image « 14-18 est une rupture dans la vie de Charles de Gaulle »

Entretien avec Frédérique Neau-Dufour, auteure de « La Première Guerre de Charles de Gaulle, 1914-1918 ». L’historienne, qui a eu accès aux archives familiales, livre un regard neuf sur cette période de la vie de celui qui deviendra plus tard « l’homme du 18-Juin ».

Le Monde.fr| Propos recueillis par Antoine Flandrin

Le capitaine Charles de Gaulle en 1915.

La correspondance inédite entre Charles de Gaulle et son frère cadet Jacques est l’une des principales sources que vous avez exploitées. Que nous apprennent ces lettres sur la première guerre de Charles de Gaulle ?

Elles nous apportent une vision de l’intérieur de la famille. On connaissait la première guerre de Charles de Gaulle par certains de ses écrits militaires et par les notes qu’il avait prises. Ce point de vue de l’intérieur est très important : comme dans toutes les familles françaises du XIXe siècle, le tout l’emporte sur les parties. Il existe une très forte unité chez les de Gaulle. Au travers de ces lettres, on se rend compte qu’il n’y a jamais eu d’histoire, de dispute, de reniement, de déchirure au sein de cette famille. Entre les différents membres, on échange énormément sur l’histoire, sur l’actualité, sur les sentiments personnels. Chacun veille à l’autre. On est toujours au courant de ce que l’autre pense ou ressent. Charles de Gaulle s’est formé au sein de cette matrice.

Quelle relation entretenait-il avec son frère Jacques ?

Charles était le troisième d’une fratrie de cinq. Né en 1890, il était plus proche de Jacques (1893) que de Xavier (1887), Marie-Agnès (1889) ou Pierre (1897). Cette proximité, qui s’est traduite par de nombreuses lettres pendant la guerre, s’est confirmée lorsque Jacques est devenu handicapé, au début des années 1930.

Vous citez également des lettres de Charles de Gaulle à sa mère. Ses rapports étaient plus distants avec son père.

Charles de Gaulle était très proche de ses deux parents. Il avait une grande intimité avec sa mère. Il lui confie ses premiers sentiments amoureux pour une jeune fille et lui demande de ne pas en parler à son père. C’est une relation exclusive. Avec son père, la relation se développe autrement. Charles de Gaulle avait un profond respect et une grande admiration pour son père Henri, qui était historien. Il a hérité de lui cette grande vision de l’histoire. Sa foi patriotique lui est transmise par ses deux parents. Son père l’emmène sur les champs de bataille de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Volontaire en 1870, il gardait un goût très amer de la défaite. Charles de Gaulle se pose en continuateur, il veut donner à son père la victoire qu’il n’a pas pu avoir. Sa mère est plus radicale que son père : elle est intransigeante sur le plan du catholicisme et du patriotisme.

Charles de Gaulle a idéalisé la guerre quand il était enfant. En 1914, il constate rapidement que la pratique sur les champs de bataille est différente. Pour autant, il ne fait pas, comme d’autres, le constat de l’horreur. Sa force de caractère et son courage suffisent-ils à expliquer qu’il soit si indifférent aux duretés de la guerre ?

De Gaulle ne laisse passer aucun sentiment de compassion lorsqu’il est avec ses hommes dans la tranchée. Il donne une apparence très dure, très froide. Dans ses écrits, il ne parle pas de la mort de ses camarades. Certains historiens, dont Jean-Jacques Becker, ont souligné cette absence de pitié. En réalité, c’est plus compliqué que cela. Cette compassion se révèle à partir de 1916 lorsqu’il est en prison. Il se remémore les combats, il revient sur ce qu’il a vécu et là nous avons des pages comparables à ce qu’a écrit un Barbusse ou un Genevoix. Il décrit « Des pauvres fantassins pris dans des barbelés comme dans des toiles d’araignées », « Des offensives inutiles ordonnées par un commandement lointain ». Cela paraît contradictoire avec ses écrits du début de la guerre. En réalité, quand il est dans les tranchées, c’est un officier : il a le sens de la discipline chevillé au corps. Pour lui, les ordres doivent être obéis, et les officiers doivent se battre. Il est donc hors de question d’émettre le moindre doute. En même temps, je pense qu’il est convaincu de la justesse des ordres. Il sait aussi qu’il est exposé à la mort. Il ne la redoute pas pour lui-même. C’est la règle du jeu quand on est un officier. Il est habité par cette réalité de la mort au combat depuis l’adolescence : il a écrit des poèmes à ce sujet. Il rêve de mourir sur le champ de bataille. A partir de 1916, il y a une évolution dans sa réflexion. Pour lui, les morts dans les tranchées sont inutiles.

