L’esprit et la matière

9 juin 2010 0 Par Caroline Sarroul

La matière, c’est ce qui s’oppose à l’immatériel ( dans ce cas, elle désigne une catégorie d’objets, un type de réalité ou la réalité même) ou ce qui s’oppose à la forme ( dans ce cas elle désigne ce qui est le matériau, l’étoffe des choses) . Dans les deux cas, la matière se pense par opposition à l’esprit. On est alors dans un dualisme .

 Le dualisme  pose la matière et l’esprit comme étant 2 substances distinctes et irréductibles  aux attributs bien différents : esprit = la pensée et la matière = étendue.

Il s’oppose au monisme  , thèse adverse qui soutient qu’il n’y a qu’une seule substance : soit l’esprit ( immatérialisme), soit la matière ( matérialisme). Il y a un 3ème thèse, celle de Spinoza, le parallélisme qui soutient qu’il y a une seule substance ( Dieu), l’esprit et la matière étant alors  deux modes d’existence de cette substance, et ce qui se passe dans le corps à un corrélat dans l’esprit et inversement.

 Le dualisme présente des avantages: il permet depuis Platon d’affirmer l’immortalité de l’âme et aussi de valoriser l’esprit par rapport à la matière soumise au devenir, au temps ( c’est le monde intelligible et le monde sensible de Platon, le premier étant éternel et vrai, l’autre étant temporel et qu’apparence). Il permet pour ceux qui en sont dotés ( d’esprit) de pouvoir prétendre à dominer, informer ce qui n’est que matière ( c’est une sorte de bénédiction pour l’homme qui peut légitimement devenir « comme maître et possesseur de la nature ».

Mais  si cette conception dualiste est avantageuse , elle pose 2 problèmes:

  • le problème de la certitude de l’existence du monde extérieur, s’il est certain que si je pense, je suis; je ne suis pas ce corps, mais une substance pensante et parmi les choses dont je peux douter: il y a celle de la réalité du monde extérieur, ce qui amène Descartes au solipsisme. D’où le recours à un Dieu non trompeur pour assurer que ce que nous percevons n’est pas illusion et mensonge. Nous ne sommes pas des « cerveaux dans une cuve » dirait Putnam:

« Voici une histoire de science-fiction discutée par des philosophes : supposons qu’un être humain (vous pouvez supposer qu’il s’agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne-cerveau l’illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d’impulsions électroniques que l’ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. L’ordinateur est si intelligent que si la personne essaie de lever la main, l’ordinateur lui fait « voir » et « sentir » qu’elle lève la main. En plus, en modifiant le programme, le savant fou peut faire « percevoir » (halluciner) par la victime toutes les situations qu’il désire. Il peut aussi effacer le souvenir de l’opération, de sorte que la victime aura l’impression de se trouver dans sa situation normale. La victime pourrait justement avoir l’impression d’être assise en train de lire ce paragraphe qui raconte l’histoire amusante mais plutôt absurde d’un savant fou qui sépare les cerveaux des corps et qui les place dans une cuve contenant les éléments nutritifs qui les gardent en vie. Les terminaisons nerveuses sont censées être reliées à un ordinateur scientifique super-puissant qui donne à la personne-cerveau l’illusion que…
    Lorsque l’on évoque ce type de possibilité dans un cours sur la théorie de la connaissance, l’idée, bien sûr, est de soulever en des termes modernes le problème classique du scepticisme vis-à-vis du monde extérieur. (Comment savez-vous que vous ne vous trouvez pas dans cette situation ?). Mais cette histoire fournit aussi un moyen pratique de poser des questions sur les rapports entre l’esprit et le monde.
    Au lieu de ne prendre qu’un cerveau dans une cuve, nous pouvons supposer que tous les êtres humains, peut-être tous les êtres pensants, sont des cerveaux dans une cuve (ou des systèmes nerveux dans une cuve, s’il s »avère que certains êtres au système nerveux minimal sont néanmoins des « êtres pensants »). Évidemment, le savant fou devrait se trouver à l’extérieur – mais, au fait, est-ce nécessaire ? Il n’y a peut-être pas de savant fou. C’est certainement absurde, mais peut-être l’univers n’est-il qu’une machine automatique qui s’occupe d’une cuve remplie de cerveaux et de systèmes nerveux.
    Supposons à présent que la machine automatique soit programmée pour nous faire ressentir des hallucinations collectives plutôt que des hallucinations individuelles sans rapport entre elles. Ainsi, lorsque j’ai l’impression de vous parler, vous avez l’impression d’entendre mes paroles. Bien sûr, mes paroles n’atteignent pas réellement vos oreilles – parce que vous n’avez pas d’oreilles, et que je n’ai pas de bouche ou de langue. En fait, ce qui se passe lorsque je prononce des phrases, c’est que les impulsions efférentes [1] vont de mon cerveau vers l’ordinateur et celui-ci fait que j’entends ma propre voix et que je sens ma langue bouger, etc., et il fait que vous « entendez » ma voix et que vous me « voyez » parler. Dans ce cas, on peut dire qu’en un sens nous communiquons effectivement. Je ne me trompe pas sur votre existence réelle ; je me trompe seulement sur l’existence de votre corps et du « monde extérieur », à l’exclusion des cerveaux. D’une certaine manière, peu importe que le monde entier ne soit qu’hallucination collective ; après tout, vous m’entendez bel et bien parler quand je vous parle, même si le mécanisme n’est pas celui que nous croyons. (Mais dans le cas de deux amants en train de faire l’amour, l’idée qu’ils ne sont que deux cerveaux dans une cuve pourrait être inquiétante).

