Voltaire, la fable de Crantor et le souverain bien

4 octobre 2009 0 Par caroline-sarroul

« De la chimère du souverain bien

Le bonheur est une idée abstraite composée de quelques sensations de plaisir. Platon, qui écrivait mieux qu’il ne raisonnait, imagina son monde archétype, c’est-à-dire son monde original, ses idées générales du beau, du bien, de l’ordre, du juste, comme s’il y avait des êtres éternels appelés ordre, bien, beau, juste, dont dérivassent les faibles copies de ce qui nous paraît ici-bas juste, beau et bon.

C’est donc d’après lui que les philosophes ont recherché le souverain bien, comme les chimistes cherchent la pierre philosophale; mais le souverain bien n’existe pas plus que le souverain carré ou le souverain cramoisi: il y a des couleurs cramoisies, il y a des carrés; mais il n’y a point d’être général qui s’appelle ainsi. Cette chimérique manière de raisonner a gâté longtemps la philosophie.

Les animaux ressentent du plaisir à faire toutes les fonctions auxquelles ils sont destinés. Le bonheur qu’on imagine serait une suite non interrompue de plaisirs une telle série est incompatible avec nos organes, et avec notre destination. Il y a un grand plaisir à manger et à boire, un plus grand plaisir est dans l’union des deux sexes; mais il est clair que si l’homme mangeait toujours, ou était toujours dans l’extase de la jouissance, ses organes n’y pourraient suffire; il est encore évident qu’il ne pourrait remplir les destinations de la vie, et que le genre humain en ce cas périrait par le plaisir.

Passer continuellement, sans interruption, d’un plaisir à un autre, est encore une autre chimère. Il faut que la femme qui a conçu accouche, ce qui est une peine; il faut que l’homme fende le bois et taille la pierre, ce qui n’est pas un plaisir.

Si on donne le nom de bonheur à quelques plaisirs répandus dans cette vie, il y a du bonheur en effet; si on ne donne ce nom qu’à un plaisir toujours permanent, ou à une file continue et variée de sensations délicieuses, le bonheur n’est pas fait pour ce globe terraqué: cherchez ailleurs.

Si on appelle bonheur une situation de l’homme, comme des richesses, de la puissance, de la réputation, etc., on ne se trompe pas moins. Il y a tel charbonnier plus heureux que tel souverain. Qu’on demande à Cromwell s’il a été plus content quand il était protecteur, que quand il allait au cabaret dans sa jeunesse, il répondra probablement que le temps de sa tyrannie n’a pas été le plus rempli de plaisirs. Combien de laides bourgeoises sont plus satisfaites qu’Hélène et Cléopâtre!

Mais il y a une petite observation à faire ici; c’est que quand nous disons: Il est probable qu’un tel homme est plus heureux qu’un tel autre, qu’un jeune muletier a de grands avantages sur Charles-Quint, qu’une marchande de modes est plus satisfaite qu’une princesse; nous devons nous en tenir à ce probable. Il y a grande apparence qu’un muletier se portant bien a plus de plaisir que Charles-Quint mangé de la goutte; mais il se peut bien faire aussi que Charles-Quint avec des béquilles repasse dans sa tête avec tant de plaisir qu’il a tenu un roi de France et un pape prisonniers, que son sort vaille encore mieux à toute force que celui d’un jeune muletier vigoureux.

Il n’appartient certainement qu’à Dieu, à un être qui verrait dans tous les coeurs, de décider quel est l’homme le plus heureux. Il n’y a qu’un seul cas où un homme puisse affirmer que son état actuel est pire ou meilleur que celui de son voisin: ce cas est celui de la rivalité, et le moment de la victoire.

Je suppose qu’Archimède a un rendez-vous la nuit avec sa maîtresse. Nomentanus a le même rendez-vous à la même heure. Archimède se présente à la porte; on la lui ferme au nez. et on l’ouvre à son rival, qui fait un excellent souper, pendant lequel il ne manque pas de se moquer d’Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse, tandis que l’autre reste dans la rue, exposé au froid, à la pluie, et à la grêle. Il est certain que Nomentanus est en droit de dire: « Je suis plus heureux cette nuit qu’Archimède, j’ai plus de plaisir que lui; mais il faut qu’il ajoute: « Supposé qu’Archimède ne soit occupé que du chagrin de ne point faire un bon souper, d’être méprisé et trompé par une belle femme, d’être supplanté par son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle, et le froid. » Car si le philosophe de la rue fait réflexion que ni une catin ni la pluie ne doivent troubler son âme; s’il s’occupe d’un beau problème, et s’il découvre la proportion du cylindre et de la sphère, il peut éprouver un plaisir cent fois au-dessus de celui de Nomentanus.

