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Le versant moral du père de l’économie politique Adam Smith

Lorsque Adam Smith (1723-1790) publie Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, en 1776, il est déjà un penseur reconnu en Grande-Bretagne, grâce au succès rencontré par son premier ouvrage, Traité des sentiments moraux (1759), recueil de ses cours de « philosophie morale » dispensés à l’université de Glasgow, où il a également enseigné la logique. Entre ces deux dates, Adam Smith a séjourné à Paris, en 1763, comme précepteur des enfants d’une grande famille. Il y a fait la connaissance de d’Alembert et Turgot, farouche adversaire du mercantilisme, futur contrôleur général des finances du Royaume de France et auteur de nombreux textes publiés en 1770 sous le titre de… Réflexions sur la formation et la distribution des richesses !

Fameuse « main invisible »

Croisant ses convictions de moraliste et sa rhétorique de logicien avec les conceptions de Turgot, Adam Smith se lance dans la rédaction de La Richesse des nations en 1766, à son retour en Ecosse. Il y articule, au sein d’une théorie cohérente, première véritable économie politique de l’histoire, les rôles de la monnaie et de la formation des prix, du travail et des inégalités sociales et humaines, du capital et du crédit, du commerce et des échanges internationaux, des Etats et des impôts. Sa conception de l’homme comme individu libre – dans la lignée du siècle des Lumières et de son ami et protecteur David Hume – lui fait élaborer la notion de marché comme équilibre naturel et optimal des intérêts individuels (la fameuse « main invisible « , expression qu’il n’utilise pourtant qu’une seule fois dans les 1 200 pages de l’ouvrage). Ce qui le fera considérer par les économistes qui le suivront, de Jean-Baptiste Say à Milton Friedman en passant par David Ricardo et Frédéric Bastiat, comme le « père » du libéralisme et le pourfendeur de toute intervention étatique.

En revanche, le versant « moral » des écrits du père de l’économie politique, qui s’indigne des inégalités « naturelles » et prescrit des institutions aptes à les réduire, a été longtemps négligé par la littérature économique. C’est cet « oubli » qu’Amartya Sen, partisan d’une économie éthique, entend réparer.

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Une interview de Sen à propos de Smith dans Le Monde (16-10-2009)
La Richesse des nations » d’Adam Smith ( 1776) est considéré comme le texte fondateur du libéralisme économique. L’ouvrage du philosophe écossais témoigne aussi, selon l’économiste indien Amartya Sen, spécialiste de la pauvreté et du développement, d’une forte empathie pour le sort des exclus de la société.

Vous souvenez-vous de votre première lecture de La Nature et les causes de la richesse des nations ?

Pendant ma scolarité en Inde, j’avais déjà conscience de l’importance des écrits d’Adam Smith, mais je n’ai vraiment été en contact avec ses oeuvres originales que lors de ma première année universitaire, au Presidency College de Calcutta, à la fin de l’été 1951. J’avais alors 17 ans, et je fus enthousiasmé par les innovations pionnières apportées par Smith. Le climat intellectuel, pendant mes études, était très orienté à gauche, j’avais déjà lu Marx et j’avais été impressionné par son fort intérêt pour les questions de pauvreté, d’inégalité et d’exploitation.

L’opinion générale, au sein de nos cercles très à gauche, était que Smith avait jeté les fondations de la compréhension de l’économie de marché et de son fonctionnement, et que c’était très important, quelle que soit la façon dont cela était traduit en termes de valeurs politiques. La plupart de mes collègues n’avaient pas lu Smith, à l’exception d’un étudiant remarquable, Sukhamoy Chakravarty, qui avait une excellente maîtrise de tout ce qu’il pouvait trouver dans la littérature économique et sociale. Mais il y avait une sorte d’expression toute faite qui disait que Smith avait rendu possible à chacun, y compris Marx, la compréhension de la logique de l’économie de marché. Cependant, il était aussi affirmé que, dans la mesure où Smith ne s’était pas particulièrement intéressé à l’inégalité et à la pauvreté, il était revenu à Marx de transformer les théories de Smith en une critique radicale du capitalisme.

Cette conception n’était pas complètement erronée (Marx a donné un grand coup de barre à gauche à la pensée de Smith, pour lequel il avait par ailleurs un grand respect), mais elle n’est pas totalement juste. Elle néglige le fait que Smith lui-même était extrêmement critique sur les inégalités économiques et sociales, et sur les asymétries de la structure de classes qui séparait de façon rigide les travailleurs des catégories privilégiées. Quand j’ai commencé à lire La Richesse des nations, j’ai découvert que Smith était extrêmement préoccupé – et critique – au sujet du sort des pauvres, même au sein des sociétés prospères. J’ai été particulièrement ému par la puissante analyse de Smith selon laquelle les riches réussissent mieux non pas parce qu’ils ont, en général, plus de talents que les autres, mais parce qu’ils ont eu la chance de recevoir une meilleure éducation et parce que leur style de vie leur laisse du temps libre et la possibilité de se cultiver.

