La liberté est-elle dans la révolte?

23 décembre 2009 0 Par caroline-sarroul

 

  

CAMUS, L’homme révolté

 

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ?

            Il signifie, par exemple, « les choses ont trop duré », « jusque-là oui, au-delà non », « vous allez trop loin », et encore « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ». En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière. On retrouve la même idée de la limite dans ce sentiment du révolté que l’autre « exagère », qu’il étend son droit au-delà de la frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s’appuie, en même temps, sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d’un bon droit, plus exactement l’impression, chez le révolté, qu’il est « en droit de… ». La révolte ne va pas sans le sentiment d’avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C’est en cela que l’esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu’il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu’il y a en lui quelque chose qui « vaut la peine de… », qui demande qu’on y prenne garde. D’une certaine manière, il oppose à l’ordre qui l’opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu’il peut admettre.

            En même temps que la répulsion à l’égard de l’intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l’homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu’il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c’est laisser croire qu’on ne juge et ne désire rien, et, dans certains cas, c’est ne désirer tout, en général, et rien, ne particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l’est pas. Toute valeur n’entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. S’agit-il au moins d’une valeur ?

            Si confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte : la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Cette identification jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au mouvement d’insurrection, l’esclave les souffrait. Souvent même, il avait reçu dans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même, mais, puisqu’il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec l’impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s’étendre à tout ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif. L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. Le mouvement de révolte le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus. Il dépasse même la limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal. Ce qui était d’abord une résistance irréductible de l’homme devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume. Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l’esclave se jette d’un coup (« puisque c’est ainsi… ») dans le Tout ou Rien. La conscience vient au jour avec la révolte.

            Mais on voit qu’elle est conscience, en même temps, d’un tout, encore assez obscur, et d’un « rien » qui annonce la possibilité de sacrifice de l’homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s’identifier totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu’il soit, dans sa personne, reconnu et salué- ou rien, c’est-à-dire se trouver définitivement déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière qui est la mort, s’il doit être privé de cette consécration exclusive qu’il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre à genoux. »

  1.            « L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête. »
  2.              » On notera d’abord que le mouvement de révolte n’est pas, dans son essence, un mouvement égoïste. Il peut avoir sans doute des déterminations égoïstes. Mais on se révoltera aussi bien contre le mensonge que contre l’oppression. En outre, à partir de ces déterminations, et dans son élan le plus profond, le révolté ne préserve rien puisqu’il met tout en jeu. Il exige sans doute pour lui-même le respect, mais dans la mesure où il s’identifie avec une communauté naturelle.
  3.            « Remarquons ensuite que la révolte ne naît pas seulement, et forcément, chez l’opprimé, mais qu’elle peut naître aussi au spectacle de l’oppression dont un autre est victime. Il y a donc, dans ce cas, identification à l’autre individu. « 

 

La liberté est-elle dans la révolte ?

 

Une des images que l’on peut avoir de la liberté est le révolté, le rebelle. Le rebelle, c’est celui qui refuse ce qui est, qui dit non. Il n’accepte pas qu’on lui impose ce qu’il doit faire ou penser. A l’inverse dire oui à tout, ce serait en quelque sorte tout accepter, se soumettre. Pourtant, les stoïciens dans l’Antiquité voyaient dans ce refus de ce qui ne dépend pas de nous, une source de souffrance et une soumission aux désirs. Ils invitaient à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde et voyaient dans l’acceptation de cet ordre des choses, un signe de sagesse et de liberté. Aussi on peut se demander si être libre c’est dire non, si la liberté est dans la révolte. C’est donc du problème de la définition de la liberté dont nous allons traiter. Se poser cette question, c’est présupposer que la liberté peut être. Pourquoi la révolte  paraît être  une image de la liberté ?  Quelles sont les limites de cette position, toute révolte est-elle expérience de la liberté ? Et être libre n’est-ce pas plutôt apprendre à dire Oui, mais le révolté dit-il seulement non ?

 

I. L’homme se distingue de l’animal par sa capacité à refuser ce qui est.

– Alors que l’animal est soumis à la nature en lui (besoins, instincts…) et hors de lui ( lois), l’homme, lui, se caractérise par le refus de la nature. Il nie ce qu’il est en tant qu’animal et nie le donné naturel. Il s’éduque et transforme la nature. Il dit non au mouvement naturel en lui : il est capable de résister aux besoins (exemple de la grève de la faim du texte de P.Ricoeur), de maitriser ses élans ou penchants naturels (il ne cède pas à ses pulsions sexuelles, agressives ou autres). Il se tient, se maîtrise et capable de faire passer des valeurs culturelles et humaines avant des besoins animaux. Il transforme le monde par le travail et la technique. C’est ce pouvoir de dire non qui en fait un être culturel et humain.

