Suffit-il d’être seul pour être soi-même?

3 novembre 2010 0 Par Caroline Sarroul

 

Suffit-il d’être seul pour être soi-même?
Est-ce une condition nécessaire et suffisante Être dans un état de solitude:

– soit radicale ( je n’ai jamais été en contact avec les autres)

– soit ponctuelle ou durable ( je m’isole des autres physiquement, ils sont absents pour moi, pas de contact avec eux)

La solitude peut aussi être psychologique, on peut se sentir seul au milieu des autres: « un seul être vous manque et tout est dépeuplé » Alphonse Lamartine

Être soi-même : « même » renvoie à une idée de semblable, de redondance. Être soi-même, c’est être soi, au plus haut point soi d’où idée d’un ACCORD entre soi et soi,

1. externe: apparaître, exister tel que l’on est: notre existence est en accord avec notre essence: on incarne au dehors ce que l’on est au dedans

2. interne: on a le sentiment d’être en accord avec soi: on se connaît, on s’est trouvé, on s’accepte, on a le sentiment d’être ce qu’on voulait, devait être.

Cela présuppose qu’être soi-même est

1.conditionnel ( il y a des conditions pour l’être ? inconditionnel, sans condition)

2. possible ( sans quoi on envisagerait pas les conditions nécessaires à cela)

Le sujet suggère que les autres peuvent être un obstacle ( voire sont le seul obstacle!!) au fait d’être soi-même. D’où le raisonnement suivant : si on les supprime dans la solitude, on est soi-même ( en tout cas on le devrait logiquement) Cela présuppose que l’on se connaisse.

 

 

(1) Être soi-même, c’est d’abord accorder son être avec son apparaître, être au dehors tel que l’on est au dedans , rester fidèle à soi, sans compromis. (2) Or il semble bien difficile de rester fidèle à soi quand les autres sont là. Souvent, nous nous taisons ou même mentons pour ne pas froisser les autres ; nous abandonnons un comportement naturel pour jouer la comédie ou nous forçons à paraître ce que nous ne sommes pas pour être accepté, intégré, aimé… Mais dès que les autres s’en vont, que nous retrouvons seul physiquement, sans entourage nous pouvons regretter de ne pas avoir été nous-même et semblons cesser de jouer la comédie. Donc la solitude semble être une condition nécessaire et suffisante pour être à nouveau ou enfin soi-même. (3) Mais être soi-même, ce n’est pas seulement apparaître tel que l’on est devant les autres, c’est aussi et surtout être ce que l’on est pour soi, être en accord avec soi au dedans de soi; ce qui fait d’ailleurs que je peux au dehors ne pas être moi-même tout en le restant au dedans , si je ne suis pas dupe, ni contraint. Dès lors la solitude ne suffit plus pour être soi-même, il faut y ajouter la connaissance et la maîtrise de soi. Et comme la solitude n’est pas nécessairement l’état le plus favorable à la connaissance et à la réalisation de soi, on peut même penser qu’il faut la rompre pour se confronter au regard des autres, aux réactions qu’ils déclenchent chez moi , qui peuvent me permettre de me découvrir, de mieux me connaître et de pouvoir être moi-même. (4) Aussi on peut se demander s’il suffit vraiment d’ être seul pour être soi-même ? (5) C’est donc du problème des conditions pour être soi-même et de la possibilité d’atteindre cet état au milieu des autres dont nous allons traiter . (6) Se poser cette question, c’est présupposer que ce qui m’empêche d’être moi-même ne peut être qu’au dehors ou indépendant de ma volonté. (7) Nous nous demanderons donc si les autres ne sont pas ce qui m’empêche d’être moi-même, si les abolir, c’est pour autant me retrouver et être en accord interne et si finalement on veut vraiment être soi-même ?

 

I. les autres, la vie en société semblent être un obstacle à un accord entre ce que je suis et ce que j’apparais, fais, dis.

– on joue chacun un rôle dans la grande « comédie sociale » d’où une distorsion entre notre être et notre paraître. Un écart dans lequel on peut finir par se perdre ou un rôle dans lequel on peut se prendre au jeu.

– la vie en société exige certaines règles ,certains interdits qui peuvent nous limiter et nous empêcher de faire ce qui nous plaît (? ce que l’on veut)

– Comme on se définit par rapport aux autres, on peut vouloir s’affirmer dans l’opposition ( mais ce n’est pas parce qu’on nie quelque chose qu’on défend pour autant quelque chose qui serait vraiment soi) ou être dans le mimétisme ou un jeu de séduction aliénants ou même se laisser emporter par la foule ( c’est ce que décrivait Gustave Le Bon en 1895 dans La psychologie des foules : « Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. »)

Donc , on pourrait croire que puisque la vie en société nous empêche d’être nous-mêmes, abolir les autres en se retirant de la société suffirait pour être enfin nous-même. Mais cette réciproque est-elle vraie? Est-ce aussi simple?