 

 Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, Minuit, trad. A. Gerschenfeld, 1984, p. 15-17.

  

  • le problème du rapport entre  de ces 2 substances séparées: comment l’esprit peut-il prétendre connaître la matière? Mais surtout celui de leur union chez l’homme : comment ce qui affecte le corps ( matière) peut-il affecter l’âme, comment l’âme peut-elle commander au corps? Comment expliquer ce que nous vivons à chaque instant ? Car il faut bien admettre comme le reconnaît Descartes dans Les méditations métaphysiques que:

– « l’âme de l’homme est réellement distincte du corps, et toutefois qu’elle lui est si étroitement conjointe et unie, qu’elle ne compose que comme une même chose avec lui. »

–  « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps. »

 

  • On peut en effet dans une certaine mesure faire une analogie entre le rapport âme/corps et le rapport pilote/navire. Depuis PLATON, le corps est considéré comme l’enveloppe de l’âme, comme un contenant, comme le navire transporte le pilote. L’âme et le corps comme le pilote et le navire forment un tout fonctionnel, l’âme anime le corps, le corps offre un véhicule à l’âme, la possibilité d’un rapport au monde. De plus, l’âme peut être considérée comme le pilote du corps, elle commande, il dispose, même si parfois le corps peut déborder l’âme ou lui résister.
  • Mais cette analogie a des limites évidentes : même si le pilote est très attaché à son navire, le navire reste un avoir, une propriété extérieure à lui alors que nous considérons notre corps certes comme une propriété dont on peut disposer, qui ne peut être violée, mais c’est surtout ce que nous sommes. Notre corps, c’est aussi nous et c’est de plus en plus le lieu de la réalisation de soi. À tel point que cela pourrait remettre en question l’histoire imaginée par LOCKE de l’échange d’âme à la résurrection entre un prince et un savetier. Et surtout l’âme et le corps sont dans un rapport d’intériorité. Lorsque l’âme est affectée par ce qui touche le corps, ce n’est pas du dehors dans un constat visuel ou intellectuel, mais c’est du dedans, dans un vécu, un ressenti très subjectif. Ceci semble souligner que l’âme n’est pas simplement unie au corps, elle est mêlée, confondue avec lui au point de ne former qu’un tout.

 

Le problème est de savoir par où elle est unie et comment elle peut l’être alors que ce sont 2 substances distinctes.

La réponde de DESCARTES est la glande pinéale (l’épiphyse, au milieu du cerveau). Si DESCARTES a choisi cette glande comme « le principal siège de l’âme » et point de contact entre l’âme et le corps:

