Le labeur comme « meilleure des polices » Nietzsche

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

      « Dans la glorification du «  travail  », dans les infatigables discours sur la «  bénédiction du travail  », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous :à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. »

Nietzsche, Aurore (1881), Livre III, § 173

   Pourquoi travaille-t-on ? Pour gagner sa vie. En effet, le travail trouve d’abord une  justification économique. Par le travail, je produis des biens utiles qui correspondent à une demande, à des besoins et je gagne les moyens de les consommer, cette consommation correspondant elle aussi à une demande impérieuse : la nécessité de répondre et de résoudre des problèmes biologiques et matériels posés par la vie : se nourrir, se vêtir, se loger. Le travail est donc d’abord une réponse économique à un problème biologique, celui de se conserver en vie, mais aussi dès lors signe de la servitude de l’homme au biologique, comme le dénonçait déjà Aristote. Mais , il y a pire encore, si l’on peut dire, dans le sens où pour gagner sa vie ou plutôt sa survie  en travaillant, il semble qu’il faille d’abord la perdre et se perdre. Comme le soutient Nietzsche, dans cet extrait de Aurore , objet de notre commentaire, tout travail est d’abord une dépense d’énergie vitale et en ce sens « dur labeur », c’est-à-dire travail pénible et prolongé. Et, de cette perte d’énergie vitale découle , selon lui, la perte de notre individualité (l 1/4) au travers de celles de notre liberté et de notre humanité (l 5/12) ; ce qui ferait du travail , l’arme idéale d’une société sécuritaire ( l 13/15). Ceci dit, même si la thèse nietzschéenne est pertinente et fait écho à d’autres thèses , on peut se demander si dans le travail on est contraint de perdre sa vie à la gagner ?

I.A.Nietzsche défend cette thèse à la fin du XIXeme siècle, en 1880-1881, c’est-à-dire en pleine révolution industrielle, caractérisée  par la concentration des travailleurs en usines, la production de masse sur un marché en expansion, l’apparition de la logique capitaliste de profit et l’avènement de la société de consommation, c’est-à-dire que les besoins élémentaires étant considérés satisfaits pour la majorité, on va s’attacher à répondre à des besoins secondaires multiformes, sans cesse renouvelés et crées.

  Et dans ce cadre, même si on dénonce comme Marx, la triste réalité du travail aliéné en usine, la misère de la classe ouvrière exploitée , le travail reste une valeur centrale de la société, étant au cœur de la croissance économique et  source du profit capitaliste. Même Marx continue à faire du travail une spécificité  de l’humain et dans la lignée de Hegel à y voir un moyen de se réaliser en tant qu’homme et individu. Le travail est glorifié, et après avoir été la marque de notre malédiction , comme prix à payer pour le péché originel, il est désormais béni.

   Mais , Nietzsche s’interroge ici sur les véritables causes de cette « glorification » du travail. Pour lui, il y a plus qu’un simple enjeu économique ou particularisme historique , il y a d’autres raisons plus générales et durables sous-jacentes . Derrière cette louange intéressée du travail se cache « la peur de tout ce qui est individuel ». Qui en a peur ? Toute société. Toute société, quelle qu’elle soit,  fonctionne sur une négation de l’individu pour assurer l’unité sociale,  préfére à l’originalité  dangereuse (car ingérable et source de conflits et de révoltes) l’uniformité. Pour la société, l’individuel devient synonyme d’égoïsme, d’insociabilité , bref de difficile à gérer, manipuler, contrôler et oppresser. Tout « contrat social » présuppose la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt particulier, même si le premier comprend encore le second, comme chez Rousseau.

   Mais ,la société de masse, née de la révolution industrielle, a encore plus besoin que l’individu se noie et se perde dans la masse, car la masse est apathique et indifférente. L’individu (ou même la classe sociale) a des intérêts particuliers, singuliers à défendre, une  volonté d’agir et d’être entendu. La masse, elle, n’est pas un groupe soudé autour d’intérêts reconnus communs, c’est une multitude sans conscience facile à contrôler, formée par une uniformisation des pensées, des désirs et par un égalitarisme total. Cette logique serait donc selon Nietzsche à l’œuvre derrière la louange sociale du travail . En défendant la valeur du travail, la société se protègerait de l’individuel. Comment ? En utilisant la nature même du travail.

