Les 3 ordres de Pascal dans les Pensées

22 novembre 2009 0 Par caroline-sarroul

Il y a trois  » ordres  » : l’ordre des corps, l’ordre des esprits, l’ordre de la charité.

Un Ordre, c’est un niveau de réalité ou un plan d’existence.

  1. Chair : Pascal désigne par ce terme non pas la « chair « au sens physique du terme, mais l’opposé de l’esprit ; il établit un lien entre chair et concupiscence. Raison : faculté de l’Universel. Son pouvoir doit être relativisé. La raison, en effet, est discursive : elle ne permet donc pas de saisir ce qui est au delà du discours, l’indicible. La foi dépasse la raison mais sans la contredire  » Et c’est sur ces connaissances du coeur et de l’instinct qu’il faut que la raison se fonde, et qu’elle y fonde tout son discours  » (B.282 ) Coeur : (du latin cor, viscère, puis, par extension, siège des sentiments) . Chez Pascal le coeur désigne une connaissance immédiate, intuitive qui nous donne accès à Dieu directement, mais aussi aux axiomes, aux premiers principes de la connaissance. Le coeur est égalementla faculté qui nous permet de saisir ce qui est singulier (comme l’intuition chez Bergson) (Pensée 282)
    Charité : Amour désintéressé d’autrui inspiré par l’amour de Dieu.

  

Les pensées, Section IV, Des moyens de croire

248  La foi est différente de la preuve; l’une est humaine, l’autre est le don de Dieu. Justus ex fide vivit Ro.1:17 c’est de cette foi que Dieu lui-même met dans le coeur, dont la preuve est souvent l’instrument, fides ex auditu Ro.10:17, mais cette foi est dans le coeur, et fait dire non scio, mais credo.

252 La raison agit avec lenteur. Le sentiment n’agit pas ainsi: il agit en un instant, et toujours prêt à agir. il faut donc mettre notre foi dans le sentiment; autrement elle sera toujours vacillante.

 253 Deux excès: exclure la raison, n’admettre que la raison

265  La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient. Elle est au-dessus, et non pas contre.

 267 La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles?

273 Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux, et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule.

275 Les hommes prennent souvent leur imagination pour leur coeur; et ils croient être convertis dès qu’ils pensent à se convertir

277 Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point.

 278 C’est le coeur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce qu’est la foi, Dieu sensible au coeur, non à la raison.

279 La foi est un don de Dieu; ne croyez pas que nous disions que c’est un don de raisonnement.

280 Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer!

282 Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison (dans le sens de raisonnement) mais encore par le coeur. Ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de coeur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la leur donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de coeur, sans quoi la foi n’est qu’humaine, et inutile pour le salut.

  

 

« Se moquer de la philosophie ?

Pourtant Pascal écrit « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher» (B. 4). Si la philosophie est amour de la sagesse, la vraie sagesse serait de ne pas s’en laisser conter par ce qu’on appelle philosophie depuis Platon. Pascal entend ôter à la philosophie un prestige emprunté : « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes, et, comme les autres, riant avec leurs amis ; et, quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l’ont fait en se jouant » (B. 331). Il entend surtout mettre au jour son insuffisance essentielle. Un texte ici est capital, c’est L’Entretien avec M. de Saci, compte-rendu (que l’on suppose fidèle) d’un entretien que Pascal, nouveau « converti », eut à Port-Royal avec M. Le Maître de Saci. L’idée directrice en est que toute l’histoire de la philosophie (où l’on voit se combattre des doctrines opposées) peut se ramener au conflit entre Épictète et Montaigne, « les deux plus célèbres défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison, puisqu’on ne peut suivre qu’une de ces deux routes, savoir : ou qu’il a un Dieu, et alors il y place son souverain bien ; ou qu’il est incertain, et qu’alors le vrai bien l’est aussi, puisqu’il en est incapable » (éd. Brunschvicg des Pensées et Opuscules, p. 159). D’un côté, le stoïcisme orgueilleux, qui a bien connu la grandeur de l’homme et l’étendue de ses devoirs ; mais Épictète ignore l’impuissance de l’homme, sa faiblesse essentielle ; aussi le stoïcisme est-il d’une « superbe diabolique » (B. p. 150; superbe signifie orgueil). D’un autre côté, le scepticisme aimable et subtil de Montaigne, « doute qui doute de soi et ignorance qui s’ignore » (p. 151) a bien connu la fragilité et l’inconséquence de la raison humaine ; mais ce scepticisme conduit à la lâcheté, faute d’avoir conscience de la grandeur de l’homme.

