point de vue inédit par rapport à l’objectivité des journalistes : il épouse le regard du migrant et l’incarne en tant que sujet pensant, en tant qu’Homme, et lui confère même l’étoffe d’un héros d’épopée ! On s’inscrit bien dans l’héritage des Lettres Persanes de Montesquieu, où, par le truchement du regard « étranger », on critique les mœurs et la politique de notre propre pays. Il sera donc intéressant de mettre en balance les deux parties du livre : la fiction et le journal d’écriture. Quel statut générique accorder au second ? Essai sociologique, autobiographie ou autocritique ? Justification de l’écriture ou mode d’emploi pour la lecture ? Critique des médias ou éloge de la littérature ? Qui s’exprime désormais : encore l’écrivain ou plutôt l’homme ? Beaucoup de questions ouvertes qui promettent des débats enthousiastes sur les stratégies de l’argumentation.

L’intertextualité avec L’Odyssée d’Homère est un point d’analyse captivant qui peut être exploité dans le cadre de l’objet d’étude « Les réécritures » (1re L). Le roman est en effet émaillé de références à l’épopée : « L’Odyssée, le premier récit de voyage qui marque l’humanité. Un voyage écrit par un aveugle, Homère, ce qui prouve qu’on écrit mieux avec l’imagination qu’avec les yeux ». Le père du héros, puits de science, ou plutôt de culture, interpelle ainsi Saad Saad à l’aide d’une épithète homérique savamment détournée : « Alors, mon fils, tel le divin Ulysse, tu frémis devant l’aurore aux doigts de rose, non ? ». Le voyage initiatique détourne avec humour chaque étape du parcours d’Ulysse : les « sirènes » deviennent un groupe de rock aux cris stridents ! Autour de l’étude de la notion d’intertextualité, on pourra donc aborder le pastiche et la parodie. Le journal d’écriture ne manque pas d’expliciter ces effets de transposition.

Enfin, ce diptyque est un monument à la gloire du raffinement de la langue française : le roman est une ode à la lecture tandis que le journal est un éloge de l’écriture ! On commentera avec soin la mise en abyme de l’acte de lecture et l’apologie de la culture à travers la figure du père-fantôme dont la bibliothèque clandestine est une « Babel de poche ». Ce guide spirituel inculque donc à sa progéniture « le goût de la lecture, ou de la liberté – ce qui s’équivaut ». Outre ce penchant pour la lecture, le père exhorte également à l’éloquence, passant sans ambages de « Peu me chaut » à « Rien à cirer » ; pour lui, une bouse de vache est « une galette des prés ». L’aspect poétique et rhétorique du texte est également un point névralgique de l’analyse du livre et de son style.

Pour accompagner le lancement de la lecture et susciter l’intérêt des élèves, pensez à leur faire écouter la lecture du premier chapitre en classe : cela permettra d’enchaîner sur les premières impressions mais aussi d’élaborer un horizon d’attente en écho avec l’actualité.

Une chronique de Karel

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