 B. Le travail est d’abord une dépense d’énergie physique ou/et intellectuelle. En cela , il a un caractère pénible et fatiguant. Il est peine et souffrance. « A la sueur de ton front », disait déjà la Génèse dans la Bible. D’ailleurs, comme l’a précisé Marx, le salaire se justifie comme compensation  de la « force de travail » dépensée , comme ce qui permet de l’entretenir et de la reconstituer, la « force de travail » des ouvriers étant « leurs bras et leurs cerveaux agissants ou l’ensemble des facultés et physiques qui existent dans le corps d’un homme »( Le Capital). En ce sens , le processus de production est aussi un processus de consommation. Produire ,c’est consommer et consommer, c’est produire. Cette pénibilité du travail, cette fatigue qu’il génère et cela de manière continue et répétitive, (car le besoin est sans cesse renaissant et la servitude de l’homme à la nécessité d’alimenter l’animal en lui constante) a des conséquences désastreuses pour l’individu mais avantageuses pour la société.

     Non seulement le travail consomme de l’énergie, mais en  plus il consomme du temps « du matin au soir ». Pendant ce temps de travail, prenant un grande partie de la journée, l’individu perd son énergie, mais aussi son autonomie . Il est « brid(é) ».  Il est en effet soumis à des lois qui ne sont pas les siennes, qu’il n’a pas choisies ni érigées. La loi des horaires imposés, les lois du marché qui l’obligent à un rendement  et à une rentabilité, la loi  des supérieurs hiérarchiques , eux-mêmes soumis à d’autres lois, les lois de la matière à façonner, les lois de l’organisation du travail, du groupe, de la chaîne. Même si il a une certaine marge de manœuvre , elle est limitée et toujours dans le cadre de ces lois. Le travailleur est entièrement déterminé de l’extérieur et dépendant de l’extérieur. Le travailleur se voit dicter ses lois de l’extérieur . Ce qui par accoutumance, répétition et donc par inhabitude, le détourne de chercher à  se donner à lui même ses propres lois. Or qui légifère en l’homme ?  Soit sa raison , comme faculté des principes ( moraux ) soit ses désirs. Ici, en le soumettant toujours à une législation extérieure, on ne favorise pas leur développement et leur utilisation . Inutile qu’il pense ce qu’il veut ou désire, on pense pour lui. Et cela ni au travail, ni ailleurs. En l’accoutumant à ne pas être autonome au travail , on le prépare à être soumis ailleurs. Le conditionnement au travail, la négation de l’individu au nom du groupe, du profit ( encore plus forte dans le cadre de l’aliénation du travail décrite par Marx : ouvrier interchangeable car sans qualification) prépare à l’uniformisation sociale.  C’est une sorte de mesure « polic(ière) » préventive et efficace.

    D’autant plus efficace que, comme nous l’avons dit, le travail « use », fatigue. Du coup, même si il y avait un réveil de l’individu, une reste de volonté d’autonomie, il n’y aurait pas l’énergie nécessaire pour les faire aboutir. Au travail, on n’a pas le temps de penser, on est soumis au rythme (cf : S. Weil), et si on pense c’est au travail , et dans un cadre imposé, non à soi. On n’a pas le temps d’être conscient, de prendre du recul et d’analyser. Et en dehors du travail, on n’a pas l’énergie de s’y mettre, on utilise son temps libre à se reposer, à reconstituer ses forces ou on le perd à consommer (cf : Bergson). Dans ce cadre, on est limité à ce qui est , concentré sur ce qui est ( plus de place pour l’imagination et le rêve). On ne se pose plus de question ( donc plus de soucis). Au travail, on pense pour nous, on se repose et on va y retourner.

On ne travaille plus pour vivre , on vit pour travailler. Le travail n’est plus un moyen, c’est une fin. Même pas !  Ce n’est qu’ un moyen de gagner un salaire. Voilà , la fin, le gain, le salaire. Un salaire pour vivre ?  non !  pour survivre . On confond vivre et survivre, et du coup on se contente de peu : un salaire dépensé à manger, se vêtir, se loger et quelques petits plaisirs.Et, on croit par là gagner sa vie.

 C. Mais gagner sa vie, c’est la parfaire en en faisant une œuvre, notre œuvre, en lui donnant un but réellement humain. Ne viser que le gain, le salaire , ce n’est pas cela qui élève l’homme. Par là , il se rabaisse au « mesquin » , au « facile » . Mais, cela , c’est ce que la société veut , ne voulant pas que nous sachions le reste. C’est pourquoi par le travail, et sa nature même, elle nous tient en nous prenant  notre temps et notre énergie. D’où l’affirmation  de Nietszche, « c’est la meilleure des polices ». Et , même mieux, en faisant cela , elle exploite avec intelligence une des tendances paradoxales mais naturelles de l’homme : sa préférence de la sécurité à la liberté , déjà notée  par La Boétie dans son traité De la servitude volontaire .