  • 1. c’est d’abord parce qu’elle se situe dans le cerveau. Or c’est là que par expérience on a tendance à situer la pensée parce qu’elle est située au centre, cette position étant parfaite pour commander ( ceci dit cette place est arbitraire, comme le dit Lucrèce, la placer  au milieu de la poitrine car c’est là « que tressautent l’effroi et la joie »  serait aussi possible.
  • 2. parce qu’elle est le seul organe du cerveau qui n’ait pas de double. Son unicité la distingue donc de la matière divisible et semble être en accord avec l’unicité de la conscience.
  •  
  • C’est par là, en l’inclinant que l’âme contrôlerait le mouvement des esprits animaux et l’ensemble du corps. Cette glande pinéale a été l’objet de multiples critiques  car malgré les précautions que prend DESCARTES, il localise l’âme et même si ce n’est qu’en un point, il lui faut donc un minimum d’étendue pour avoir un impact sur cette glande, cela revient donc à matérialiser l’âme en lui donnant l’attribut étendue .
  •  Les orientaux prêtent aussi à cette glande une place particulière. Elle est liée au sixième chakra (Chakra du toisième oeil – AJNA) qui représente, au niveau du plexus pinéal entre les deux sourcils, le Mental, la  cogitation mais aussi la vision de la vie, la connaissance de soi, le discernement, l’intuition, la guérison, l’imagination créatrice, la clarté et  l’unité. Il correspond à l’inspiration et à l’éveil spirituel. C’est l’espace entre les deux hémisphères cérébraux, il est au-delà du temps et peut ralentir le vieillissement. C’est le chakra de la méditation, de la vision intérieure, du don de clairvoyance et de médiumnité, de sagesse et de grande perception sous toutes ses formes. Et si on associe l’homme à une chose pensante « res cogitans » , Descartes et orientaux s’accordent donc!

Ceci dit  Descartes à vouloir situer l’âme ou du moins son point de contact avec le corps  est condamné  à rompre avec le dualisme alors qu’il y avait peut-être d’autres stratégies: d’autres stratégies possibles :

1) Avouer qu’on est ici aux limites de l’explication mécaniste, on ne peut expliquer comment l’âme dirige le corps même si il est évident qu’elle le fait.

2) Il aurait pu distinguer « présence localiter » et « présence virtualiter » selon Kant. On peut imaginer que sans contact, l’âme dirige le corps comme un prince dirige de son palais les confins de son royaume.

3) d’imaginer une interaction entre l’esprit et la matière selon un principe d’harmonie mais sans lien physique.

– Cela va donner l’occasionnalisme de MALEBRANCHE qui présuppose qu’à chaque occasion, c’est Dieu qui assure la synchronisation entre le corps et l’esprit.

– Ou la théorie de l’harmonie préétablie de LEIBNIZ où Dieu aurait réglé au départ de manière parfaite cette synchronisation. Ce qui est selon lui une solution moins complexe, plus économique et qui laisse la place à de véritables miracles. Mais à vouloir sauver le dualisme on est contraint d’accepter la théologie (Dieu).

4) D’où la dernière stratégie : renoncer au dualisme pour un monisme donc

soit voir la matière comme un « épiphénomène de l’esprit » (BERKELEY) :

Berkeley soutient une thèse immatérialiste qui n’est pas pour autant du scepticisme ( ni un athéisme)  car il ne doute pas que ce qu’il perçoit , comme il l’explique ici dans son Traité sur les principes de la connaissance en 1710…

« Que les choses que je vois de mes yeux et celles que je touche de mes mains existent bien, qu’elles existent réellement, je ne soulève aucune question à ce sujet. La seule chose dont nous nions l’existence, est celle que les philosophes appellent matière ou substance corporelle. Et, quand on agit de la sorte, on ne cause aucun dommage au reste des hommes, qui, j’ose le dire, n’en seront jamais privés.  […]Ce que je vois, j’entends et je touche existe réellement, c’est-à-dire ce que je perçois, je n’en doute pas plus que de ma propre existence. Mais je ne vois pas comment le témoignage des sens pourrait être allégué comme preuve de l’existence d’une chose qui n’est pas perçue par le sens. Nous ne désirons pas qu’un homme devienne sceptique et ne se fie plus à ses sens ; au contraire nous donnons à ceux-ci toute la valeur et  toute l’assurance imaginables ; et il n’y a pas de principes plus contraires au scepticisme que ceux que nous venons de poser, comme on le verra clairement par la suite. »

… mais il considère qu’on ne peut pas affirmer qu’il existe quelque chose en dehors de la perception ( activité de l’esprit) et donc qu’il existe une substance séparée que serait la matière! Qu’est-ce, par exemple, qu’une fleur?  C’est  un ensemble de formes, de couleurs, d’odeurs et ce que nous appelons « fleur » , c’est cet  ensemble de qualités sensibles que l’expérience nous montre toujours réunies mais il n’est pas nécessaire pour cela  de supposer pour autant qu’existe, derrière ces qualités, une substance sous-jacente. La fleur existe pour moi, c’est certain mais ce n’est pas pour autant nécessaire qu’elle existe en soi.

