Sommes-nous maîtres de nos paroles ?

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

      Un maître, c’est celui qui domine un être, une chose, une situation ou un domaine. Le maître, c’est celui commande, qui décide ou domine un sujet par sa connaissance théorique ou pratique. Il a le contrôle par son pouvoir ou par son savoir. Rien ne lui échappe, ni ne lui résiste. Il ne subit pas, il est au dessus en position de supériorité, de contrôle. En ce qui concerne la parole, il semble que l’on puisse être maître de nos paroles, car,  si le langage est une faculté commune à tous les hommes et même à tous les êtres, si une langue est propre à une communauté, la parole , elle, est individuelle. La parole, c’est l’usage individuel d’une langue commune dans le cadre d’une capacité de langage, elle , universelle. Ma parole est donc mienne, c’est moi qui décide de la prendre, de lui faire dire ce que je veux,  de la donner, d’y renoncer pour le silence, etc… Cela est en général vrai, mais être maître de ses paroles, ce n’est pas seulement être libre de prendre ou pas la parole, être maître de son débit verbal, c’est aussi parvenir à l’expression juste de ce que l’on veut dire, la maîtrise ne concerne pas seulement le contenant et son articulation, mais aussi le contenu et sa signification pour l’autre. Or il arrive que nous disions plus ou moins que ce que nous voulions dire, emporté par l’émotion ou ne trouvant pas le mots adéquat. Aussi peut-on se demander si nous sommes maîtres de nos paroles . Poser cette question, c’est présupposer au travers du verbe « être » que la maîtrise de la parole est un état ou pas, cela exclut l’idée que cette maîtrise pourrait être à conquérir et que nous ayons à devenir maîtres. C’est donc du problème du rapport de l’homme à sa parole et aux mots dont nous allons traiter en nous demandant si nous ne sommes pas décideurs de nos paroles, si pour autant nous en avons une entière maîtrise et si nous n’avons pas plutôt à nous rendre maîtres de nos paroles.

  Nous ne pouvons pas cesser de communiquer, car comme le souligne Watzlawick en précisant que le comportement a une particularité, qui est qu’il n’y a pas de non comportement et que tout comportement faisant sens , on ne peut donc pas ne pas produire de sens pour autre. Et d’autant plus que l’autre, comme tout homme, est un « herméneute » un chercheur de sens. Par contre, nous pouvons ne pas parler et si nous parlons, c’est en général parce que nous l’avons décidé. Parfois, nous parlons en rêve, emporté par l’émotion, mais la plupart du temps c’est volontairement que nous nous utilisons les mots, formons des phrases. Nous avons le choix entre le silence et la prise de parole. Et la parole étant un discours est par là une composition (par opposition aux contenus stéréotypés, prédéterminés et figés des animaux), à chaque moment il y a choix, jugement et donc maîtrise. Chacune de mes phrases m’est propre, un autre pour dire la même chose aurait utilisé d’autres mots, une autre composition.

 C’est d’ailleurs selon Descartes ce qui différencie la parole humaine du langage animal. L’animal ne choisit pas d’émettre ou non des signaux, c’est l’émotion, la situation, l’instinct qui le pousse à parler. Nous, nous pouvons prendre la parole en dehors de toute stimulation. Notre prise de parole est libre. Seul l’homme parle uniquement par ce qu’il a décidé, par il a envie de dire quelque chose. Il peut aussi se retenir de parler quand il pense que sa parole n’est pas adaptée, pas à propos ; alors que le perroquet lui parle mécaniquement, systématiquement. ( texte p. 192)

 De plus ma parole exprime ce que je pense, et c’est encore ce qui distingue homme et animal. L’animal n’exprime que ses passions. L’homme lui parle pour dire ce qu’il pense. Cela signifie donc qu’il a quelque chose à dire, à transmettre à autrui via les mots. Cela présuppose donc une pensée et une volonté de la communiquer. C’est ma pensée qu’exprime ma parole, donc elle est nécessairement mienne par son contenu.

Mais justement je pense à travers les mots et dès lors ne me dominent-ils pas eux aussi ? Jusqu’où va ma maîtrise au juste ?

