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Lettre d’un homme à son épouse

Posted by on 10 février 2017

Si je devais citer un livre qui ne nous’a pas laissés indifférents, élèves comme professeur, ce serait La Civilisation… ma Mère!, de l’auteur marocain Driss Chraibi. En plus d’être un homme écrivant pour les femmes, remettant en question le dogmatisme d’une société patriarcale, il reconnaît volontiers, avec humilité, que trouver en lui la féminité permettant de choisir les mots justes n’est pas une simple affaire… 

Je vous passe le résumé de l’histoire, que vous trouverez très facilement sur le net.

Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, ce sont deux textes d’élèves, deux lettres qu’ils imaginent sous la plume du mari à la suite d’un échange avec son épouse (à lire à la fin de l’article). Une circonstance, non présente dans le livre, a été ajoutée : le père a quitté le Maroc pour accompagner son fils à Paris. 

Voici les lettres écrites par deux élèves, Camille et Vincent: 

Lettre de Vincent

                                Bonjour mon Amour,

J’ai eu tout le temps de réfléchir à notre discussion. Et j’ai compris que maintenant, tu avais une nouvelle vision des choses. Tu vois le monde comme moi je le vois, et parfois, tu le comprends mieux que moi. De plus, je me rends compte de mes erreurs envers toi. Et je m’en excuse sincèrement. Mais j’espère que tu auras la bonté de m’excuser aussi. A travers cette lettre, tu vas te rendre compte de ma lâcheté, car je vais exprimer des choses que je n’aurais jamais pu te dire en face. Pourquoi? La peur que tu me juges me faisait trembler. Car aujourd’hui, tu en as les capacités. Je n’ai jamais voulu te faire de mal. Ma mère était comme toi tu l’étais avant ce changement radical.

La liberté, la connaissance.

Tout cela, désormais, tu en comprends le sens.

Tu es comme la Tour Eiffel qui surplombe la ville de Paris. Tu es une véritable Dame de Fer, aussi résistante que magnifique.

Paris et toi, mon amour, m’avez ouvert les yeux. Ici, les femmes sont libres, elles sortent, elles travaillent, elles sont instruites. Tout cela m’a fait me rendre compte que tu étais et que je te traitais comme une prisonnière. Tu ne pouvais pas sortir, tu n’avais pas le droit à l’instruction. Mais grâce à nos fils, aujourd’hui, je me sens en dessous de toi.

Grâce à ta volonté et à ton intelligence, tu t’es évadée sous les yeux d’un gardien qui ne voyait rien. Moi. Mais maintenant que tu es dehors, ce gardien n’a plus envie de te remettre en cage. Comme s’il avait arrêté la mauvaise personne.

Aujourd’hui, j’espère qu’aucun homme ne fera plus jamais la même erreur que moi.


Lettre de Camille

                                 Chère femme,

      Je t’écris de Paris où je passe un très bon moment avec notre bien-aimé fils.

      J’ai eu le temps de beaucoup réfléchir à propos de notre discussion qui nous a divisés juste avant mon départ pour la France.

    Je t’avoue que je n’avais pas bien compris les motifs de ta soudaine rébellion (enfin… ce que je prenais pour une rébellion). J’y ai longuement réfléchi. Je me suis trituré les méninges. J’ai passé et repassé tes mots dans ma tête jusqu’à ce que ton discours ne devînt qu’un tas de lettres, de majuscules, d’espaces, de points et de sons dénués de sens.

     J’ai revécu les gestes de tes mains pour comprendre les souffrances qui t’habitaient. Je me suis repassé les expressions de ton visage en boucle pour comprendre le mal qui t’avait atteint.

     Jamais tu n’as dit des mots aussi durs, jamais tes gestes, d’habitude si doux et si sereins, n’ont été si secs et douloureux, jamais ton visage n’avait été si triste.

    Avec le temps, j’ai compris. Le mal que je me suis donné à comprendre, tu l’as vécu, en essayant de comprendre le monde qui t’entoure, et en essayant de briser les murs qui te retenaient prisonnière.

     Maintenant, va! Va! Libère-toi des chaînes dont je t’ai entravée. Va! Je t’en donne le droit!…

     Mais après tout, … tu l’as toujours eu!