Dès sa blessure à Dinant, en août 1914, de Gaulle pointe dans ses écrits personnels la mauvaise gestion du théâtre des opérations. Plus tard en janvier 1915, il critique la stratégie de gagne-petit de l’état-major. Pourtant, il rédige ensuite des rapports peu critiques à sa hiérarchie. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Il réagit comme un officier. En 1914-1915, il émet des doutes plus que des critiques. Premièrement, il ne dispose pas d’une vision globale pour étayer ses doutes et en faire des critiques. Il a une vision partielle à un point donné du champ de bataille. Deuxièmement, il est conscient de sa condition d’officier : contester les ordres ne fera qu’empirer les choses. C’est un bon officier qui obéit. On ne peut pas savoir comment il aurait agi s’il avait pris part aux offensives de 1917. Une fois qu’il est en captivité à partir de 1916, qu’il n’est plus lié à sa hiérarchie, il devient beaucoup plus critique. Le doute commence à naître en lui, mais l’esprit de rébellion n’est pas encore là en 14-18. Il va mûrir. On va le retrouver dans les années 1920, 1930 et 1940. Il faut garder à l’esprit qu’il est très jeune : il a 25 ans en 1915. Il ne lui est pas donné de transformer ses doutes en critique ou en prise de parole officielle contre l’état-major.

Quand devient-il indépendant sur le plan intellectuel ?

Je dirais à partir de 1917, lorsqu’il est en captivité au fort d’Ingolstatd en Bavière. Dans cette prison, de Gaulle tient des conférences. Il parle de stratégie et du rapport du politique au militaire. Les propos qu’il tient à ses camarades, sans être révolutionnaires, sont rebelles. C’est clair quand il leur dit que « ces offensives sont inutiles », que « le commandement n’a aucun souci de la vie humaine », qu’« il faut inculquer au commandement le goût du prix de la vie humaine », quand il critique Pétain, qui serait resté un simple général de brigade s’il n’avait tiré profit de la gloire de la bataille de Verdun. Ces propos tenus publiquement en 1917 seront repris dans ses lettres et ses carnets avant d’être publiés dans l’entre-deux-guerres. C’est l’embryon de ses prises de position ultérieures.

Justement, vous vous êtes servie de la thèse de Katja Mitze sur les prisonniers du fort d’Ingolstadt. Que dit cette thèse au sujet de Gaulle ?

Charles de Gaulle n’est cité qu’en passant. Mais cette thèse très fournie nous permet de comprendre comment vit un prisonnier dans une prison allemande en 14-18. Les conventions de La Haye relatives au traitement des prisonniers de guerre (1899 et 1907) sont parfaitement respectées. Les prisons allemandes sont humaines. Malgré cette humanité, malgré le fait qu’on puisse lire, prier, faire du sport, se rencontrer, faire des conférences, de Gaulle ne supporte pas cet emprisonnement. Paradoxalement, il ne parle jamais des conditions de vie à l’intérieur de la prison. C’est le cadet de ses soucis. A travers ses écrits, il m’a été impossible de savoir comment il a vécu dans cette prison. D’autres écrivaient des lettres pour se plaindre de la nourriture et du froid, ce n’était pas son cas. Il était simplement insatisfait de sa situation.

En fait, cette description des prisons allemandes est proche de la représentation qui en est faite dans La Grande Illusion ?

Oui, c’est assez conforme. On sait que la seconde guerre mondiale a totalement balayé cette forme de respect.

Vous avez également travaillé à partir des journaux de marche des unités contre lesquelles Charles de Gaulle a combattu. Qu’apprend-on ?

Je n’ai pas trouvé tous les journaux de marche allemands. C’est d’autant plus difficile qu’en Allemagne les archives ne sont pas centralisées comme en France. Il faut aller dans le Land d’où était issu le régiment. Et puis beaucoup ont été détruites par les incendies de la seconde guerre mondiale. De Gaulle s’est battu contre des régiments qui venaient du Brandebourg. Toutes ces archives ont disparu. J’ai quand même pu en trouver des copies. Ce qui est intéressant quand on trouve des journaux de marche du camp d’en face, c’est qu’on renverse complètement la perspective et on regarde avec l’œil allemand ce qui se passe dans le camp français. C’est plutôt honorable pour le camp français. Les Allemands décrivent des combats très durs. Les Français sont considérés comme des ennemis tenaces. La violence est des deux côtés.

Vous battez en brèche les théories conspirationnistes qui dénoncent l’attitude lâche de De Gaulle, lequel se serait rendu aux Allemands à Douaumont en 1916. Vous pointez le manque de rigueur de ces démonstrations et les motivations de leurs auteurs, qui avaient des comptes à régler avec lui. Quelle est votre conviction profonde ?