Il n’y a donc que le seul cas du plaisir actuel et de la douleur actuelle, où l’on puisse comparer le sort de deux hommes, en faisant abstraction de tout le reste. Il est indubitable que celui qui jouit de sa maîtresse est plus heureux dans ce moment que son rival méprisé qui gémit. Un homme sain qui mange une bonne perdrix a sans doute un moment préférable à celui d’un homme tourmenté de la colique; mais on ne peut aller au delà avec sûreté; on ne peut évaluer l’être d’un homme avec celui d’un autre; on n’a point de balance pour peser les désirs et les sensations.

Nous avons commencé cet article par Platon et son souverain bien nous le finirons par Solon, et par ce grand mot qui a fait tant de fortune: « Il ne faut appeler personne heureux avant sa mort. » Cet axiome n’est au fond qu’une puérilité, comme tant d’apophthegmes consacrés dans l’antiquité. Le moment de la mort n’a rien de commun avec le sort qu’on a éprouvé dans la vie; on peut périr d’une mort violente et infâme, et avoir goûté jusque-là tous les plaisirs dont la nature humaine est susceptible. Il est très possible et très ordinaire qu’un homme heureux cesse de l’être: qui en doute? mais il n’a pas moins eu ses moments heureux.

Que veut donc dire le mot de Solon? qu’il n’est pas sûr qu’un homme qui a du plaisir aujourd’hui en ait demain? en ce cas, c’est une vérité si incontestable et si triviale, qu’elle ne valait pas la peine d’être dite.

Le bien-être est rare. Le souverain bien en ce monde ne pourrait-il pas être regardé comme souverainement chimérique? Les philosophes grecs discutèrent longuement à leur ordinaire cette question. Ne vous imaginez-vous pas, mon cher lecteur, voir des mendiants qui raisonnent sur la pierre philosophale?

Le souverain bien! quel mot! autant aurait-il valu demander ce que le souverain bleu, ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le souverain lire, etc.

Chacun met son bien où il peut, et en a autant qu’il peut à sa façon, et à bien petite mesure.  […]
 

Le plus grand bien est celui qui vous délecte avec tant de force, qu’il vous met dans l’impuissance totale de sentir autre chose, comme le plus grand mal est celui qui va jusqu’à nous priver de tout sentiment. Voilà les deux extrêmes de la nature humaine, et ces deux moments sont courts.

Il n’y a ni extrêmes délices ni extrêmes tourments qui puissent durer toute la vie: le souverain bien et le souverain mal sont des chimères.

Nous avons la belle fable de Crantor; il fait comparaître aux jeux olympiques la Richesse, la Volupté, la Santé, la Vertu; chacune demande la pomme. La Richesse dit: « C’est moi qui suis le souverain bien, car avec moi on achète tous les biens: » la Volupté dit: « La pomme m’appartient, car on ne demande la richesse que pour m’avoir; » la Santé assure: « que sans elle il n’y a point de volupté, et que la richesse est inutile; » enfin la Vertu représente qu’elle est au-dessus des trois autres, parce qu’avec de l’or, des plaisirs et de la santé, on peut se rendre très misérable si on se conduit mal. La Vertu eut la pomme.

La fable est très ingénieuse; elle le serait encore plus si Crantor avait dit que le souverain bien est l’assemblage des quatre rivales réunies, vertu, santé, richesse, volupté: mais cette fable ne résout ni ne peut résoudre la question absurde du souverain bien. La vertu n’est pas un bien: c’est un devoir: elle est d’un genre différent, d’un ordre supérieur. Elle n’a rien à voir aux sensations douloureuses ou agréables. Un homme vertueux avec la pierre et la goutte, sans appui, sans amis, privé du nécessaire, persécuté, enchaîné par un tyran voluptueux qui se porte bien, est très malheureux; et le persécuteur insolent qui caresse une nouvelle maîtresse sur son lit de pourpre est très heureux. Dites que le sage persécuté est préférable à son indigne persécuteur; dites que vous aimez l’un, et que vous détestez l’autre; mais avouez que le sage dans les fers enrage. Si le sage n’en convient pas, il vous trompe, c’est un charlatan. »

Voltaire.