Ainsi l’ opposition philosophique de Montaigne et Épictète exprime-t-elle le conflit de deux vices, la paresse et l’orgueil. Il ne s’agit donc pas de deux points de vue complémentaires, mais bien d’une contradiction entre des positions fondamentales. Cette contradiction, Pascal entend la résoudre : « la source des erreurs de ces deux sectes est de n’avoir pas su que l’état de l’homme à présent diffère de celui de sa création » (p. 159). Cette solution est de nature religieuse : c’est au dogme chrétien du péché originel que songe Pascal (dogme selon lequel, par sa révolte contre Dieu, Adam aurait corrompu ses facultés et celles de ses descendants, c’est-à-dire de tous les hommes). Ainsi l’homme est à la fois grand (par les restes en lui de la nature d’Adam avant le péché) et misérable (de par la corruption de cette nature). Épictète « remarquant quelques traces de sa première grandeur et ignorant sa corruption » est conduit à l’orgueil ; Montaigne « éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité » est précipité dans la lâcheté (pp. 159-160). Chacun des deux a raison dans ce qu’il affirme, mais tort de s’en tenir à cette vérité unilatérale : une vérité partielle est une fausseté (Pascal revient très souvent sur cette idée). Ne suffirait-il pas alors de les ajouter l’un à l’autre? Non, car « il ne résulterait de leur assemblage qu’une guerre et qu’une destruction générale : car l’un établissant la certitude, l’autre le doute, l’un la grandeur de l’homme, l’autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l’un de l’autre» (p. 160).

La philosophie ne peut combiner de solution à cette antinomie violente de la grandeur et de la misère intellectuelle et morale de l’homme. La religion seule peut, selon Pascal, apporter « la paix ». Mais il convient d’abord d’éprouver plus à fond l’impuissance de la raison humaine à résoudre ce problème.

Critique de la raison déchue

Une chose est de considérer la philosophie comme étant en guerre contre elle-même (conflit représenté par celui d’Épictète et Montaigne), autre chose est de montrer qu’il est impossible qu’apparaisse jamais une philosophie capable de « dépasser » ce conflit, en le comprenant. Pour ce faire, Pascal va analyser l’instrument même de la philosophie, la raison, afin de montrer que la raison est incapable de se comprendre elle-même.

Il commence par reprendre largement les thèmes sceptiques popularisés par Montaigne : la raison est soumise aux caprices de l’imagination, de la mémoire, de la vanité, des tromperies des sens. « Plaisante raison qu’un vent manie, et a tout sens » (B. 82).

Plus original est le refus pascalien de considérer la raison comme l’instrument par excellence de la connaissance : «Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le coeur » (B. 282). Coeur ne désigne pas le caprice individuel (ce que Pascal appelle la fantaisie), mais une puissance positive, naturelle et commune a tous les hommes. C’est le coeur qui nous donne la connaissance des premiers principes, des axiomes dont l’Esprit géométrique nous expliquait qu’ils ne pouvaient être démontrés. « Le coeur sent qu’i! y a trois dimensions dans l’espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies » (ibid.). Coeur et raison n’ont d’ailleurs pas la même portée ; le coeur a sur la raison un double avantage ; d’une part il la précède (la raison vient ensuite : elle raisonne sur des principes que préalablement le coeur lui a fournis) ; d’autre part et surtout, les connaissances du coeur sont plus fermes que celles de la raison : « La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu’i!s soient toujours présents, qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare, manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. » (B. 252).

Ce raisonnement est ainsi une véritable autocritique de la raison : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent; elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela » (B. 267).

La raison soumise – et éclairée

Il faut toutefois rendre raison de la faiblesse de la raison. Toutes les contradictions que l’on peut relever entre la raison et les sens, la mémoire, l’opinion ou l’imagination indiquent en effet que la raison manque de force et de portée : la raison n’est pas suffisamment raisonnable, elle est faible. Faible, mais non pas impuissante absolument. « Instinct. Raison. Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme » (B. 395). Ce fragment juxtapose deux phrases : c’est une simple description de la faiblesse et de la grandeur. Mais la juxtaposition n’explique rien, c’est elle au contraire qui a besoin d’être expliquée. Explication proposée par le fragment B. 344 : «Instinct et raison, marques de deux natures.» C’est là plus qu’une description, puisque pour Pascal la dualité de natures renvoie évidemment à l’idée chrétienne des deux natures d’Adam (sa nature d’avant le péché, sa nature corrompue d’après le péché); nous retrouvons ainsi le dogme chrétien comme explication ultime. Et Pascal n’hésite pas à écrire, au sujet de la «véritable religion » : « il faut donc qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contradictions » (B. 430). Rendre raison, c’est la tâche propre de la philosophie ; ici la religion semble lancer un défi à la philosophie, et la combattre sur son propre terrain, celui du « rendre raison ». Pour Pascal, l’issue de la lutte ne fait aucun doute : la philosophie est incapable de rendre raison de ces contradictions ; mais la religion le peut : le péché d’Adam, c’est qu’il a voulu se rendre centre de lui-même » et indépendant de Dieu (ibid.); or, le fragment 477 souligne qu’’ il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre » ; ainsi la faute d’Adam est ce qui désordonne l’humanité en l’homme.

