La société marchande fait-elle le bonheur ?

18 novembre 2009 0 Par caroline-sarroul


Le bonheur est d’abord un état de bien-être, un état de plaisir. La société marchande, c’est-à-dire fondée sur des échanges de marchandises. Une marchandise est une  production de l’activité humaine qui a un prix , correspondant à sa valeur d’usage ( valeur intrinsèque) et/ou à sa valeur d’échange ( valeur extrinsèque), l’une ne correspondant pas à l’autre nécessairement comme le montre le paradoxe de l’eau et du diamant de Smith. Dans le premier cas, la marchandise correspond à un besoin et dans l’autre à un jeu d’offre et demande, donc à des désirs.  On peut donc considérer que les marchandises répondent à des besoins et des désirs, et en cela participent à notre bien-être. Mais si le bonheur est le plaisir, le plaisir n’est pas le bonheur sauf s’il est intense, total et durable. Ce n’est que si tous mes désirs sont satisfaits que je suis heureux, or il semble que la société marchande ne puise combler tous nos désirs, leurs objets n’étant pas des marchandises. On peut ici penser au désir de vérité ou de connaissances ou d’amour. (ce sujet présuppose qu’il y a une seule et unique définition du bonheur et que celui-ci peut être fait, donc dépend des conditions extérieures et est accessible) Aussi on peut se demander si la société marchande fait vraiment le bonheur. C’est donc du problème des conditions favorables au bonheur, mais aussi de son contenu et des pouvoirs de la société marchande dont nous allons traiter. Aussi on peut se demander si cette société marchande n’est pas une promesse de plaisirs, si pour autant elle peut nous combler et si paradoxalement on ne s’en contente pas pour être heureux.

I. la société marchande comme facteur de bien-être et de plaisir

– cette société marchande est une sorte de mutualisation des moyens, qui permet à chacun de sortir d’une autarcie précaire et contraignante ; on peut ainsi satisfaire plus aisément ses besoins ( « désirs naturels et nécessaires à la conservation de la vie » selon Epicure. Une vie de misère produit un souci, une inquiétude qui est difficilement compatible avec un état de sérénité face à l’avenir, que semble aussi suggérer l’idée de bonheur ( ataraxie)

– cette société satisfait non seulement nos besoins, mais aussi nos désirs. L’offre et la demande étant liées, cette société étant tournée vers le profit, elle multiplie les réponses à nos désirs. Tout semble à portée de mains, de porte-monnaie.

– cette société marchande satisfait notre besoin et désir naturel de « trafiquer » comme le disait Smith et en cela correspond aussi bien à notre nature prométhéenne qu’à notre nature d’être d’échanges (à tous les niveaux). Les liens économiques peuvent être générateurs ou du moins l’occasion d’autres liens, dont l’homme ne peut se passer, sans l’autre, nous ne pourrions être nous. On peut aussi souligner ici comme Montesquieu l’effet pacificateur de l’échange marchand, même si ce n’est que l’intérêt qui parle. En se souciant de son intérêt, on participe indirectement à l’intérêt général ( théorie de la main invisible)

Mais tous ces plaisirs et satisfactions suffisent-elles à faire le bonheur qui exige en plus de l’intensité dans le plaisir, la durée et la plénitude, et cette société marchande ne peut-elle pas même aggraver notre malheur par ses effets pervers ?

II. Elle ne suffit pas au bonheur et peut même aggraver le malheur

– cette société marchande peut correspondre au bonheur de certains, mais pas de tous. La richesse, les plaisirs peuvent être les objectifs principaux de certains (le bonheur est subjectif) au point qu’ils s’en contentent mais pas de tous. D’où la tentation pour certains de les condamner et de les fuir pour un autre choix de vie et d’autres aspurations. La société marchande ne fait pas alors LE bonheur mais UN bonheur.

Mais on peut se demander si même pour eux leur bonheur est accessible, car comme le souligne Aristote le désir de la richesse ne peut être comblé (désir ni nécessaire, ni naturel donc illimité) et la recherche du plaisir ne peut être comblée par cette société, qui d’ailleurs ne vit que de l’insatiabilité du désir, qu’elle s’efforce même de la « nourrir » en quelque sorte, et des frustrations qu’elle génère : la facilité de la prise gâche le plaisir des uns ( Pascal), leur possession finit par les ennuyer et ne plus les divertir, et la privation des autres les frustrent à cause du désir mimétique, leur donne un sentiment d’injustice. D’où une frénésie de consommation, d’échanges, de luttes, signes d’insatisfaction. En nous confrontant sans cesse à la réalité, il nous ramène à la relativité des choses et favorise une « dé-cristallisation » douloureuse ou on coupe les ailes du désir, en nous faisant croire que c’est dans les choses matérielles que nous trouverons ce que nous cherchons ( échelle des beautés de Platon).

le matérialisme crée des contraintes, comme la  peur de perdre, de ne pas avoir assez, qui font qu’on ne peut s’avancer sereinement vers l’avenir quand le superflu est devenu nécessaire au mépris même parfois du nécessaire. On s’attache à des choses qui ne dépendent pas que de nous.

– hormis pour le passionné de richesse et de consommation, qui n’a pas plus que ce désir compulsif, même celui qui voient là ses principaux désirs, en a aussi d’autres qui ne peuvent être comblés par la société marchande. On peut penser au désir de trouver sa moitié, aux désirs de l’âme, ou au désir de reconnaissance qui reste frustré. On peut aussi penser au faux-lien que crée l’échange marchand ou aux liens qu’il détruit ( cf ; texte de Montesquieu ). Tout s’achète, tout se vend plus rien de ne se donne ou ne se fait sans intérêt.