Ce qui pourrait le laisser penser c’est que chacun ne choisit pas de la voir et que nous la voyons tous! Pour Berkeley, cela s’explique ainsi : ce que  mon esprit n’en est pas l’origine mais celui de Dieu. C’est Dieu, responsable de l’ordre de la nature, qui m’envoie les perceptions. Les idées ne peuvent exister sans Dieu qui perçoit, qui ne veut nous tromper donc ce que je perçoit est !
 

 » Etre c’est être perçu et percevoir », il n’existe donc que les esprits actifs et les idées qui naissent en celui-ci. « L’âme n’est pas dans le monde mais le monde est dans l’âme ».

 – soit voir l’esprit comme un épiphénomène de la matière, c’est la position matérialiste,

  • c’est celle d’ÉPICURE  et LUCRECE qui considéraient, tous deux,  l’âme comme un composé d’atomes et donc mortelle  ( ce qui fait qu’il n’y a pas à avoir peur de la mort, d’où le célèbre mot d’Epicure dans La lettre à Ménécée « la mort n’est rien pour nous » , dans le sens où la rencontre n’aura pas lieu entre elle et moi, la mort étant la grande dissolution corps et âme! C’est elle ou moi!)

« Je dis maintenant que l’esprit et l’âme se tiennent étroitement unis et ne forment ensemble qu’une même substance; toutefois ce qui est la tête et comme le dominateur de tout le corps, c’est ce conseil que nous appelons esprit et pensée; lui, il se tient au centre de la poitrine. C’est là en effet que bondissent l’effroi et la peur, c’est là que la joie palpite doucement, c’est donc là le siège de l’esprit et de la pensée. L’autre partie, l’âme, répandue par tout le corps, obéit à la volonté de l’esprit et se meut sous son impulsion. L’esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi, dans le moment où l’âme et le corps n’éprouvent aucune impression. Et de même que la tête ou l’oeil peuvent éprouver une douleur particulière sans que le corps entier s’en trouve affecté, de même l’esprit peut être seul à souffrir ou à s’animer de joie pendant que le reste de l’âme disséminé à travers nos membres ne ressent plus aucune émotion. Mais une crainte particulièrement violente vient-elle à s’abattre sur l’esprit, nous voyons l’âme entière y prendre part dans nos membres: la sueur alors et la pâleur se répandent sur tout le corps, la langue bégaye, la voix s’éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, les membres défaillent, au point qu’à cette terreur de l’esprit nous voyons souvent des hommes succomber. En faut-il plus pour montrer que l’âme est unie intimement à l’esprit? Une fois que l’esprit l’a violemment heurtée, elle frappe à son tour le corps et l’ébranle. Les mêmes raisons avertissent que l’esprit et l’âme sont de nature corporelle: car s’ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s’effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l’esprit et de l’âme? Au reste l’esprit souffre avec le corps et en partage les sensations, tu le sais. La pointe d’un trait pénètre-t-elle en nous sans détruire tout à fait la vie, mais en déchirant les os et les nerfs? Une défaillance se produit, nous nous affaissons doucement à terre; là un trouble s’empare de l’esprit; nous avons par instants une vague velléité de nous relever. Donc, que de substance corporelle soit formé notre esprit, il le faut, puisque les atteintes corporelles d’un trait le font souffrir. Mais cet esprit, quels en sont les éléments? comment est-il constitué? C’est ce que je vais maintenant t’exposer. Je dis tout d’abord qu’il est d’une extrême subtilité et composé de corps très déliés. Si tu veux t’en convaincre, réfléchis à ceci: que rien évidemment ne s’accomplit aussi rapidement qu’un dessein de l’esprit et un début d’action. L’esprit est donc plus prompt à se mouvoir qu’aucun des corps placés sous nos yeux et accessible à nos sens. Or, une si grande mobilité nécessite des atomes à la fois très ronds et très menus, qui puissent rendre les corps sensibles à l’impulsion du moindre choc. Car l’eau ne s’agite et s’écoule sous le plus léger choc que parce que ses atomes sont petits et roulent facilement. Le miel au contraire est de nature plus épaisse, c’est une liqueur plus paresseuse, d’écoulement plus lent, du fait que la cohésion est plus grande dans la masse d’une matière formée d’atomes moins lisses, moins déliés et moins ronds. La graine du pavot, un souffle léger qui passe suffit pour la dissiper et la répandre en quantité: au lieu que sur un tas de pierres ou sur un faisceau d’épis, il ne peut rien. C’est donc que les corps les plus petits et les plus lisses sont ceux aussi qui sont doués de la plus grande mobilité. Au contraire, les plus lourds, les plus rugueux, demeurent les plus stables. Ainsi donc, puisque l’esprit se révèle d’une singulière mobilité, il faut qu’il se compose d’atomes tout petits, lisses et ronds : vérité dont tu trouveras en bien des cas, mon cher Memmius, la possession utile et opportune. Autre preuve encore, qui fait voir de quel tissu léger est cette substance: le peu d’espace qu’elle occuperait si l’on pouvait la condenser; quand le sommeil de la mort s’est emparé de l’homme et lui a apporté le repos, quand l’esprit et l’âme se sont retirés de lui, aucune perte ne se constate dans tout son corps, ni dans sa forme extérieure ni dans son poids: la mort laisse tout en place, sauf la sensibilité et la chaleur vitale. Cela prouve que des éléments minuscules composent l’âme entière, partout répandue en nous, étroitement liée à nos veines, à notre chair, à nos nerfs; sinon l’on ne verrait point, après que l’âme a fait sa retraite complète, le corps garder les contours de ses membres et ne pas perdre un grain de son poids. C’est ainsi que se comportent un vin dont le bouquet s’est évaporé, un parfum dont la douce haleine s’est dissipée dans les airs, un mets dont la saveur s’est perdue; à nos yeux, l’objet n’est privé de rien dans sa forme, de rien dans son poids, et précisément parce que saveur et odeur naissent d’un grand nombre de germes minuscules épars dans toute la substance des corps. C’est pourquoi, je le répète, l’esprit et l’âme ne peuvent être composés que d’atomes aussi petits que possible, puisque leur fuite n’enlève rien au poids du corps humain. » Lucrèce, De la nature, Livre III