Avec tous mes regrets,

Ton mari


Voici l’extrait du roman sur lequel les élèves se sont basés pour écrire:



«  (…) Quand je t’ai épousée, tu avais treize ans. Orpheline depuis toujours. Aucune famille. D’aucune sorte. Tu ne savais même pas ce qu’était un œuf, comment le casser, comment le cuire, qui pouvait bien le pondre, chat, vache ou éléphant. Je t’ai élevée, tu n’avais pas de passé, j’ai fait de toi une femme honorable, je t’ai facilité la vie. J’ai résolu tous tes problèmes. Je sais lutter. Et vaincre. Si tu étais l’épouse d’un va-nu-pieds, je pourrais comprendre. Explique-toi. Parce-qu’en mon âme et conscience, je ne comprends pas !

    • Voilà, a répondu ma mère. Nous avons eu deux enfants.

    • Oui, deux enfants. Je les connais. Et alors ?

    • Ils ont commencé par être des bébés. Ils ont grandi, d’années en années. Et maintenant ils ont des ailes. Comprends-tu ?

    • Rien. Rien de rien.(…)

– Eh bien, disait la voix, j’ai grandi, moi aussi.Tu ne t’en es pas encore rendu compte ? Quand je suis entrée dans cette maison, je n’avais pas toutes mes dents. J’en ai trente-deux maintenant. Je les ai comptées, regarde !…Ma taille s’est allongée et j’ai pris du poids. Mais mon âme, dis ? Mon âme ? »

C’est ce qu’elle a dit, de cette voix-là montante comme une marée d’équinoxe venue du fond de la mer avec tout le poids d’une vieille, très vieille patience. Elle a dit :

« Dis, mon âme ? Où est-elle ? Qui est-elle ? Que fait-elle ? Pourquoi ? En ai-je une ? Pourquoi ? Qu’est-elle devenue ? A-t-elle grandi, elle aussi ? Pourquoi ? A quoi ressemble-t-elle ? A une gousse d’ail que l’on écrase dans un mortier ou à un balai que l’on remise derrière une porte ? Et pourquoi ? Va-t-elle pouvoir un jour chanter, danser, faire résonner ma carcasse comme des claquettes et battre ma peau comme celle d’un tambourin ? Elle est à l’abri depuis toujours, alors qu’elle voudrait avoir froid, je le sais. Oui, froid. Et faim et soif et joie et misère et vie de tout ce qui existe au-delà de cette porte en chêne clouté et qui n’existe pas pour moi, jamais, d’aucune façon, et dont je ne sais presque rien, hormis le ravitaillement dont tu me gaves, les ordres et les modes d’emploi que tu n’as cessé de me donner, la morale dont tu me graisses, les rênes dont tu me brides et les œillères dont tu m’aveugles.

Cent fois oui,j’aurais préféré être un de ces va-nu-pieds que tu méprises. J’aurais au moins appris la rugosité de la terre. Savoir la valeur de la subsistance que j’aurais arrachée au sol, ressentir la chaleur du soleil, les averses croulant sur ma tête nue.Tant de peuples relèvent la tête, acquièrent leur liberté, alors pourquoi pas moi ? Et quelle différence y-a-t-il entre mes propres enfants et moi ? Pourquoi ont-ils eu,eux, l’occasion de savoir d’où ils venaient, qui ils étaient, et vers quoi ils se dirigent – et pourquoi pas moi ? Parce que je suis une femme ? Parce que je suis ton épouse ? A ce compte-là, il fallait te marier avec ton propre portrait. Oui, monsieur, oui. Me voici à l’âge de trente-sept ans– et je vais te dire : je ne sais rien. Rien du peuple parmi lequel je suis née, de la terre qui m’a nourrie, rien de ma propre culture, de mes propres origines, de ma propre langue, de ma propre religion. Mais je mange. Oh! Ça, oui, je mange, je broute, les greniers sont pleins, l’argent coule à flots, je n’ai pas à me faire le moindre souci.»

Elle a encore haussé le ton jusqu’à se briser la voix et briser son océan contre ce rocher qui s’appelait son époux.

Driss Chraïbi, La Civilisation, ma Mère!…

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