Hobbes et le pouvoir des mots

15 mai 2011 0 Par Caroline Sarroul

 

« L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d’enregistrer ce qu’en y pensant on trouve être soit la cause d’une chose présente ou passée, soit ce que les choses présentes ou passées peuvent produire ou réaliser : en somme, c’est l’acquisition des arts. Deuxièmement, d’exprimer à autrui la connaissance que l’on a atteinte : il s’agit là de se conseiller et de s’enseigner les uns les autres. Troisièmement, de faire connaître à autrui ses volontés et ses projets, de façon que nous recevions les uns des autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et de charmer soit autrui soit nous-mêmes en jouant innocemment avec nos mots, pour le plaisir ou l’agrément. »                                                                                                                                                                                                   Hobbes, Léviathan, 1651

 

 

 Explication possible

    Parler, c’est faire un usage personnel d’une langue commune. Pour Descartes, la parole est à réserver à l’homme, car seul l’homme pense. Il y a donc un lien étroit entre la pensée et la parole. Mais quel est donc la nature de ce lien? Pour Descartes, les mots ne sont que le véhicule de la pensée, pour Hegel, il en soit la condition. Et les mots ne servent-ils qu’à extérioriser ou partager sa pensée, avant d’agir ou parler est-ce déjà agir? Ce sont ces deux questions que Hobbes aborde, dans cet extrait du Léviathan, objet de notre explication. Il soutient qu’il y a 2 usages « généraux » de la parole: un usage privé et un usage publique, qui donne une nature différente aux mots, puisqu’ils sont d’abord « marques » aux lignes 1 à 6, puis « signes » quand nous parlons aux autres aux lignes 6 à 10; ces 2 usages apportant à l’homme 4 avantages, 4 pouvoirs exposés pour finir. En expliquant sa thèse et ses arguments, nous pourrons nous interroger sur ses éventuelles limites.

                           Le premier usage de la parole est donc de passer d’un « discours mental » à un « discours verbal ». On sortirait du silence de la pensée pour verbaliser celle-ci. C’est ce qu’on appelle penser à voix haute. Parler, ce serait extérioriser un discours dit pour soi-même mentalement. Mais Hobbes décrit ce passage comme une « transformation » , on passe d’ « un enchaînement de pensées » à « un enchaînement de mots ». L’enchaînement demeure donc mais les éléments sont autres: avant la prise de parole, « des pensées », après « des mots ». Ce qui signifie donc qu’on penserait sans eux. Et c’est ce que confirme l’analyse des avantages des mots: ils permettent simplement d’ « enregistrer », de conserver dans le souvenir de ce qui a été pensé. Ils le permettent en tant que « notes », « marques ». Le mot est donc réduit à un moyen et un rôle mnémotechniques. Et on peut penser que le mot en associant à une idée , chose immatérielle, un son, une association de sons articulés, cela va donner un support matériel à l’idée, et activer la mémoire sensorielle. Parler, c’est agir, percevoir ce qu’on articule, l’action s’accompagne de conscience, la perception laisse une trace dans l’esprit qui associée à la pensée , permettra de se rappeler de cette dernière et évoquant l’état vécu. On se rappelle ce qu’on fait, ce qu’on subit, plus que ce que l’on a simplement pensé. Les mots marquent l’esprit. Les mots articulés permettent donc à la pensée d’exister pour nous, de manière matérielle, d’où mémorisation facilitée. Cette mémorisation est présentée comme un avantage car elle permet d’avoir des sortes mécanismes mentaux, des enchaînements de pensées qu’on n’aura pas à refaire, grâce aux mots.

  On peut ici noter qu’une telle analyse du rôle des mots semble conduire à penser que le rapport entre les mots et la pensée ( et donc les choses qu’ils désignent) est arbitraire, les mots ne sont pas des « symboles » mais des marques, des notes, dès lors le lien entre le mot et son référent n’a pour seul impératif d’être clair et simple, pour faciliter la mémorisation et permettre un souvenir fidèle et clair. Peu importe contrairement à ce que soutenait Cratyle que les mots arbitraires et que, pour reprendre ma terminologie de Saussurre , que le lien entre le signifiant – empreinte psychique de l’association de sons- et le signifié soit arbitraire, au sens d’immotivé. Si on en reste à cette partie de la réflexion de Hobbes, il pourrait même être purement arbitraire, au sens laissé à la décision et à la discrétion de chacun, puisque les mots semblent rester extérieurs à la pensée et ne sont que des support pour y associer des pensées. En effet, et c’est assez paradoxal, Hobbes associe, comme nous l’avons dit, la verbalisation à une « transformation », passant de la pensée aux mots, mais il parle en même temps d’un « discours mental ». Or comment peut-il y avoir discours même mental sans les mots? Hegel objectera au XIX ème siècle à Hobbes que la pensée sans les mots n’est pas encore une pensée, pas suffisamment claire et distincte pour être qualifiée comme telle. Les mots donne non seulement à la pensée une consistance matérielle mais ils lui donnent forme. Aussi c’est dans les mots que nous pensons et la pensée est donc prisonnières des distinctions linguistiques en même temps qu’elles sont le reflets de distinctions conceptuelles. Ce que Hobbes admettrait en un sens, car une fois que j’ai pensé une chose pour la première fois, il suffira ensuite de se rappeler via les mots ce qui a été pensé pour être épargné d’un « nouveau travail ». C’est ce qui permet de passer du particulier au général, et d’acquérir « art ». (C’est ce que montre par la suite Hobbes avec l’exemple du calcul, facilité par le passage du décompte sur les doigts aux nombres.. Mais c’est aussi ce qui peut conduire à des erreurs : « quand les hommes enre­gistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu’ils n’ont jamais comprises, et ils se trompent ». Hobbes écrit aussi que « les mots sont les jetons des sages, avec lesquels ils ne font rien d’autre que des calculs, mais ces mots sont la monnaie des sots, qui les évaluent en fonction de l’autorité d’un Aristote, d’un Cicéron ou d’un Saint Thomas, ou de quelque autre docteur qui, quelque docteur qu’il soit, n’est [pourtant] qu’un homme. », ce qui signifie que pour lui les mots, qui sont des universaux, ne désignent rien d’universel dans la réalité où tout est singulier. Les mots ne sont que des mots, ils permettent de penser la réalité, de penser des caractéristiques mais pas des essences. Hobbes est nominaliste, « il n’y rien d’universel dans le monde en dehors des dénominations, car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières. ») /

