Est-il nécessaire de pouvoir pour vouloir ?

12 mai 2010 0 Par Caroline Sarroul

Est-il nécessaire de pouvoir pour vouloir ?

 

I. ce qui est nécessaire c’est ce qui ne peut pas ne pas être ni être autrement, si on prend vouloir au sens de désirer, et si on interprète la question comme invitant à porter un jugement sur ce qui est, ce qui se fait, on ne peut que constater que non seulement on peut désirer des choses qui dépassent nos capacités ou même le possible ( désir d’immortalité, d’ubiquïté,…) car le désir se moque des moyens mais aussi que c’est même le propre du désir de tendre vers sinon l’impossible du moins le difficile, au regard du phénomène de cristallisation, du désir mimétique ( qui fait qu’on ne désire que si l’autre désire d’où une compétition et souvent une impossibilité de partager l’objet du désir), de l’objet réel mais masqué du désir (un désir d’être reconnu, désiré en tant que sujet par un sujet selon Hegel ou le fait d’être librement et nécessairement désiré selon Sartre ; l’absolu) ou de la nature même du désir qui est de ne pas se satisfaire de ce qui est , de ne pas se contenter du possible et peut-être même de ne pas souhaiter l’être ( ce qu’on désire, c’est désirer).

Mais dire cela, désirer et vouloir, ce n’est pas exactement la même chose. Vouloir présuppose certes le désir mais aussi son inhibition le temps de son examen. Vouloir, cela présuppose une conception d’un acte possible (proposé par le désir par exemple), une délibération où vont être pesés les raisons, les gains et les pertes, puis une décision et enfin une exécution. Si le désir ne regarde que les fins, la volonté, elle, regarde les fins et les moyens et décident des unes par rapport aux autres avec un souci de rationalité. Dès lors si on peut tout désir on ne peut tout vouloir. Peut-on vouloir ce dont on n’a pas les moyens ou qui pourrait nous nuire, être un mauvais calcul ?

 

II. si on prend la question comme nous invitant à penser dès lors ce qui doit être objet de notre volonté, on peut penser :

– qu’au plan de l’existence et du bien-être, si on ne veut pas souffrir, il est nécessaire de renoncer à nos désirs impossibles, ce qui revient à y renoncer pour se contenter de la satisfaction des besoins naturels et nécessaires ( Epicuriens), pour se contenter d’une volonté raisonnable se concentrant sur ce qui dépend de nous ( Stoïciens)

– qu’au plan de la raison, vouloir ce qui n’est pas possible, ce serait perdre son temps et son énergie donc un mauvais calcul, un manque de rationalité

Mais sur ce même plan, le rationnel n’est pas nécessairement le raisonnable ; être raisonnable, c’est être réaliste (”Le raisonnable est soumis à une sorte d’instinct de réalité” selon J. Guitton) et se garder  justement des excès de la rationalisation. “L’homme raisonnable est peut-être avant tout et fondamentalement celui qui perçoit les limites de la raison » selon  Gabriel Marcel dans Le déclin de la sagesse. Et être réaliste, c’est ici prendre en compte la réalité humaine : ce qui caractérise l’homme, c’est la perfectibilité, et le moteur de celle-ci est le désir de nier le donné, ne pas se contenter de ce qui est, c’est pourquoi le désir est aussi puissance. Dès lors s’en tenir au possible, n’est-ce pas déraisonnablement renoncer à ce qui fait l’humanité et se limiter ?

 

III. il n’est alors pas raisonnable de dire qu’il ne faut vouloir que dans les limites du possible :

– car c’est une volonté du non-encore possible mais pas impossible qui a permis justement permis de repousser les limites du possible, le progrès (on peut penser ici aux vertus de la passion selon Hegel, même si du point de vue moral elle est servitude et « maladie de l’âme »). Même vouloir l’impossible c’est ce qui permet de s’en approcher à défaut de l’atteindre, l’immortalité est impossible mais on peut augmenter la longévité en cherchant à la conquérir. Se contenter de ce qui est, de satisfaire les besoins, c’est renoncer à notre humanité et retourner à l’animalité.

– à vouloir que le possible, on se rend malheureux ( car toujours satisfait et désir qui reste en bas de l’échelle des beautés de Platon) et on n’est pas pour autant vertueux.

– car en morale, on peut penser soit que si tu peux, tu dois ou comme Kant que « Tu dois donc tu peux » : pour lui, le devoir ne s’impose pas en fonction de ce que l’homme peut ; c’est lui qui détermine ce que l’homme peut faire. C’est ce qu’il illustre dans ce texte : «  Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue » Critique de la raison pratique.(1788) Pour lui la liberté n’est pas un fait ( existence empirique soumis à des déterminismes) mais un postulat. Si je sais où est mon devoir, je sais aussi qu’il est possible de le remplir, même si de fait, c’est peut-être difficile voir impossible ; c’est ce qui expliquera ma culpabilité ou mon sens des responsabilités face au fait, et peut amener l’homme à faire des choses qu’on aurait jugé au regard des faits, de ce qu’il est de fait, impossible.

La morale comme le désir pousse l’homme à se dépasser et à repousser les limites du possible.