– cette société marchande dans son appétit de production et de profit entraîne aussi des changements dans le monde du travail, on peut ici penser à l’aliénation du travail entraînée par l’organisation scientifique du travail, qui prive le travailleur du « cogito pratique » de Hegel.

Tout ceci souligne à quel point la société marchande ne suffit pas à faire le bonheur, même de ceux qui s’en accommoderaient .Mais on peut se demander si quoiqu’on en dise, elle ne finira pas par le faire ?

III Elle ne fait pas le bonheur, mais le bonheur finira par s’y faire

– nous disions peut-être de manière angélique que tout ne s’achète pas, mais Marx est moins optimiste ( et on pourrait ajouter même l’art)

– nous disions que l’homme a en tant qu’homme de plus hautes aspirations que le bien-être matériel mais Tocqueville soulignait déjà  que sur fond de société démocratique (donc non aristocratique) ayant la passion de l’égalité ( et même de l’égalitarisme), il se pourrait bien que la passion du bien être matériel finisse par gagner toute la société de bas en haut et donc finisse par s’imposer comme la seule conception possible du bonheur, que les « moments de relâche où l’âme semble briser tout à coup les liens matériels qui la retiennent et s’échapper impétueusement vers le ciel » se fassent de plus en plus rares ( d’autant que le ciel est devenu vide pour beaucoup)

– nous disions que l’homme reste homme avec ses valeurs, mais on peut penser que cette société marchande dans une logique effrénée de profit pourrait bien nous faire basculer dans la Barbarie, s’il y a inversion, confusion des ordres comme l’explique Comte-Sponville dans le capitalisme est-il moral ?

Donc nous avons vu que la société marchande malgré les satisfactions et plaisirs qu’elle pouvait apporter ne pouvait faire ni le bonheur de ses adeptes, ni celui de l’homme. Mais nous avons remarqué qu’il se pourrait que si cette société triomphe, elle puisse imposer sa définition du bonheur et nous y réduire. Donc la société marchande ne fait pas encore le bonheur mais pourrait finir par le faire.

Textes pour le III

  1. « L’argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et de s’approprier tous les objets, est par conséquent l’objet dont la possession est la plus éminente de toutes. Universalité de sa qualité est la toute-puissance de son être ; il est donc considéré comme l’être tout-puissant. L’argent est l’entremetteur entre le besoin et l’objet, entre la vie et le moyen de vivre de l’homme. Mais ce qui me sert de médiateur pour ma propre vie me sert également de médiateur pour l’existence d’autrui. Mon prochain, c’est l’argent. (…) Ce que je peux m’approprier grâce à l’argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d’argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n’est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m’acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l’argent. Personnellement je suis paralytique mais l’argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l’argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L’argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon ; au surplus, l’argent m’évite la peine d’être malhonnête et l’on me présume honnête. Je n’ai pas d’esprit, mais l’argent étant l’esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d’esprit ? Il peut en outre s’acheter les gens d’esprit, et celui qui est le maître des gens d’esprit n’est-il pas plus spirituel que l’homme d’esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l’argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? Si l’argent est le lien qui me relie à la vie humaine, à la société, à la nature et aux hommes, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens ? Shakespeare fait ressortir surtout deux propriétés de l’argent : C’est la divinité visible, la métamorphose de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelles des choses. L’argent concilie les incompatibilités. C’est la prostituée universelle, l’entremetteuse générale des hommes et des peuples. »                  Marx, Manuscrits de 1844
  2. « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre, et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent. L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres. »  Montesquieu
  3. « Lorsque, au contraire, les rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l’envie d’acquérir le bien-être se présente à l’imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l’esprit du riche. Il s’établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances, et pas assez pour s’en contenter. Ils ne se les procurent jamais qu’avec effort et ne s’y livrent qu’en tremblant. Ils s’attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces jouissances si précieuses, si incomplètes et si fugitives. Je cherche une passion naturelle à des hommes que l’obscurité de leur origine ou la médiocrité de leur fortune excitent et limitent, et je n’en trouve point de mieux appropriée que le goût du bien-être. La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devient prépondérante avec elle. C’est de là qu’elle gagne les rangs supérieurs de la société et descend jusqu’au sein du peuple. Je n’ai pas rencontré, en Amérique, de si pauvre citoyen qui ne jetât un regard d’espérance et d’envie sur les jouissances des riches, et dont l’imagination ne se saisit à l’avance des biens que le sort s’obstinait à lui refuser. D’un autre côté, je n’ai jamais aperçu chez les riches des États-Unis ce superbe dédain pour le bien-être matériel qui se montre quelquefois jusque dans le sein des aristocraties les plus opulentes et les plus dissolues. La plupart de ces riches ont été pauvres ; ils ont senti l’aiguillon du besoin ; ils ont longtemps combattu une fortune ennemie et, maintenant que la victoire est remportée, les passions qui ont accompagné la lutte lui survivent; ils restent comme enivrés au milieu de ces petites jouissances qu’ils ont poursuivies quarante ans. Ce n’est pas qu’aux États-Unis, comme ailleurs, il ne se rencontre un assez grand nombre de riches qui, tenant leurs biens par héritage, possèdent sans efforts une opulence qu’ils n’ont point acquise. Mais ceux-ci mêmes ne se montrent pas moins attachés aux jouissances de la vie matérielle. L’amour du bien-être est devenu le goût national et dominant ; le grand courant des passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours. »  Tocqueville, De la démocratie en Amérique , 1840.