 Cette question de l’intériorité mise à part, le second usage de la parole va amener à revenir sur cette idée d’arbitraire, et avec le passage de la « marque » au « signe »

                                     En effet à partir de la ligne 6, l’usage de la parole est ramené à la communication avec autrui. Et de la simple notation, on passe à l’idée de « signification ». Les mots ne servent plus simplement à marquer, ce que l’on pense, mais à le communiquer à autrui. Cela présuppose donc une langue commune et donc que les mots soient une convention commune. On retrouve ici le mot comme signe, comme le définira Saussurre comme une « entité à double face » liant un signifiant et un signifié, un concept, le tout renvoyant à quelque chose dans la réalité, dans notre représentation de la réalité, le référent Une définition est certes une pensée, mais elle est un discours. On retrouve aussi le schéma classique de la communication linguistique, comme un système de codage/décodage, qui , pour bien se faire doit être attentif à « la mise en relation et l’ordre » des mots. 

   On peut penser ici que Hobbes suggère que le sens des mots dépend aussi du contexte et que ce qui fait sens, c’est plutôt une totalité que chaque mot qui produit le sens et c’est aussi parce qu’on entend le mot dans cette totalité que le sens se précise et se définit. Un mot a certes un sens en soi, parfois même plusieurs, mais son sens dépend aussi du contexte. Cela permet de réduire les incompréhensions ( presque inévitables, pour Hobbes, car chaque sensation, perception est particulière, chaque pensée l’est aussi. C’est pourquoi même si le code est commun, on n’est pas assuré de mettre exactement le même contenu aux mots.) Ceci dit, c’est un autre élément qui distingue la parole humaine de la communication animale, là le code est stéréotypé et si chaque élément n’a pas de sens en soi, le contenu total est invariable et n’exige aucune interprétation, ni dimension de dialogue et où il ne peut y avoir incompréhension..

 Hobbes ajoute que les mots permettent aussi d’exprimer désirs, craintes et passion. Cette capacité des mots à pouvoir tout dire ( pensées et passions) peut être discutable, c’est ce que fera Bergson en disant que si les mots sont adéquats pour dire le général, le commun, ils sont inadéquats pour dire le particulier et l’intime. Et cela parce que les mots correspondent à une représentation voilée, utilitaire du réel.

  Donc Hobbes en est arrivé par l’analyse des usages de la parole, à la définition du mot comme un signe qui permet aux autres de comprendre ce que nous voulons signifier. Pour finir, il va préciser ce que permettent les mots et leur usage personnel dans la parole et les mots de simples outils vont devenir des armes en un sens.

                                     Il va à travers 4 usages de la parole, souligner quatre pouvoirs de la parole, des mots. Les mots lorsqu’ils sont utilisés comme marque de la pensée, permettent « l’acquisition des arts » donc d’un pouvoir sur la réalité. On peut en effet assimiler ici les arts, à un savoir faire qui présuppose expérience, loi, prévision; pour cela il faut se rappeler ce dont a fait l’expérience, perçu, et donc pensé pour parvenir à des généralisation, pour passer du constat d’une lien causal, à une loi permettant la prévision et donc la maîtrise et l’action. Donc les mots permettent d’agir sur le monde. La pensée débouche sur l’action. De la même manière, si dans la communication avec autrui, les mots permettent transmission de la pensée et du savoir, via le conseil ou l’enseignement; les mots permettent aussi de faire en sorte qu’autrui vienne à mon secours. Certes on peut y voir l’idée d’une coopération utile à la survie de chacun, mais on peut aussi voir dans les mots le pouvoir de faire plier l’autre à ma volonté et c’est ce que confirme le dernier usage particulier « charmer ». Charmer, c’est conquérir quelqu’un non par la contrainte ou la conviction, mais par le plaisir et la persuasion. Le charmeur est souvent flatteur. De ce dernier usage, on peut en déduire que les mots même s’ils ne sont que marques ou signes, ne valant pas en théorie pour eux-mêmes peuvent valoir pour eux-mêmes, en étant que des mots pour des mots, des mots pour le plaisir des mots. Mais même là, le mot a un pouvoir. Celui qui possède les mots ne possède pas nécessairement la réalité, mais il possède le pouvoir sur les choses et sur les êtres.

    Donc Hobbes a soutenu dans ce texte l’extériorité des mots sur la pensée et souligner le pouvoir des mots, qui ne se réduisent pas à simple expression pour soi ou pour les autres de la pensée. Nous avons vu les limites de cette extériorité mais on ne peut que rejoindre Hobbes, celui qui possède le pouvoir de la parole, possède le pouvoir tout cours, si ce n’est sur les choses, sur les hommes, sans aucun doute.