Travailler est-ce perdre son temps ?

17 mai 2012 0 Par Caroline Sarroul

Travailler est-ce perdre son temps ?

     En tant qu’être mortel , le temps nous est compté et si on prend pleinement conscience de cela, on ne peut souhaiter perdre notre temps, c’est-à-dire mal l’occuper et donc mal vivre le temps qui nous est accordé. Faire un bon usage de ce temps irréversible face auquel nous sommes impuissants (il passe quoique l’on fasse et même si on ne fait rien , on ne peut faire qu’il ne passe pas !), c’est la seule chose qui est en notre pouvoir. Mais , ce pouvoir semble bien  limité car il semble y avoir des obligations, des nécessités auxquelles on ne peut pas ne pas consacrer du temps. Le travail semble être l’une d’entre elles. En effet, au travail, on dépense de l’énergie physique et/ou psychique en échange d’une production ou d’un salaire, mais on dépense aussi du temps. Ce temps passé à se préparer, à travailler et à se reposer du travail pour le travail est sur une journée, une semaine si important, qu’on peut finir par se demander si on ne perd pas son temps à essayer d’en gagner du libre pour vivre. On gagne sa vie en travaillant, dit-on. Mais qu’est-ce que gagner sa vie au juste et donc ne pas perdre son temps ? En d’autres termes , travailler est-ce perdre son temps ?

   Travailler n’est-ce pas occuper avec profit le temps ? En s’efforçant de ne pas perdre de temps au travail, ne finit-on pas par perdre son temps ? Mais, veut-on et peut-on ne pas perdre son temps ?

I.Travailler, c’est certes dépenser du temps, investir du temps, qui aurait pu l’être autrement, mais en vue d’un gain dc ce n’est pas du temps perdu.

De toute façon le temps passe, mais si une heure reste une heure sur l’horloge, une heure de travail est une heure qui n’est pas passée pour rien justement ; cela se voit au fait qu’elle a été le cadre d’un nombre important d’actions , à ses fruits. Cette heure aurait pu rien m’apporter ; là , elle m’a apporté de quoi satisfaire mes besoins directement ou indirectement par l’intermédiaire d’un salaire ; elle a participé à consolider mes liens sociaux et ma place dans la société ; elle m’a peut-être permis à travers la réalisation d’une œuvre de me réaliser en tan t qu’homme et individu ( Hegel, Marx). Et cette même heure peut être doublement profitable dans le sens où non seulement j’ai gagné ma vie, c’est-à-dire répondu à mes besoins et même à ma nature, mais j’ai aussi pu  gagner du temps dans mon travail : je me suis avancé, j’ai été plus productif, plus efficace et du coup, je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon temps par rapport au travail et en même temps par rapport à moi-même.

          Mais justement à vouloir trop gagner de temps et sa vie ne finit-on pas par les perdre et s’y perdre ?

II.Rendre efficace, rentable le temps au travail a été à l’origine de sa division , comme dans le taylorisme, et  cette division repose sur une approche purement quantitative du temps et des hommes réduits à une quantité de force de travail. Il s’agit de faire plus en moins de temps , pour ne pas perdre de temps.

Mais on en a oublié une approche qualitative du temps.  Du coup, la division a entraîné l’aliénation du travail, et à ce moment-là, l’ouvrier ne peut que perdre son temps à « gagner sa vie » , ou plutôt de quoi survivre. Donc le gain quantitatif n’empêche pas la perte qualitative , et même l’entraîne presque nécessairement , on ne peut produire beaucoup, vite sans une organisation minutée où chacun ne soit pas réduit à une tache minimaliste, n’exigeant ni savoir-faire, ni intelligence, ni originalité.

On a également oublié que ne pas perdre son temps, c’est le consacrer à quelque chose ayant de la valeur, et pas seulement un prix. Or  ce qui a de la valeur pour moi, c’est ce qui est bon pour moi. Et si le bon , l’utile ne se réduit pas à l’agréable, il ne se réduit pas non plus à l’efficace, au rentable, à l’utilitaire ( gagne-pain). Ce qui est bon, c’est ce qui s’accorde avec ma nature et dans ce cas, ne pas perdre son temps, gagner sa vie , ce n’est pas seulement travailler à nourrir la bête, à lui donner un toit et un vêtement, c’est travailler à la parfaire, c’est-à-dire travailler à ce qu’elle soit ce qu’elle doit être ; conforme à sa nature, son essence ; en somme pleinement humaine. Et, là, souvent on perd sa vie à la gagner, ce contre quoi se sont insurgés les révoltés de 1968, en revendiquant le droit à la paresse ou de travailler ni plus ni moins mais mieux en préférant à la productivité industrielle , l’œuvre ,elle, proprement humaine et humanisante ( être prométhéen, Hegel, Arendt,..)

        Mais à force de penser comme Benjamin Franklin en 1748 que « le temps, c’est de l’argent », ne finit-on pas par oublié que la valeur des choses et des êtres ne se réduit pas à leur valeur d’échange marchande ou d’usage ? Le travail ne produit-il pas aussi une société de travailleurs ? Et dans ce cas peut-on réellement ne pas perdre son temps ?

III.Un pessimisme sur la nature humaine et sa finitude pourrait amener à penser que le temps est déjà perdu d’avance , car inarrêtable, irréversible. Il ne nous appartient pas, et on ne peut échapper à la fuite du temps. Le « Ô temps suspend ton vol » de Lamartine est bien vain.

Mais, là encore, croire que tout est perdu, c’est en rester à une approche quantitative du temps. Car ce qui fait qu’une vie est réussie, ce n’est pas sa longueur mais son contenu. Si elle est pleine, elle peut s’arrêter . Cf Epicure, Montaigne Donc, c’est en terme de qualité qu’il faut penser le rapport au temps, non en termes de quantité. Et, c’est d’ailleurs ainsi que nous vivons le temps : une heure n’est une heure que sur l’horloge, au bureau ou à l’usine, car pour moi elle peut être une éternité si j’attends, je souffre ou m’ennuie, mais elle peut être une seconde si je suis passionnément occupé, joyeuse . Mais dès lors il faut s’interroger sur ce qui fait la valeur d’une existence.

Mais si les valeurs sont celles du travail, il est clair qu’on ne peut avoir l’impression de perdre réellement son temps au travail , ni même dans son loisir, dominé par le travail. Mais, si on considère que la valeur est autre : ce qui est conforme à la nature de l’homme comme être pensant, on ne peut que perdre son temps (Bergson, Nietzsche) si aliénation , contrainte, consommation et non œuvres, créations, nourritures spirituelles, travail de prise de conscience. Mais peut-on ne pas souscrire aux valeurs collectives de notre société ? La valeur du temps ne dépend pas que de nous ,elle dépend aussi des autres. Et, de toute façon, comme le dit Arendt, libérer une société fondée sur le travail du travail est périlleux : crise des valeurs ! et peut-être que, finalement, l’homme préfère foncièrement perdre son temps dans le divertissement, comme le dit Pascal et le travail en est un en ce sens.