II. A. d’abord en me détachant de la société, je ne l’annule pas pour autant. Même seul, je reste un produit social et si l’autre n’est plus devant moi, il est en moi ( il me suffit de l’imaginer là et je peux avoir honte, SARTRE), tout comme la société et ses interdits ( ils sont même en moi de manière inconsciente: SURMOI de Freud) .

B. Ensuite, même sans cela, serais-je pour autant moi-même? Être soi-même c’est être en accord INTERNE avec soi avant de l’être au dehors ( cet accord externe est secondaire: on peut ne pas paraître tel que l’on est et rester soi-même si on sait ce qu’on fait et qui l’on est en fait; mais ce n’est pas parce qu’on est soit-disant soi-même au dehors que l’on est pour autant au dedans) Car pour cela, il faut

    – se connaître or il y a ce que j’ai conscience d’être et ce que j’ignore ( inconscient, limites de la connaissance de soi liée au manque d’objectivité, la mauvaise foi …)

    – se réaliser , or il y a ce que je suis et ce que je ne suis pas encore (l’homme est un projet ,donc n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas; SARTRE) ; il y a ce que je suis en tant qu’être de désir et ce que j’exige de moi en tant qu’être de raison, et même mes désirs peuvent être contradictoires: on est souvent déchiré, obligé de privilégier tel aspect de soi au détriment d’un autre

    C. Les autres sont ici importants pour la connaissance de soi ( cf. cours)

    Donc la solitude n’est pas une condition suffisante (A/B)pour être soi-même et elle n’est même pas nécessaire (C). Doit-on dès lors penser que le seul obstacle au fait d’être soi-même est finalement soi-même?

    III. C’est l’hypothèse retenue par Heidegger ( on se fuit soi-même dans « la banalité quotidienne » , dans l’ « inauthenticité » d’une vie la plus générale possible, on se cache dans l’indétermination du On) , Pascal ( divertissement), Sartre et la mauvaise foi (on s’invente des excuses pour ne pas être soi-même, les autres, les circonstances, les exigences de la vie en société,. )

Donc finalement, si je ne suis pas moi-même, c’est surtout parce que je n’y tiens pas. Et , c’est pourquoi  je joue mes rôles sociaux jusqu’à m’y perdre, que j’accepte si volontiers de rentrer dans le jeu de masque qu’exige la vie en société. C’est la peur de ce que je suis qui fait que je l’accepte et que je fuis la solitude. [C’est aussi peut-être ma pauvreté intérieure qui fait que je suis prêt à tout pour me fondre dans la masse comme le suggère Schopenhauer. Celui qui n’a pas peur de ce qu’il est, qui est conscient de sa richesse, de sa valeur n’a plus besoin de l’autre, de sa reconnaissance qui lui coûte trop cher : l’abnégation de lui-même.] Donc si on est difficilement soi-même, ce refus d’être soi-même trahit ce que l’on est . Donc finalement si on n’est jamais soi-même parce qu’on ne le veut pas ou ne le peut pas (Cf. II), on est toujours soi-même, soi se fuyant ou soi se cherchant.

TEXTES COMPLEMENTAIRES

 1.« Et tout d’abord toute vie en société exige nécessairement un accommodement réciproque, une volonté d’harmonie :aussi, plus elle est nombreuse, plus elle est devient fade. On ne peut vraiment être soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur » Schopenhauer, Aphorisme sur la sagesse dans la vie

2.« De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de la félicité de la condition des rois, de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux . Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse – qui nous en détourne- nous en garantit. »Pascal, Pensées 

3.« Il y a une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que , bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est , en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des paries de cette terre, l’une des parties de cet Etat, de cette Société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion ; car on aurait tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de la ville, il n’aurait raison de se vouloir perdre pour la sauver. » Descartes, Lettre à Elisabeth

4.« En outre , la Cité est par nature antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, puisque le corps entier une fois détruit, il n’y aura ni pied, ni main, sinon par simple homonymie et au sens où l’on parle d’une main de pierre : une main de ce genre sera une main morte. (…) Que dans ces conditions la cité soit aussi antérieure à l’individu, cela est évident : si, en effet, l’individu pris isolément est incapable de se suffire à lui-même, il sera en rapport à la cité comme, dans nos autres exemples, les parties sont en rapport avec le tout. Mais l’homme qui est dans l’incapacité d’être membre d’une communauté, ou qui n’en éprouve nullement le besoin parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait en rien partie d’une cité, et par conséquent est ou une brute ou un dieu. »Aristote, La politique. 

5. « Des observations attentives paraissent prouver que l’individu plongé depuis quelque temps au sein d’une foule agissante, tombe bientôt dans un état particulier, se rapprochant beaucoup de l’état de fascination de l’hypnotisé entre les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l’esclave de toutes ses activités inconscientes, que l’hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis.(…) Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule. Il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est devenus impuissante à guider. Par le fait seul qu’il fait parti d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. » Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895)