Les tyrans sont-ils des hommes heureux?

28 octobre 2009 0 Par caroline-sarroul

 (1)Etre heureux, c’est dans un état de bien-être plaisant souvent associé au plaisir. (2) Même si le statut de tyran est politiquement et moralement condamnable puisque le tyran a pris le pouvoir par la force et l’exerce au mépris des lois et des hommes, force est de reconnaître qu’il a l’avantage de s’offrir de par sa position bien des satisfactions. Décidant de l’ordre des choses dans sa tyrannie, il peut changer en partie le monde plutôt que ses désirs au lieu de se résoudre à « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». La fin obtenue par le tyran est ce à quoi nous aspirons tous, même si les moyens peuvent être condamnables. C’est pourquoi dans le Gorgias de Platon, Polos s’étonne de l’attitude de Socrate contre les tyrans , en disant « il te serait indifférent d’être incapable de faire ce qui te plaît dans la cité et tu n’éprouverais aucune envie pour l’homme que tu verrais ainsi tuer qui il veut, le dépouiller de ses richesses et le jeter dans les fers. ». (3) Mais le bonheur n’est-il que le plaisir ? On peut en effet distinguer le bonheur du plaisir et de la joie, en ajoutant à leur intensité, la durée et la plénitude. Et dans ce cas, le tyran ne semble pas pouvoir malgré sa toute-puissance parvenir à cet état de totale satisfaction, ne serait-ce que parce que son désir de pouvoir est comme tout désir illimité et insatiable. Aussi on peut se demander si les tyrans sont vraiment des hommes heureux. C’est donc du problème de la nature du bonheur, de ses conditions et de la possibilité de sa réalisation chez le tyran, qui malgré son pouvoir reste un homme dont nous allons traiter. Nous nous demanderons donc si la tyrannie n’apporte pas des satisfactions au tyran, si elles suffisent pour autant à faire son bonheur et si le tyran n’est pas finalement comme tout homme un malheureux tyrannisé et même le plus malheureux des hommes?

 I. La tyrannie se définit par la concentration de tous les  pouvoirs dans les mains d’un seul homme et par l’exercice arbitraire de ce pouvoir sur fond de culte de la personnalité. Arbitraire, c’est-à-dire selon le bon  plaisir , les caprices du tyran. Dc , le tyran , c’est l’incarnation politique de la toute-puissance et le gouvernement du désir au mépris de l’intérêt général.

-on peut imaginer qu’on ne devient pas tyran par hasard, donc que c’est le résultat d’un désir profond enfin réalisé d’où satisfaction de l’œuvre aboutie, du but atteint, de l’effort récompensé.

-le pouvoir est au service des désirs du tyran qui ne rencontrent plus aucune résistance : plus de lois, la seule loi est celle de son désir; plus l’obstacle du désir des autres qui sont niés et à son service. Le tyran se retrouve avec une liberté naturelle aussi illimitée que ses pouvoirs. Il veut, il peut.

-le tyran est dans une situation de confort matériel, condition extérieure du bonheur supposée

-il est vénéré ou craint, peu importe, par ses sujets. Il désire dominer ; il domine et est obéi sans peine et même avec zèle ( peur de déplaire des sujets !). Il est certes haï des uns mais presque sacralisé, divinisé et même envié par d’autres. Il est en ce sens désiré et reconnu comme un sujet. 1er temps de la dialectique de Hegel.

Transition : Il a donc ici tous les signes extérieurs du bonheur, comme état de bien être et de plaisir. Mais on peut penser que le fait que l’on aille de plaisir en plaisir et qu’on ne satisfasse de notre bien-être, à moins d’une sage résignation, nous indique que la fin n’est pas encore atteinte. Or ce à quoi aspire tout homme, la fin des fins, c’est le bonheur. Donc cela nous invite à distinguer plaisir et bonheur. Le bonheur serait donc un état durable de pleine et intense satisfaction, un état de plénitude où on ne désire plus rien, car tous nos désirs sont comblés. Mais si le tyran était heureux, pourquoi tyrannise-t-il encore et toujours plus ? Ces excès ne trahissent-ils pas un bonheur incomplet, donc un état qui n’est pas le bonheur?

 II. L’absence de limites dans la tyrannie trahit l’insatisfaction du tyran ; insatisfaction qu’on peut expliquer de diffèrentes manières :

– le désir de pouvoir ne peut être satisfait : on n’a jamais assez de pouvoir.. 

– à tout avoir immédiatement, il n’a plus le plaisir de la chasse et se condamne à l’ennui

– il est seul , sans amour : reconnaissance non obtenue à tous les niveaux, solitude triste du tyran qui sans doute l’affecte, car « par nature l’homme est animal politique » Aristote

-si le tyran cherche à être reconnu, il n’obtient pas réellement satisfaction. Car il est aimé par contrainte et non liberté, il n’a face à lui que des sujets réduits à l’état d’objet incapables de le désirer . Il ne peut se reconnaître à travers le regard de ses sujets.

-« être tout-puissant et faire ce que l’on veut, ce n’est donc pas la même chose ». Socrate dans Gorgias, être tout puissant, c’est pouvoir satisfaire tous ses désirs. Mais ce qu’on désire ce n’est pas forcément ce qu’on veut. Ce qu’on veut, c’est le bien, ce qui est bon pour nous mais pour savoir ce qui est bon, il ne faut pas s’en référer au désir pour qui tout est bon à partir du moment où je le désire mais à la raison. Même si le tyran est aveuglé par la passion ou la folie, on peut penser que la partie raisonnable de son être ne peut être satisfaite. Donc la satisfaction est incomplète.

 III. A. tyran ou pas, l’homme reste un malheureux tyrannisé par ses désirs. Ou il désire sans cesse ou il s’ennuie de ne plus désirer (et c’est sans doute encore plus le cas du tyran !). C’est parce que le désir est un besoin ontologique née de la finitude de l’homme. De plus, le bonheur même que recherche tout homme est par définition inaccesssible car uniquement par contraste et en même temps voulu comme un état.

      B. le tyran est même le plus malheureux des hommes car :

— si le tyran est devenu tyran, cela s’explique peut-être par une souffrance première. La volonté d’être au pouvoir est peut-être une réponse à une non-reconnaissance au départ. Etre au pouvoir est une manière de s’affirmer, de se sentir exister et de chercher par la force une reconnaissance non obtenue par liberté. La cruauté dans l’exercice de ce pouvoir peut être un moyen de se soulager. C’est l’hypothèse de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation,  qui explique cela par le fait que le méchant est torturé par la Volonté, le Vouloir-vivre, le désir et n’arrive pas à trouver un objet qui puisse l’apaiser, alors il cherche un moyen indirect : « il cherche le soulagement par une voie indirecte ; il se soulage à contempler le mal d’autrui, et à penser que ce mal est l’effet de sa puissance à lui.  Ainsi le mal des autres devient proprement son but ; ce spectacle le berce ». Et, il illustre ses propos par Néron. Le tyran est esclave du vouloir vivre.

il est  dans la peur permanente de se voir renversé car son pouvoir tient par la force qui n’est que relativement absolu ; le tyran n’est pas Dieu, lui en déplaise. Si ses désirs sont satisfaits, son âme est troublée et soucieuse , et le bonheur est sans doute l’absence de troubles dans l’âme et le corps. C’est donc parce qu’il ne parvient pas au bonheur qu’il se complait dans le malheur des autres, comme effet de sa puissance ou plutôt de son impuissance à se maîtriser et à être pleinement satisfait de soi-même.

il est « un roi sans divertissement »  isolé et face à lui-même (Pascal) car il s’est coupé des autres hommes.