Je ne pense pas un seul instant qu’il se soit rendu. Cela ne correspond en rien à sa personnalité. C’est un battant. Il s’évade cinq fois d’Ingolstadt pour retourner se battre. Il se réengage en 1919 dans le corps expéditionnaire français pour aller se battre en Pologne. En 1940, sa volonté est de continuer à se battre. Avant sa captivité, les rapports de ses différents supérieurs décrivent un officier extrêmement combatif qui n’hésite pas aller vers l’avant. En 1914 à Dinant, il est blessé lors d’un assaut. Les témoignages montrent qu’il n’avait pas peur de la mort. Il le montrera plus tard lors des tentatives d’attentats perpétrées contre lui [1961 et 1962]. Il n’existe aucun élément permettant d’affirmer qu’il se soit rendu. Les circonstances de sa capture sont décrites dans ses citations. Elles sont rédigées à des moments différents. L’une est rédigée au lendemain de la bataille. Il est difficile de savoir ce qui s’est passé ce jour-là à Douaumont. Il s’agit d’un corps-à-corps dans des ruines avec des lance-flammes, de l’artillerie. C’est un dur combat, d’où il ressort peu de survivants. On pense d’ailleurs que de Gaulle est mort. Il faut attendre que les prisonniers puissent témoigner. De Gaulle donne alors sa version des faits. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’en rajoute pas. Quand on présente sa blessure à la cuisse comme gravissime, lui a une explication différente, confirmée par les archives. Il dit qu’il est évacué très rapidement parce qu’il est en mesure de marcher dès le lendemain. Visiblement, il a perdu connaissance sous le coup d’une grenade. Il est tombé, et c’est là qu’il a été capturé.

>> Lire l’article de Frédérique Neau-Dufour « De Gaulle à Douaumont en 1916 : l’enfance d’un lâche ? » sur le site de la Mission du centenaire.

De Gaulle est décoré de la Légion d’honneur en 1919. A-t-il été considéré comme un héros de la Grande Guerre ?

Non, pas plus ou pas moins qu’un autre combattant de la première guerre. Lui-même ne se considère certainement pas comme un héros. Il se sent plutôt humilié et diminué.

Ce sentiment d’humiliation est né en captivité. Comment se manifeste-t-il ?

Il écrit des lettres déchirantes, notamment à sa mère : « Combien je pleure, ma chère petite maman, cette odieuse captivité. » Lorsqu’il revient en France en décembre 1918, il déclare que cette amertume ne le quittera pas jusqu’au dernier jour où il vivra. C’est une rupture dans sa vie : c’est l’effondrement d’un rêve, d’une conviction et c’est là-dessus qu’il va se bâtir.

Dans quelle mesure son expérience de prisonnier en Allemagne forge-t-elle sa pensée politique et militaire ?

Elle est déterminante parce que c’est là qu’il commence à réfléchir sur le plan stratégique. Selon lui, on ne peut plus se battre avec les poitrines, on ne peut pas envoyer des masses d’hommes se faire empaler comme cela. Il envisage sur le plan stratégique une spécialisation des différents corps de l’armée : il faut des soldats spécialisés dans la télécommunication, des commandos pour attaquer très rapidement. C’est le début de sa réflexion sur l’armée de métier. Il livre également une réflexion sur le char qui doit permettre d’éviter l’exposition des fantassins. Sur le plan politique, il mène une réflexion sur la manière dont est conclue la paix. Selon lui, elle se fait très mal. Il connaît bien l’Allemagne, il a étudié ses auteurs, notamment l’historien militaire Friedrich von Bernhardi. Il comprend que l’Allemagne n’a pas perdu la guerre sur le plan militaire. Elle n’a pas été envahie. Le pays s’est effondré sous le poids des problèmes politiques et de la révolution sociale. C’est également la conviction des officiers allemands. Selon lui, le traité de Versailles est beaucoup trop sévère et il porte en germe le prochain conflit. Enfin, il réfléchit au rapport entre les pouvoirs civil et militaire. Il affirme que les grands hommes naissent au bénéfice des guerres, des circonstances exceptionnelles. Il est conscient qu’il y en a peu. Il cite Napoléon. Il fait preuve d’une grande maturité à 25 ans en se donnant une ligne de conduite. Humilié par cet emprisonnement, il écrit : « Il faut être un homme de caractère ; il faut se dominer soi-même, il faut parler peu et agir. »

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Charles de Gaulle évoque « la guerre de trente ans ». « Ceux qui défendirent le territoire national étaient les même en 1914 et en 1940, ceux qui l’attaquèrent aussi », dit-il. A-t-il, au lendemain de la paix de 1919, le sentiment que la guerre continue ?

Bien sûr, il ne sait pas qu’il y aura une guerre de trente ans, mais il pense que la paix est fragile. Le problème entre la France et l’Allemagne n’est pas réglé. Dès les années 1920, il prédit un nouveau conflit. Cela, bien avant l’arrivée des nazis. Il sent que la scène internationale est sur des braises. On le décrit comme visionnaire, je n’aime pas trop cette expression. Simplement, il a une parfaite connaissance de l’histoire de la France, en particulier sur le plan militaire. Cette connaissance lui permet de faire cette analyse. Pour lui, il y a une grande continuité entre la première et la seconde guerre, de même qu’entre 1870 et 1914.

La première guerre de Charles de Gaulle de Frédérique Neau-Dufour, Tallandiers, 378p., 20.90 €

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