     Mais comme le précisait aussi  Tocqueville, cette préférence s’est  renforcée dans les sociétés démocratiques et industrielles du XIXème . D’où le « maintenant » de Nietzsche , à la ligne 14.  Ce « maintenant » s’oppose aussi aux aspirations du XVIIIème siècle , siècle des Lumières et des révolutions au nom de la liberté. Cette préférence renforcée peut s’expliquer par le fait que le travail en ramenant l’homme au biologique, à l’animal  et en le détournant de ce qui est proprement humain, le ramène aussi à une sorte de comportement instinctif ( instinct de conservation) , la liberté passant au second plan. Mais aussi par le fait qu’ on ne peut réclamer ce qu’on ignore ou a oublié, faute d’exercice. Mais, elle peut surtout s’expliquer par le fait que le travail offre un salaire donc un certain confort , des petits plaisirs,  au prix d’un effort, donc on n’a pas envie de se le voir voler ou empêcher. On préfère l’avoir à l’être. Enfin, en tuant par le travail les individualités, la société nous fait rentrer dans la masse uniforme ,  « un troupeau d »animaux timides et industrieux » selon Tocqueville, donc sans revendications, sans intérêt pour le politique, sans aspiration à la liberté. Sans conscience, sans réflexion, on se laisse manipuler par l’autorité politique, comme au travail par l’autorité hiérarchique.

       Mais n’est-ce pas faire là un procès trop sévère au travail. Ne peut-on pas gagner sa vie sans la perdre et avec elle , la liberté ?

II. A. Ces analyses de Nietzsche sur la négation de l’individu dans et par le travail  se rapprochent de celles de Marx sur l’aliénation de l’ouvrier. ( à développer) . Et chez Marx, on voyait aussi que cette aliénation du travail avait pour conséquence une domination sociale et politique, l’infrastructure déterminant la superstructure . L’ouvrier qui ne pouvait selon lui se réaliser au travail ne la pouvait pas non plus dans la société, régie par la classe bourgeoise imposant en douceur son idéologie , ses intérêts, dont la sécurité , au centre des Droits de l’homme depuis 1789, ces derniers n’étant que ceux  de l’homme égoïste et bourgeois, selon lui.  Pourtant, Marx pensait qu’en changeant sinon la nature, difficile de lui enlever sa pénibilité ( et d’ailleurs les machines le font et en aliénant encore plus ! ! ) mais du moins l’organisation du travail et le statut de la propriété , on pouvait redonner à l’homme un travail dans lequel il puisse se réaliserDe même Hegel insiste sur le fait que le travail peut être une conquête de la liberté par négations successives (cf dialectique du maître de l’esclave en insistant seulement sur la libération de l’esclave par le travail ), même si on le fait pour rester en vie et dans la contrainte

    B. Nietzsche semble renoncer à cette éventualité, revenant plutôt à une vision antique du travail, proche d’Aristote. Car d’une part, le travail reste une servitude au biologique, à l’animal. Mais surtout, d’autre part, parce que tant qu’on ne le fait que pour répondre à cette nécessité, c’est-à-dire lorsqu’on ne travaille que pour le gain, il ne peut en être autrement. Le travail commence à devenir positif que s’il n’est plus travail. C’est-à- dire lorsqu’on ne le fait pas par nécessité , ni pour le gain mais pour le plaisir. Si le travail est un choix, si il est fait dans le plaisir et la joie, alors il devient une liberté et un espace de liberté. Mais, comme l’explique Nietzsche dans Le gai savoir   ( texte 22 p.401), ceci est le cas de quelques hommes rares, que sont : les artistes,les contemplatifs et les « oisifs », c’est-à-dire ceux qui n’exercent pas de professions lucratives, des privilégiers qui n’ont pas besoin de travailler pour le gain, mais ne travaillent que pour le plaisir. Ces hommes sont des exceptions et sortent du troupeau vulgaire.. On ne peut donc travailler pour gagner sa vie sans la perdre et avec elle sa liberté et son humanité

   C. Donc pour Nietzsche, ce qui fait la valeur du travail, c’est moins ce que l’on fait au travail que le but que l’on poursuit en travaillant . Etre exigeant sur le but, rendra exigeant au travail. Et c’est parce qu’elle connaît les hommes et leurs intérêts que la société utilise le travail, mais elle n’asservit que ceux qui l’étaient déjà à la nécessité et au gain. Mais, il est incontestable qu’en faisant cela, elle assure la sécurité ; même si le travail est l’objet des principales révoltes sociales :hausse des salaires, temps de travail,… . Il n’y a désormais pas grand chose d’autres qui fasse se révolter les hommes. La société est peu inquiétée. Si le travailleur se révolte , l’individu peu.

« Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ? »

Nietzsche, Aurore (1881), Livre III