"Connais-toi toi-même"

3 novembre 2009 0 Par caroline-sarroul

1.  » Quel est le sens, quel est l’auteur du précepte sacré qui est inscrit sur le temple d’Apollon, et qui dit à celui qui vient implorer le Dieu : Connais-toi toi-même? Il signifie, ce semble, que l’homme qui s’ignore lui-même ne saurait rendre au Dieu des hommages convenables ni en obtenir ce qu’il implore. Soit que ce précepte, si utile pour l’homme dans toutes les circonstances de la vie, ait pour auteur Phémonoé , qui passe pour avoir transmis la première aux hommes les oracles d’Apollon, ou Phanothéa, fille de Delphus; soit que Bias, ou Thalès, ou Chilon l’ait Inscrit sur le temple, par suite d’une inspiration divine; soit que Chilon, comme le prétend Cléarque, ayant demandé à Apollon ce qu’il était le plus utile aux hommes d’apprendre, en ait reçu pour réponse « Connais- toi toi-même »; soit que ce précepte ait été inscrit sur le temple avant l’époque de Chilon, comme le dit Aristote dans ses livres sur la philosophie; dans tous les cas, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur l’origine de ce précepte, il faut admettre que,  puisqu’il est inscrit sur le temple de Delphes, il a été ou dit ou inspiré par le Dieu. Il nous reste donc à examiner ce qu’il signifie, et ce qu’au nom d’Apollon il nous prescrit de faire avant de nous purifier par l’eau lustrale. »

2.  » Peut-être le précepte « Connais-toi toi-même » équivaut-il à Sois tempérant, c’est-à-dire Conserve la sagesse : car la tempérance est une espèce de conservation de la sagesse . En ce cas, Apollon parlerait de la sagesse et de la cause de la sagesse en nous prescrivant de nous conserver nous-mêmes. Si telle est la pensée du Dieu, il nous faut connaître quelle est notre essence.—D’autres philosophes, qui admettent que l’homme est un petit monde, disent que le précepte d’Apollon commande sans doute de se connaître soi- même, mais que, l’homme étant un petit monde, la prescription de se connaître soi-même équivaut à celle de se livrer à l’étude de la philosophie. Si donc nous voulons nous livrer à l’étude de la philosophie sans nous égarer, appliquons-nous à nous connaître nous-mêmes, et nous arriverons à la droite philosophie en nous élevant de la conception de nous-mêmes à la contemplation de l’univers. — Sans doute on a raison de dire que nous concluons de ce qui est en nous à tout ce qui est hors de nous, et qu’après nous être cherchés et nous être trouvés nous-mêmes, nous passons facilement à la contemplation de l’univers ; peut-être cependant Apollon nous ordonne-t-il de nous étudier nous-mêmes moins pour arriver à posséder la philosophie que pour atteindre un but plus relevé, en vue duquel nous étudions la philosophie elle-même. En effet, si nous nous appliquons à la philosophie, c’est parce que nous avons de l’inclinaison pour la sagesse et que nous aimons la spéculation. Or, le zèle que nous mettons à accomplir le précepte Connais-toi toi-même nous conduit au véritable bonheur, qui a pour conditions l’amour de la sagesse, la contemplation du Bien, laquelle est le fruit de la sagesse, et la connaissance des êtres véritables. Dans ce cas, le Dieu nous ordonne de nous connaître nous-mêmes, non pour nous livrer à l’étude de la philosophie, mais pour arriver au bonheur par l’acquisition de la sagesse. En effet, trouver notre essence réelle, la connaître véritablement, c’est acquérir la sagesse ; or, le propre de la sagesse est d’avoir la science véritable de l’essence réelle des choses, et la possession de la sagesse conduit au véritable bonheur. »

3. « Comme en descendant ici-bas nous revêtons l’homme extérieur, et que nous tombons dans l’erreur de croire que ce qu’on voit de nous est nous-mêmes, le précepte Connais-toi toi-même est fort propre à nous faire connaître quelles facultés constituent notre essence. Platon, en mentionnant dans le Philèbe le précepte Connais-toi toi-même, distingue trois espèces d’ignorance à cet égard. L’ignorance de soi-même est donc un mal sous tous les rapports, soit qu’ignorant la grandeur et la dignité de l’homme intérieur, on rabaisse ce divin principe, soit qu’ignorant la bassesse naturelle de l’homme extérieur on ait le tort de s’en glorifier. C’est qu’alors on ne sait pas que la nature se joue de toute chose mortelle,

« Comme, sur les bords de la mer, un enfant
Qui a, de ses mains délicates, élové des édifices de sable
Les pousse ensuite du pied et les confond en se jouant . »

 Homère, Iliade, XV

Ainsi, quiconque, par ignorance de soi-même, exalte son extérieur glorifie plus qu’elle ne le veut la nature qui l’a formé : car il admire comme des chefs-d’œuvre des choses que la nature fait en se jouant, tandis que celle-ci parait estimer chacune de ces choses à sa véritable valeur et ne partage pas l’erreur de ceux qui exaltent ses dons outre mesure. Le précepte Connais-toi toi-même s’applique donc à l’appréciation de toutes nos facultés, puisqu’il nous commande de connaître la mesure de chaque chose. Ce précepte semble signifier qu’il faut connaître notre âme et notre intelligence, parce qu’elles constituent notre essence. Enfin, nous connaître parfaitement nous-mêmes, c’est tout à la fois nous connaître nous-mêmes [c’est-à-dire notre âme], connaître ce qui est nôtre [c’est-à-dire notre corps] et ce qui se rapporte à ce qui est nôtre.

 Platon a raison de nous recommander dans le Philèbe de nous séparer de tout ce qui nous entoure et nous est étranger, afin de nous connaître nous-mêmes à fond, de savoir ce qu’est l’homme immortel et ce qu’est l’homme extérieur, image du premier, et ce qui appartient à chacun d’eux. A l’homme intérieur appartient l’intelligence parfaite; elle constitue l’homme même, dont chacun de nous est l’innée. A l’homme extérieur appartient le corps avec les biens qui le concernent. Il faut savoir quelles sont les facultés propres à chacun de ces deux hommes et quels soins il convient d’accorder à chacun d’eux, pour ne pas préférer la partie mortelle et terrestre à la partie immortelle, et devenir ainsi un objet de pitié et de risée dans la tragédie et la comédie de cette vie insensée, enfin pour ne pas prêter à la partie immortelle la bassesse de la partie mortelle et devenir misérables et injustes par ignorance de ce que nous devons à chacune de ces deux parties . »

  


 

 

 

  Ces trois fragments de Porphyre, philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin, sont extraits du Florilegium de Stobée, tit. xxi, § 26, 27, 28, éd. Gaisford.

Tableau: René Magritte, La reproduction interdite, 1937