-Etre libre, c’est avoir la capacité du choix. C’est ce que Descartes appelait le libre-arbitre. Avoir le choix, c’est pouvoir dire oui comme non à une alternative. Il peut sembler que le choix du Non soit plus libre que celui du Oui. C’est ce que souligne Descartes lui-même dans la lettre au père Mesland  en 1643, où il écrit : « Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées. » Dire non, c’est se déterminer plutôt que de se soumettre à une détermination extérieure. On me dit de faire une chose. Dire non, c’est s’opposer à ce commandement, faire ce que l’on a décidé soi-même, on obéit à soi.

-La liberté, c’est le contraire de la soumission aux autres et à l’ordre inacceptable des choses: dire non, c’est refuser de se plier à la volonté des autres. C’est se libérer, s’émanciper d’une autorité extérieure, s’affirmer comme indépendant, maître de soi. C’est ce que l’on voit dans le Non de l’enfant de 2 ans ou de l’adolescent qui s’affirme en s’opposant, se distingue des autres dans cette opposition.

TR : Mais cette opposition systématique semble faire partie d’un processus de construction de soi , un passage obligé, s’inscrire dans une défense de certaines valeurs qui nous dépassent et s’imposent. Comment ne pas se révolter quand la frontière est franchie? Comment ne pas se révolter face à l’injustice? Aussi est-ce par cette révolte, ce refus, ce non qu’on se montre vraiment libre ?

 

II. Si le non peut être une expression de la liberté, tous les non ne  sont pas contingent et le libre, c’est le contingent !

-Le non de l’adolescent ou de l’enfant de deux ans est nécessaire : il ne peut pas ne pas être. Il est hormonal, un passage nécessaire pour se différencier des autres et s’identifier au groupe du Non. Or le choix n’est libre que si le non est contingent, il aurait pu ne pas être, il aurait pu être un oui. Or il semble ici que le Non s’impose sans autre alternative possible.

-De même il faudrait interroger les raisons de nos non. Peut-être sont-ils motivés par des impulsions, des désirs ou notre nature même. Ce non serait alors aussi déterminé que la chute de la pierre de Spinoza, qui montre que le sentiment de liberté n’est qu’une illusion conséquence de notre ignorance de nous-mêmes  et des causes qui nous déterminent. Ce non peut aussi être le fruit de l’ignorance, or le choix ne peut être vraiment libre que s’il est éclairé, en connaissance.

-Enfin  dire non est en soi faire un usage stérile de la liberté : d’abord,  parce que ce ne sont que des mots (être libre, c’est pouvoir agir selon ses propres lois) ; dire non, c’est certes refuser une possibilité mais ce n’est pas se déterminer pour quelque chose ; dire non, c’est parfois s’opposer à des choses auxquelles on ne peut ou ne doit échapper. Par exemple dire non aux lois de l’Etat, c’est se condamner à être dans une logique liberticide : sans lois pas de protection des libertés, retour à l’état de nature, à des rapports de force violents…

TR : Tous les non ne sont pas expression de la liberté. Etre libre ou préserver sa liberté, n’est-ce pas aussi dire oui ?

 III. Etre libre, c’est plutôt que dire oui ou non avoir le choix et faire des choix qui soient en accord avec ce que nous sommes (Bergson) ou avec la raison.

  1. Dans ce cas, être libre ce n’est pas obéir à rien, mais n’obéir qu’à soi-même !. C’est toute la différence entre l’indépendance ( qui consiste à ne dépendre de rien, le non systématique à tout !) et l’autonomie qui consiste à ne dépendre que de soi. Dans ce cas, on peut dire oui à la loi et ne dépendre que de soi, si cette loi est expression de la raison, si elle est celle qu’on aurait pu se donner à soi-même. On peut même être libre en disant Oui à l’ordre des choses, comme chez les stoïciens. Etre libre, c’est savoir faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Dire non à la mort ou au destin, cela ne sert à rien, c’est un Non sans conséquences. Mais ce qui dépend de nous, c’est d’accepter ou de refuser ce qui ne dépend pas de nous, et être libre, c’est dire oui à ce qui s’accorde avec notre nature d’être raisonnable et individuelle. C’est dire Oui à ce que l’on est, s’assumer. Dire non aux autres, ce n’est pas encore dire oui à soi. Et c’est cela qui est le plus difficile à faire. C’est en cela que l’on peut dire que l’on n’est pas libre mais qu’on le devient, que la liberté soit dans la compréhension et l’acceptation de la nécessité ( Stoïcien, Spinoza) ou dans la libre réalisation de soi.
  2. « il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l’homme à une certaine part de lui-même. », comme le dit Sartre.