Un acte libre est-il un acte imprévisible ?

23 décembre 2009 0 Par caroline-sarroul

I. prévoir, ce n’est pas seulement deviner ce qui va arriver, ni simplement le prédire avec une faible probabilité que les choses arrivent ainsi, c’est savoir ce qui va arriver avec une forte certitude. Cette certitude s’appuie sur le présupposé d’une uniformité (le futur ressemblera au passé et au présent) et sur la connaissance d’une loi (prévision météorologique ou que si je lâche un objet, il va tomber selon la loi de la chute des corps). Donc si je connais les causes, le contexte, je peux anticiper les effets et les conséquences. C’est cette prévision que permettent les sciences de la nature et qui permet à l’homme d’anticiper et d’agir.

Mais sur ce point que les sciences humaines par delà d’autres difficultés (subjectivité de l’observateur, complexité) se distinguent des sciences et cela par leur objet d’étude : l’homme. Même si en tant qu’être vivant, l’homme est soumis au déterminisme, même si en tant qu’être historique, il est pris dans une histoire qui a ses lois (ex. Marx et la lutte des classes), il est libre.

Et en tant que libre, ses choix et actes ne peuvent pas être mis en équation et prévisible. En effet, la liberté s’oppose à première vue à l’idée de déterminisme qui sous-entend celle de nécessité. La nécessité, c’est ce qui ne peut pas ne pas être, telle cause donnée va entraîner nécessairement tel effet. Ce lien causal s’oppose à l’idée de contingence qu’on associe naturellement au choix libre. Etre libre de choisir, ce n’est pas seulement avoir un choix offert, c’est de fait pouvoir prendre chaque terme du choix avec la même probabilité de chance de faire ce choix. C’est ce que Descartes appelle l’indifférence, et qu’il associe à la volonté, « le pouvoir des contraires » et donc aussi de contrarier toute prévision. Il va prendre A, je le connais, mais non, il prend B, car il est libre, capable de repartir à zéro par rapport à ce qui est et à ce qu’il est. Ce qui fait que l’homme aux choix libres et contingents est imprévisible.

Cette imprévisibilité semble si attachée à la liberté qu’on peut même penser que c’est en déjouant toute prévision qu’on est libre. C’est le cas de l’acte gratuit perpétré par Lafcadio dans les Caves du vatican de Gide. Sans raison apparente, sans intention criminelle, il décide de jeter par la fenêtre du train, son compagnon inconnu de voyage. Inattendu. Même pour l’auteur de l’acte. Se rendre imprévisible, agir au gré de ses envies soudaines, voilà ce qu’on pense être la spontanéité et la liberté.

Mais justement n’est ce pas une illusion que de croire que c’est par son imprévisibilité que se définit et s’affirme la liberté ? N’est ce pas un peu inconsidéré d’associer la liberté à cette indépendance ?

II. NON !

C’est en effet inconsidéré et hâtif pour 2 raisons essentielles.

Tout d’abord, ce n’est pas parce qu’on ne peut pas prévoir un évènement qu’il est en soi imprévisible. Les limites de nos prévisions sont celles de nos capacités de compréhension et de nos connaissances. On peut penser avec Laplace que si nous avions une connaissance plus globale des choses et un esprit suffisamment puissant pour faire la synthèse de l’ensemble, nous serions capables de prévoir, sachant de qui est à un temps 1, ce qui va se passer au temps 2. C’est la thèse du déterminisme universel. Sans aller jusque là, on peut accepter l’idée que parfois une situation est trop complexe, et qu’il est difficile de prendre en compte tous les paramètres et lois à l’œuvre. Du coup ce qui nous apparaît comme imprévisible à nous, ne l’est pas en soi. L’imprévisibilité relative des phénomènes et actes peut donc s’expliquer par le fait que l’ordre des choses nous échappe. C’est ce qui permet même de concilier l’imprévisibilité et la fatalité, qui est pourtant l’opposé même de la liberté. En effet, les hommes ne peuvent prévoir ce que Dieu lui voit déjà. On ne sait pas ce que nous réserve le destin, mais celui-ci est déjà écrit là-haut. Donc imprévisibilité n’implique pas seulement et nécessairement la liberté. Sans aller jusqu’au fatalisme, ceux qui soutiennent un déterminisme, comme Schopenhauer, parviennent à concilier imprévisibilité et déterminisme. Je crois être libre parce que je m’étonne moi-même de mes choix et réactions. Mais cela n’empêche pas que ma volonté soit déterminée par le motif auquel je suis le plus réceptif de par mon caractère qui est invariable, héréditaire mais empirique. C’est-à-dire qu’on se découvre par expérience, ce qui explique que certains de nos choix nous apparaissent libres car inhabituels. Mais ce n’est que les motifs présents qui ont changé ou que c’est une situation inédite qui s’est présentée !