Ce discours toutefois n’est pas un raisonnement de plus, à ajouter aux innombrables raisonnements des philosophes. C’est la parole même de Dieu : « Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que l’homme passe infiniment l’homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu » (B. 434). Ce n’est pas par ses propres forces que la raison rend raison de sa faiblesse, mais parce que Dieu a bien voulu nous donner le mot de l’énigme. C’est pourquoi il faut écouter Dieu en se taisant (écouter Dieu, c’est-à-dire méditer la Bible et mener une vie de chrétien). Le dogme du péché originel est un mystère, difficilement compréhensible ; mais «l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme» (ibid.). D’une certaine manière, en acceptant le mystère qui la limite, la raison gagne encore, « de sorte que ce n’est pas par les superbes agitations de notre raison, mais par la simple soumission de la raison, que nous pouvons véritablement nous connaître » (ibid.). Notons la fin du texte : Pascal écrit «nous connaître », non «nous sauver» ; c’est bien une tâche philosophique, celle de la connaissance, que remplit ici la religion.

Le Christ comme réponse à la question : «Qu’est-ce que l’homme?»

N’oublions pas toutefois que les Pensées étaient des matériaux pour une Apologie du christianisme. Le rôle philosophique de la religion ne fait que préparer son rôle religieux. Pour se rendre aimable il faut que la religion promette le bonheur : l’analyse pascalienne de la connaissance se redouble dans une anaIyse symétrique du bonheur. De même que nous avons une idée de la vérité sans pouvoir l’atteindre, de même nous avons une idée du bonheur sans pouvoir y arriver (B.425 et 434). C’est que nous avons perdu Dieu, notre vrai Bien : «car la nature est telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme, et une nature corrompue » (B.441). Mais ce Dieu perdu veut nous sauver : pour ce faire il envoie le Christ afin de racheter les hommes. Ce point central de la religion chrétienne est capital pour comprendre la pensée de Pascal. Le Christ lui aussi possède deux natures : il est Dieu et homme, Homme-Dieu. Mais, au lieu que ces deux natures se contredisent, elles sont unies et réconciliées. L’homme est séparé de lui-même, en guerre avec lui-même ; le Christ est médiateur : médiateur, en lui-même, entre la nature humaine et la nature divine; médiateur entre Dieu et les hommes ; médiateur entre moi-même et moi-même. «Il y a donc un grand nombre de vérités de foi et morale qui semblent répugnantes (c’est-à-dire contradictoires, dans le vocabulaire du XVIIe siècle) et qui subsistent toutes dans un ordre admirable» (B. 862), car «en Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées » (B.684; cf. aussi B.556). Pascal écrit même «nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ » (B.548) ; là encore, c’est de connaissance qu’il est question. Nous n’insistons pas sur les évidentes résonances religieuses de ces textes, au demeurant fort nombreux (et souvent moins lus que les fragments moins directement religieux des Pensées). Mais du seul point de vue de l’ordre et de la connaissance, Jésus-Christ joue chez Pascal un rôle capital : il est la réponse à la question «qu’est-ce que l’homme?», puisque c’est en se tournant vers lui que l’homme peut se comprendre lui-même. Dans le Christ, l’ordre perdu par Adam se trouve rétabli. Le salut dépend sans doute de la grâce divine ; mais du moins l’homme est-il pensable et concevable, en Jésus-Christ, centre et pivot de la pensée de Pascal.

C’est par rapport à cette solution que représente le Christ qu’il faut comprendre les termes mêmes dans lesquels Pascal pose le problème ; comme le remarque Léon Brunschvicg à propos de la lettre de Pascal sur la mort de son père, « pour être capable d’aborder le problème dans ses termes exacts, il faut que déjà nous en possédions la solution » (Pascal et Descartes lecteurs de Montaigne, p. 161). Ainsi, la description des misères de l’homme sans Dieu est apologétique, en tant qu’elle est pensée à partir de Jésus-Christ. Le célèbre fragment des deux infinis (B.72) présente un monde décentré, «sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part» ; c’est dire qu’il n’y a plus de centre, que l’homme n’est plus en proportion avec la nature. «Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout.» Il est frappant que cette disproportion entre l’homme et la nature soit présentée par Pascal comme analogique de l’ordre imparfait de la géométrie : «Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches ; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux-mêmes, et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier?»; les derniers principes «qui paraissent à la raison» nous servent d’axiomes, comme nous l’avons vu ; mais ils ne sont pas en fait derniers en eux-mêmes.

