L’histoire des petits lapins (de Claude Bernard)

15 mai 2011 0 Par Caroline Sarroul

Bachelard (1884-1962): « L’observation scientifique est toujours une observation polémique »

Elle est « polémique » à la fois

« On a dit souvent qu’une hypothèse scientifique qui ne peut se heurter à aucune contradiction n’est pas loin d’être une hypothèse inutile. De même, une expérience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans débat, à quoi sert-elle ? Une expérience scientifique est alors une expérience qui contredit l’expérience commune. D’ailleurs, l’expérience immédiate et usuelle garde toujours une sorte de caractère tautologique, elle se développe dans le règne des mots et des définitions ; elle manque précisément de cette perspective d’erreurs rectifiées qui caractérise, à notre avis, la pensée scientifique. (…)
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C’est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c’est là que nous décèlerons des causes d’inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. »

  • mais aussi parce qu’on observe avec l’esprit : une théorie nouvelle scientifique n’est jamais le résultat de la seule observation (d’une observation neutre). Elle ne prend sens que dans le cadre d’une théorie qui lui sert de cadre ou qui sert de plan d’observation . C’est parce que ce qu’on voit confirme et surtout infirme la théorie ( qui fait que l’on s’attend à voir quelque chose) que l’on va noter ce que l’on voit. C’est ainsi qu’un phénomène naturel devient un fait scientifique.

on peut donc faire une difference entre

Distinguer expérience et expérimentation, phénomène et fait, regarder et observer.

  • Expérience ( ou phénomène) = le monde tel qu’il nous apparaît. L’expérience est déjà « théorique » : nous comprenons notre expérience du monde selon des schémas naïfs d’explication  Cette expérience est souvent un obstacle à la compréhension rationnelle du monde, selon Bachelard.
  • Expérimentation ( ou fait) = attitude volontaire du savant qui crée artificiellement des conditions d’observation afin d’isoler un phénomène et confirmer ou infirmer une hypothèse théorique.

   « On apporta un jour dans mon laboratoire des lapins venant du marché.  On les plaça sur une table, où ils urinèrent, et j’observai par hasard que leur urine était claire et acide.  Ce fait me frappa parce que les lapins ont ordinairement l’urine trouble et alcaline, en leur qualité d’herbivores, tandis que les carnivores, ainsi qu’on le sait, ont, au contraire, les urines claires et acides.  Cette observation d’acidité de l’urine chez les lapins me fit venir la pensée que ces animaux devaient être dans la condition alimentaire des carnivores.  Je supposai qu’ils n’avaient probablement pas mangé depuis longtemps et qu’ils se trouvaient ainsi transformés par l’abstinence en véritables animaux carnivores, vivant de leur propre sang.  Rien n’était plus facile que de vérifier par l’expérience cette idée préconçue ou cette hypothèse.  Je donnai à manger de l’herbe aux lapins, et quelques heures après leurs urines étaient devenues troubles et alcalines.  On soumit ensuite les mêmes lapins à l’abstinence, et après vingt-quatre ou trente-six heures au plus, leurs urines étaient redevenues claires et fortement acides ;  puis elles devenaient de nouveau alcalines en leur donnant de l’herbe, etc.  Je répétai cette expérience si simple un grand nombre de fois sur les lapins, et toujours avec les mêmes résultats.  Je la répétai ensuite  chez le cheval, animal herbivore qui a également l’urine trouble et alcaline.  Je trouvai que l’abstinence produit, comme chez le lapin, une prompte acidité de l’urine, avec un accroissement relativement très considérable de l’urée, au point qu’elle cristallise parfois spontanément dans l’urine refroidie.  J’arrivai ainsi, à la suite de mes expériences, à cette proposition générale qui alors n’était pas connue, à savoir qu’à jeun tous les animaux se nourissent de viande, de sorte que les herbivores ont alors des urines semblables à celles des carnivores.

  Il s’agit ici d’un fait particulier bien simple qui permet de suivre facilement l’évolution du raisonnement expérimental.  Quand on voit un phénomène qu’on n’a pas l’habitude de voir, il faut toujours se demander à quoi il peut tenir, ou, autrement dit, quelle en est la cause prochaine; alors il se présente à l’esprit une réponse ou une idée qu’il s’agit de soumettre à l’expérience.  En voyant l’urine acide chez les lapins, je me suis demandé instinctivement quelle pouvait en être la cause.  L’idée  expérimentale a consisté dans le rapprochement que mon esprit a fait spontanément entre l’acidité de l’urine chez le lapin et l’état d’abstinence, que je considérai commme une vraie alimentation de carnassier.  Le raisonnement  inductif que j’ai fait implicitement est le syllogisme suivant : les urines des carnivores sont acides ; or les lapins que j’ai sous les yeux ont les urines acides ; donc ils sont carnivores, c’est-à-dire à jeun.  C’est ce qu’il fallait établir par l’expérience.

  Mais pour prouver que mes lapins à jeun étaient bien des carnivores, il y avait une contre-épreuve à faire.  Il fallait réaliser expérimentalement un lapin carnivore en le nourissant avec de la viande, afin de voir si ses urines seraient alors claires, acides et relativement chargées d’urée comme pendant l’abstinence.  C’est pourquoi je fis nourrir des lapins avec du boeuf boulli froid (nourriture qu’ils mangent très bien quand on ne leur donne pas autre chose).  Ma prévision fut encore vérifiée, et pendant toute la durée de cette alimentation animale, les lapins gardèrent des urines claires et acides.

  Pour achever mon expérience, je voulus en outre voir par l’autopsie de mes animaux si la digestion de la viande s’opérait chez le lapin comme chez un carnivore.  Je trouvai, en effet, tous les phénomènes d’une très bonne digestion dans les réactions intestinales, et je constatai que tous les vaisseaux chylifères étaient gorgés d’une chyle très abondant, blanc, laiteux, comme chez les carnivores. »

Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale.

  Analyse de ce qu’est un fait scientifique ( à distinguer du phénomène, simple donnée de l’expérience pas encore passée au crible de la théorie) et de la démarche scientifique ( que l’on croit inductive plutôt que déductive, où l’on croit que l’expérience est reine, première et la théorie seconde : ici 

et ailleurs: http://www.philolog.fr/comment-selabore-le-savoir-scientifique/