Voici un passage de Smith qui, lorsque je l’ai lu pour la première fois, en 1951, m’a bouleversé : « Les gens du peuple (…Smilie: ;) n’ont guère de temps de reste à mettre à leur éducation. Leurs parents peuvent à peine suffire à leur entretien pendant l’enfance. Aussitôt qu’ils sont en état de travailler, il faut qu’ils s’adonnent à quelque métier pour gagner leur subsistance. Ce métier est aussi, en général, si simple et si uniforme, qu’il donne très peu d’exercice à leur intelligence ; tandis qu’en même temps leur travail est à la fois si dur et si constant, qu’il ne leur laisse guère de loisir, encore moins de disposition, à s’appliquer, ni même à penser à autre chose. »

Je vous cite cet extrait (tiré du chapitre 1 du livre V) non seulement parce que je l’ai relu récemment lorsque j’écrivais la préface de la réédition – à l’occasion du 250e anniversaire de sa parution, en 1759 – du premier livre de Smith, La Théorie des sentiments moraux (à paraître chez Penguin Books), mais aussi parce qu’il y a quelque chose d’exceptionnel dans la clairvoyance et la compassion que Smith révèle, et qui me l’avait rendu très proche dans ma jeunesse. J’ai été particulièrement frappé par son empathie pour les autres, aussi éloignés de lui soient-ils en termes de classe, de milieu ou de style de vie, extrêmement différents du sien. Tout au long de La Richesse des nations, il déploie un fort sentiment de solidarité avec les exclus de la société. C’est une caractéristique dont j’ai constaté l’absence dans la façon dont la littérature économique standard analyse les questions économiques.

Je me souviens avoir soutenu auprès de mes amis et de mes camarades de classe que Smith lui-même était beaucoup plus solidaire et égalitaire que ce qu’ils voulaient bien croire, et qu’il penchait fortement pour un changement de l’ordre économique existant. Mais je ne crois pas que j’aie totalement réussi à les convaincre de cela…

En quoi La Richesse des nations a été un livre important dans l’histoire de la science économique ? Tout d’abord, au moment de sa parution ?

A l’époque où Smith écrivait, il y avait beaucoup de confusion au sujet de la façon dont fonctionnait l’économie de marché. On était loin d’être au clair sur la façon dont le marché était supposé contribuer à la prospérité d’une économie ou d’une société. L’analyse très clairvoyante et pionnière de Smith sur la façon dont le marché accroît la prospérité à travers les échanges, la division du travail, la formation des compétences, et l’utilisation des économies d’échelle a été très importante pour rendre tout cela plus compréhensible. Certaines de ses découvertes étaient extrêmement complexes, par exemple la façon dont l’avantage des économies d’échelle peut être utilisé par le marché – cette question particulière est d’ailleurs toujours d’actualité. Ainsi, les travaux de Paul Krugman, récompensés par le prix Nobel l’an dernier, poursuivent les analyses que Smith avait lancées au XVIIIe siècle.

 !Si cette analyse fut la contribution majeure de Smith à son époque, elle ne fut pas la seule. Car, de la même manière qu’il y eut des détracteurs et des critiques de l’économie de marché, il y eut beaucoup d’admirateurs inconditionnels. La seconde contribution de Smith fut de combattre cette approche enthousiaste. Il a mis en évidence les erreurs commises par un marché laissé à lui-même. Par exemple, la recherche excessive de profits immédiats par des acteurs de marché que Smith qualifie de « prodigals and projectors » (« prodigues et faiseurs de projets », chapitre 4, livre II), mais aussi ses erreurs par omission – puisque le marché n’est pas capable de répondre à des questions comme celle de la pauvreté, ou celle du besoin de biens publics, à commencer par l’éducation. Smith plaide, par conséquent, pour aller au-delà du marché à travers différentes institutions. Smith se différencie ainsi de certains de ses contemporains les plus importants. De Jeremy Bentham, qui défend l’efficacité du marché de façon acritique, et reproche à Smith d’être inutilement antimarché.

En quoi l’oeuvre de Smith est-elle toujours pertinente dans l’économie mondialisée d’aujourd’hui ?

Je dirais que, jusqu’à un certain point, les deux types d’analyses qu’il a menés demeurent pertinents aujourd’hui. Les marchés sont souvent stupidement supprimés même lorsqu’ils pourraient être très utiles. Mais, d’un autre côté, beaucoup de politiciens estiment que l’économie de marché est toujours adéquate et autorégulatrice, ce qu’elle n’est pas. Cette attitude a créé de grands problèmes ces dernières décennies, en particulier en Amérique, et elle a eu un rôle dans la crise économique récente. La suppression de la régulation sur les transactions financières et les garanties prudentielles (comme avec les credit default swaps, contrats de défaut de crédit), qui a joué un grand rôle dans le développement de la crise dont nous souffrons aujourd’hui, reflète une attitude de confiance aveugle dans les marchés, éloignée de la conception équilibrée défendue par Smith.

Adam Smith souhaitait une multiplicité d’institutions, parmi lesquelles il y a le marché, mais pas seulement lui. L’efficacité et l’équité en requièrent d’autres, qui doivent restreindre les excès de l’économie de marché pure (en particulier à travers les régulations) et étendre la portée de cette économie à travers les services publics et les compromis sociaux, y compris les filets de la protection sociale.

L’approche équilibrée de Smith nous est aujourd’hui très précieuse. La valeur de ses découvertes n’a pas diminué, bien que plus de deux siècles se soient écoulés depuis l’époque où il écrivit son incontournable Richesse des nations.


 

Amartya Sen, Prix Nobel d’économie 1998.

et

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prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

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