Les deux infinis de grandeur et de petitesse rendent l’homme disproportionné et à la nature et à la géométrie; ces infinis «se touchent et se réunissent en Dieu et en Dieu seulement», Dieu seul à être en proportion avec eux. Par ce biais encore, c’est au Christ que l’analyse des deux infinis renvoie indirectement (pour ce fragment capital, cf. les analyses contrastées de G. Granel et de M. Serres, Bibliographie numéros 6 et 8). Le Christ est le seul centre possible en un monde radicalement décentré.

Les trois ordres

Que Jésus-Christ permette de résoudre un problème philosophique, ce n’est pas l’intelligence pure, la « simple raison », qui peut le comprendre. Dans un fragment célèbre, Pascal distingue trois ordres : l’ordre des corps, l’ordre des esprits, l’ordre de la charité. «La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle» (B.793). La grandeur charnelle, c’est celle des rois, des riches, des «capitaines», c’est celle d’Alexandre; la grandeur de l’esprit, c’est celle des savants, celle d’Archimède ; la grandeur de la charité est celle du Christ. Pascal marque avec force la séparation absolue, la discontinuité radicale qui sépare ces ordres : «De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, d’un autre ordre, surnaturel». On le voit, ordre signifie ici domaine ou règne (au sens de règne animal ou de règne végétal), et non plus disposition d’une démonstration. Toutefois l’ordre-disposition qui mène à la vérité dépend de l’ordre-règne de la charité ; si l’ordre est impossible à l’homme, s’il ne peut concevoir sa propre nature qu’en s’élevant à Jésus-Christ, il est clair que l’ordre de la charité est le seul d’où l’ordre véritable puisse se dévoiler. L’Esprit géométrique le disait déjà : «les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il faut les aimer. pour les connaître, et o qu’on n’entre dans la vérité que par la charité» (p.185 ; c’est l’idée de saint Augustin : non intratur in veritatem nisi per caritatem). Si en Jésus-Christ se résolvent les contradictions, et si on n’accède à Jésus-Christ qu’en l’aimant, alors la charité est la clé de l’ordre vrai : «la vérité hors de la charité n’est point Dieu » (B, 582). Le Dieu de Pascal est un Dieu caché qui ne se découvre qu’à ceux qui l’aiment.

L’ordre véritable est l’ordre de la charité (n’oublions pas que charité a ici un sens très fort, celui d’amour en fait) ; cet ordre supérieur ne ressemble évidemment pas à l’ordre déductif de la géométrie : «On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule» (B.283). L’ordre de la charité, Pascal n’hésite pas à le définir paradoxalement par la digression, qui paraît être le contraire de l’ordre ; et même par la digression permanente : «Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour la montrer toujours » (ibid.). Le discours amoureux est un discours polarisé, l’ordre de la charité est un rappel permanent de la fin et du centre, qui est Dieu. Toujours revenir à l’unique nécessaire», cela extérieurement pourrait passer pour un désordre ; c’est du point de vue de l’amour seulement que l’on peut découvrir dans ce mouvement de digression une progression.

Pascal philosophe

En ce sens, le désordre où la mort de Pascal laissa les Pensées accomplit peut-être le mouvement le plus profond de l’oeuvre. La puissance de la pensée pascalienne frappe peut-être davantage dans le jeu infini des rapprochements et des éloignements que les fragments appellent, plus qu’elle ne l’aurait fait dans un ouvrage composé. Peut-être. Les classiques aimaient en Pascal son sens de la maxime ; la modernité aime cette fragmentation. Pascal toutefois n’appartient pas tout à fait à la tradition philosophique. Son christianisme entier (central dans son oeuvre) peut rebuter. Il n’est pas possible d’évacuer le christianisme de Pascal ; et pourtant son oeuvre appartient aussi à la philosophie, en tant précisément qu’elle est beaucoup plus que son contenu chrétien déclaré. C’est peut-être le critère d’une grande pensée que d’être plus et autre que ce que croyait son auteur. Le «génie» de Pascal, comme on dit justement, se marque aussi à ce qu’il donne à penser bien au-delà de ce qu’il entendait nous persuader
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Texte extrait de Les Philosophes de Platon à Sartre, éd. Hachette, trouvé sur
http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/p_pascal_pubSeve.php