  Parler, c’est penser mais penser, c’est aussi parler. C’est ce que souligne Hegel en montrant que c’est dans les mots que nous pensons. Les mots donnent du corps à la pensée en lui donnant une existence objective mais en même temps qu’ils permettent de la clarifier, de la préciser ils la conditionnent en partie aussi. Je pense à travers les mots et comme les mots correspondent déjà à une manière de penser, de se représenter les choses ( et pas à un simple étiquetage de la réalité comme le montre Benvéniste, Martinet et Bergson) , ma pensée se fait dans le cadre de cette pensée. Aussi on peut par l’intermédiaire de la langue décider en partie pour moi sinon de ma manière de pensée de manière de cerner ce que je pense.

 A cela s’ajoute parfois l’inadéquation entre ce que je voulais dire et ce que j’ai dit ou ce qui a été compris. Les mots sont parfois inadéquats ( Bergson, qualitatif et quantitatif) ou porteurs de connotations que j’avais négligées ou ignorées . Le contexte peut aussi faire que ma parole aura un impact inattendu, ce que j’ai dit va alors être grossi, déformé, amoindri…

 Et puis une fois la parole énoncée elle n’appartient plus qu’à moi : l’autre en devient en quelque sorte le dépositaire, elle est partagée ou même devenue publique. On peut alors la divulguer, la reprendre à son compte, la trahir. Le danger est encore plus grand quand elle est mise par écrit et lu. Dès lors, quand je prends la parole, je vais la prendre en sachant cela, ce qui peut poser des limites à ma parole, limites que je n’ai pas choisies mais qui viennent de la vie en société , de ma sociabilité naturelle, du désir d’être reconnu. A ces limites s’ajoutent évidemment les éventuelles limites à la liberté d’expression propre à mon Etat, limites qui peuvent finir par porter atteinte à ma liberté de pensée, la pensée se faisant en commun.

  Il y a même des cas où ma parole m’enchaîne comme dans la promesse, le pari  par exemple : certes c’est moi qui ait promis, parié mais je pourrais vouloir renier cela et je ne peux plus, ma parole m’engage et me rappelle à mes obligations.

 Donc il y a bien des cas où notre parole nous échappe , dans le sens où nous n’en avons pas une totale maîtrise mais partielle, partagée, conditionnée. Et pour Spinoza si nous étions lucides on devrait même dire que nous n’avons jamais la maîtrise de nos paroles et même de notre prise de parole. Si nous admettons qu’ endormis nous pouvons parler, que nous commettons parfois quelques lapsus , dont la cause est inconscientes, que l’alcool ou de fortes émotions peuvent nous faire perdre le contrôle de notre parole, nous pensons qu’en général nous ne parlons que par volonté, choix , liberté, « par seul décret de l’esprit ». Or pour Spinoza les choses iraient sans doute mieux si tel était le cas, «s’il était au pouvoir de l’homme aussi bien de se taire que de parler». Mais tel n’est pas le cas. De même qu’on ne peut empêcher un souvenir ou un élément refoulé de refaire surface dans le sommeil, on ne peut éveiller faire autrement. Il n’y a pas deux manières de fonctionner une libre et l’autre mécanique. Simplement quand on est éveillé on prend la parole dans un but alors on croit qu’on pourrait poursuivre un autre but et que ce but c’est nous qui nous l’avons fixé mais on ignore que ce but s’explique par une cause , qui a elle-même une cause,…Je ne parle pas de manière libre, il est nécessaire que je prenne la parole au moment où je la prends.

                    Mais prendre conscience que nous ne sommes pas maîtres de nos paroles ne doit pas nous inviter à renoncer à le devenir .

  C’est à nous de travailler à être d’abord maître de soi : on ne peut maîtriser ses paroles si on est sujets aux passions, si on n’est pas capable de former une pensée claire et posée des choses, des situations et des êtres. On se doit aussi d’acquérir sans cesse une plus grande maîtrise de la langue ( vocabulaire, grammaire..) et de la prise de parole ( savoir quand parler, comment convaincre ). Comme le disait Chomsky l’homme a la compétence de parler ( grammaire universelle) , de former des phrases et par là un discours, mais cette compétence doit devenir une performance, ce qui présuppose un apprentissage, un ensemble d’acquisitions… et on n’a jamais fini cet apprentissage. Il faut aussi parvenir à une plus grande connaissance de soi et des causes de nos actes et volontés. On comprendra alors pourquoi on pense cela et pourquoi on prend la parole pour le dire. C’est ce sur quoi débouche la critique du libre arbitre chez Spinoza. L’homme conquiert une nouvelle forme de liberté et de maîtrise par la compréhension  de ce qui le détermine.