  • c’est celle de MARX qui voit la conscience comme un produit de l’action des hommes, « c’est la vie qui détermine la conscience » 
  • c’est aussi celle des neurosciences  qui s’efforcent de montrer que , comme le disait CABANIS dès 1802, « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile ». En étudiant les lésions ou pathologies du cerveau, les neurologues sont parvenus  à identifier des zones propres à certaines tâches d’où  l’étude des aphasies (troubles du langage), des agnosies (troubles de la reconnaissance);  certaines ères du cerveau correspondent à des compétences ou entrent en relation pour produire des états mentaux. Avec les techniques d’imagerie cérébrales, on parvient à  montrer qu’à chaque état mental correspond un corrélat neuronal. C’est ce que soutient par exemple la neurologue Lucy Vincent dans Petits arrangements avec l’amour en 2005: « Vous, vos joies , vos peines , vos souvenirs, vos ambitions, l’idée que vous vous faites de votre identité personnelle et de votre libre arbitre ne sont en fait rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui y sont associées ».

 

« Au fil des chapitres, le lecteur se sera rendu à l’évidence que le cerveau de l’homme se compose de milliards de neurones reliés entre eux par un immense réseau de câbles et connexions, que dans ces « fils » circulent des impulsions électriques ou chimiques intégralement descriptibles en termes moléculaires ou physico-chimiques, et que tout comportement s’explique par la mobilisation interne d’un ensemble topologiquement défini [1] de cellules nerveuses. Cette dernière proposition enfin a été étendue, à titre d’hypothèse, à des processus de caractère « privé » qui ne se manifestent pas nécessairement par une conduite « ouverte » sur le monde extérieur comme les sensations ou perceptions, l’élaboration d’images de mémoire ou de concepts, l’enchaînement des objets mentaux en « pensée ».
    Bien que l’on soit encore loin de disposer de techniques qui permettent de répertorier les assemblées de neurones mises à contribution par un objet mental particulier, la caméra à positrons crée déjà la possibilité de les « entrevoir » à travers la paroi du crâne.
L’identification d’événements mentaux à des événements physiques ne se présente donc en aucun cas comme une prise de position idéologique, mais simplement comme l’hypothèse de travail la plus raisonnable et surtout la plus fructueuse. Comme l’écrivait J. S. Mill, « si c’est être matérialiste que de chercher les conditions matérielles des opérations mentales, toutes les théories de l’esprit doivent être matérialistes ou insuffisantes ». Et à ceux que cette hypothèse trop simple ferait hésiter, Valéry répond : « Il n’est, de forêt vierge, de buisson d’algue marine, de dédale, de labyrinthe cellulaire qui soit plus riche en connexions que le domaine de l’esprit. »
    Le moment historique que nous traversons rappelle celui où s’est trouvée la biologie avant la dernière guerre mondiale. Ies doctrines vitalistes avaient droit de cité, même parmi les scientifiques. La biologie moléculaire les a réduites au néant. Il faut s’attendre à ce qu’il en soit de même pour 1es thèses spiritualistes et leurs divers avatars « émergentistes ».

 Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, 1983

Pour les plus optimistes ( comme le neurologue J.P Changeux éliminativiste) , on pourrait donc expliquer par ces états neuraux, nos états de conscience et même notre conscience de ces états.

Pour d’autres, il y a une clôture cognitive qui ferait qu’on ne pourrait pas expliquer par des processus neurologiques la conscience de la conscience, le vécu des états de conscience, ce qu’on appelle « les qualias ».

On peut en effet montrer dans le cerveau ce que cela fait aux neurones et différentes ères d’entendre un morceau de musique, de sentir une rose ou d’être triste ou de former une idée, mais  peut-on voir ce que cela nous fait subjectivement ? Notre vécu? Pour certains, il ya ici là une « clôture cognitive » .

C’est un peu la thèse des émergentistes , l’émergence étant l’idée qu’il y a plus dans le tout que dans la somme de ses parties. Cet écart peut être soit comblé par la connaissance à venir ou soit resté tel.

C’était l’hypothèse de Bergson dans L’énergie spirituelle en 1919:

« On dit quelquefois : « La conscience est liée chez nous à un cerveau ; donc il faut attribuer la conscience aux êtres vivants qui ont un cerveau, et la refuser aux autres. » Mais vous apercevez tout de suite le vice de cette argumentation. En raisonnant de la même manière, on dirait aussi bien : « La digestion est liée chez nous à un estomac ; donc les êtres vivants qui ont un estomac digèrent, et les autres ne digèrent pas. » Or on se tromperait gravement, car il n’est pas nécessaire d’avoir un estomac, ni même d’avoir des organes pour digérer : une amibe digère, quoiqu’elle ne soit qu’une masse protoplasmique à peine différenciée. Seulement, à mesure que le corps vivant se complique et se perfectionne, le travail se divise ; aux fonctions diverses sont affectés des organes différents ; et la faculté de digérer se localise dans l’estomac et plus généralement dans un appareil digestif qui s’en acquitte mieux, n’ayant que cela à faire. De même, la conscience est incontestablement liée au cerveau chez l’homme : mais il ne suit pas de là qu’un cerveau soit indispensable à la conscience. »

 

Mais peut-être s’accroche-t-on à  ces « qualias » car le matérialisme reste difficile à admettre, car il désenchante . Comme le dit Putnam, déjà cité, « d’une certaine manière, peu importe que le monde entier ne soit qu’hallucination collective ; après tout, vous m’entendez bel et bien parler quand je vous parle, même si le mécanisme n’est pas celui que nous croyons. (Mais dans le cas de deux amants en train de faire l’amour, l’idée qu’ils ne sont que deux cerveaux dans une cuve pourrait être inquiétante). » . Ce matérialisme nous ramène aussi à notre animalité et à notre mortalité, que l’homme a toujours cherché à nier d’une manière ou d’une autre.

Mais peut-être que nous prenons la chose à l’excès ( par facilité!) : car le primat de la matière ( de fait) n’empêche pas la primauté d’esprit ( comme valeur!); rien ne justifie qu’on associe  le matérialisme  à un matérialisme vulgaire ( ne jouir et ne se réjouir que des choses matérielles) , car même si l’esprit est matière, il reste le produit le plus élevé de la matière, une matière subtile!

 

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