De plus, si on peut prévoir les choses, c’est qu’elles obéissent à une certaine rationalité. Nous pouvons par le raisonnement intégré ce qui se passe. Donc l’imprévisible pourrait rimer avec irrationnel. Et associer la liberté à l’imprévisible, ce serait l’associer à l’irrationalité. L’acte libre, ce serait alors  celui du fou, du capricieux, de celui qui est soumis à ses pulsions, aveuglé par sa passion. Certes, il ne dépend de rien en apparence au dehors, mais il est loin de ne dépendre que de lui. Il n’est pas maître de ses actes et n’a pas le choix face à ce qui l’anime. On peut y voir plutôt passivité, servitude que réelle activité et liberté. Donc même si l’acte est imprévisible, il n’est pour autant sans cause et même si nous ne pouvions anticiper la « logique » ou l’irruption de cette cause, cela n’empêche pas qu’elle est là et que ce qui arrive n’est que son effet. D’ailleurs on finit par comprendre comment fonctionne le fou, le passionné ou le capricieux même si on ne peut pas toujours prévoir ses crises, ses délires ou ses prétextes. Donc l’imprévisibilité n’implique pas la encore la liberté.

Mais si l’imprévisibilité n’implique pas la liberté, cela signifie-t-il pour autant que l’acte libre est prévisible ?

III. en un sens, il pourrait l’être. Car la liberté ce n’est pas l’absence de raison, de lois. On confond souvent la liberté et l’indépendance mais comme on vient de le voir cette indépendance n’est souvent que servitude cachée et ignorée comme le montre si clairement Spinoza avec sa pierre à la conscience étriquée et superficielle qui se croit active et libre alors qu’elle est soumise et passive. Cette indépendance est aussi une liberté désincarnée, rêvée. Comme se croire indépendant quand on est condamné par nature à ne pas pouvoir se passer de la société, des autres pour survivre, vivre et être reconnu. Comment se croire indépendant sous des lois sans lesquelles nos libertés seraient encore plus menacées ? Comment se croire indépendant quand on est né de, dans telle ou telle situation. La liberté , ce n’est pas ne dépendre de rien , mais ne dépendre que de soi. Ce n’est pas n’avoir aucune loi, c’est n’avoir pour loi que celle qu’on s’est soi-même prescrites. Donc s’il y a loi, il y a une prévision possible. C’est ce que l’on voit dans l’engagement qui est un acte de liberté, un choix fait par soi-même. Ne pas le tenir ne serait pas signe de liberté, mais de non-fidélité à soi, non-maîtrise de soi… et donc de soumission aux désirs, aux facteurs extérieurs. Donc je peux prévoir que celui qui s’engage tiendra son engagement et cela ne préjuge en aucun cas de sa non-liberté. C’est ce que souligne Sartre en associant la liberté à la notion de projet. Il ne s’agit pas pour être libre de changer de cap à chaque instant, mais de s’en donner un et d’en assumer la responsabilité. Et c’est là que la liberté prend une dimension d’imprévisibilité. Face à la condition humaine et ses limites a priori, face aux situations, il n’est pas possible de prévoir ce qu’un homme va choisir, car c’est lui qui l’interprète librement, selon les valeurs qu’il s’est lui-même donné. On ne peut savoir ce qu’il va choisir sans le connaître, de même il ne peut lui-même savoir ce qu’il choisira car il ne choisit pas la situation, qui elle ne dépend pas de lui et c’est face à cette situation qu’il va pouvoir exercer sa liberté dans le cadre de son projet. « il n’y a de liberté qu’en situation, et il n’y a de situation que par la liberté ». C’est parce que tout ne dépend pas de nous que nous sommes imprévisibles, mais ce n’est pas cela qui fait que nous sommes libres, c’est que chaque choix correspondent à notre projet, à nous… Si nous savons qui nous sommes, nos choix ne seront pas imprévisibles dans la part qui dépend de nous, ils seront cependant libres.