la laideur

6 mai 2009 0 Par caroline-sarroul

Dans L’art à l’état gazeux, Yves Michaux constate que

 » Nous, hommes civilisés du XXI ème siècle, vivons les temps du triomphe de l’esthétique, de l’adoration de la beauté- les temps de son idolâtrie. Difficile et même impossible d’échapper à cet empire de l’esthétique.(…) Il faut que le monde déborde de beauté, et du coup, il déborde effectivement de beauté. »

Mais il constate aussi que « plus il ya de beauté, moins il y a d’oeuvres d’art »,  » moins il y a d’art, plus l’artistique se répand et colore tout, passant pour ainsi dire à l’état de gaz ou de vapeur et recouvrant toutes choses comme d’une buée »

Dans ce monde qui dégouline de beauté, accordez donc quelques instants d’attention à la laideur, que d’ordinaire vous fuyez du regard, en la regardant à travers ceci:   

  http://www.arte.tv/fr/Comprendre-le-monde/philosophie/2618232.html

« Un jour – j’avais sept ans – mon grand-père n’y tint plus : il me prit par la main, et dit que nous allions faire une promenade. Mais à peine avions-nous tourné le coin de la rue, il me poussa chez le coiffeur en me disant : « Viens, nous allons faire une surprise à ta mère. » J’adorais les surprises. Il y en avait tout le temps chez nous. Cachotteries amusées ou vertueuses, cadeaux inattendus, révélations théâtrales suivies d’embrassements : c’était le ton de notre vie. Quand on m’avait ôté l’appendice, ma mère n’en avait pas soufflé mot à Karl pour lui éviter des angoisses qu’il n’eût, de toute manière, pas ressenties. Mon oncle Auguste avait donné l’argent ; revenus clandestinement d’Arcachon, nous nous étions cachés dans une clinique de Courbevoie. Le surlendemain de l’opération, Auguste était venu voir mon grand-père : « Je vais, lui avait-il dit, t’annoncer une bonne nouvelle. » Karl fût trompé par l’affable solennité de cette voix : « Tu te remaries ! » « Non, répondit mon oncle en se souriant, mais tout s’est très bien passé. » « Quoi, tout ? », etc. Bref les coups de théâtre faisaient mon petit ordinaire et je regardai avec bienveillance mes boucles rouler le long de la serviette blanche qui me serrait le cou et tomber sur le plancher, inexplicablement ternies ; je revins glorieux et tondu.
Il y eu des cris, mais pas d’embrassements et ma mère s’enferma dans sa chambre pour pleurer : on avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait pis : tant qu’elles voltigeaient autour de mes oreilles ; mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de ma laideur. Déjà, pourtant mon oeil droit entrait dans le crépuscule. Il fallut qu’elle s’avouât la vérité. Mon grand-père semblait lui-même tout interdit ; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements. »
                                        

   Sartre, Les mots

 Pour compléter, ce documentaire intitulé Eloge de la laideur, toujours sur Arté:

http://plus7.arte.tv/fr/detailPage/1697660,CmC=2618784,scheduleId=2581440.html