Le meilleur des mondes

21 août 2012 0 Par Caroline Sarroul


Aldous Huxley – Le Meilleur des Mondes – 18 Mai… par AlbertLAPOITE

Le meilleur des mondes ou 1984: laquelle de ces 2 contre-utopies est la plus plausible selon Huxley?


Huxley et les dictatures par Picchu

Extraits ( oeuvre intégrale ici )

– sur le travail , chap XVI, comme « meilleure des polices » ( Nietzsche)

— En dépit de ce travail affreux ? — Affreux? Ils ne le trouvent pas tel, eux. Au contraire, il leur plaît. Il est léger, il est d’une simplicité enfantine. Pas d’effort excessif de l’esprit ni des muscles. Sept heures et demie d’un travail léger, nullement épuisant, et ensuite la ration de soma, les sports, la copulation sans restriction, et le Cinéma Sentant. Que pourraient-ils demander de plus? Certes, ajouta-t-il, ils pourraient demander une journée de travail plus courte. Et, bien entendu, nous pourrions la leur donner. Techniquement, il serait parfaitement simple de réduire à trois ou quatre heures la journée de travail des castes inférieures. Mais en seraient-elles plus heureuses? Non, nullement. L’expérience a été tentée, il y a plus d’un siècle et demi. Toute l’Irlande fut mise au régime de ia journée de quatre heures. Quel en fut le résultat ? Des troubles et un accroissement considérable de la consommation de soma ; voilà tout. Ces trois heures et demie de loisir supplémentaire furent si éloignées d’être une source de bonheur, que les gens se voyaient obligés de s’en évader en congé. Le Bureau des Inventions regorge de plans de dispositifs destinés à faire des économies de main-d’oeuvre. Il y en a des milliers. — Mustapha Menier fit un geste large. — Et pourquoi ne les mettons-nous pas à exécution ? Pour le bien des travailleurs ; ce serait cruauté pure de leur infliger des loisirs excessifs. Il en est de même de l’agriculture. Nous pourrions fabriquer par synthèse la moindre parcelle de nos aliments, si nous le voulions. Mais nous ne le faisons pas. Nous préférons garder à la terre un tiers de la population. Pour leur propre bien, parce qu’il faut plus longtemps pour obtenir des aliments à partir de la terre qu’à partir d’une usine. D’ailleurs, il nous faut songer à notre stabilité. Nous ne voulons pas changer. Tout changement est une menace pour la stabilité. C’est là une autre raison pour que nous soyons si peu enclins à utiliser des inventions nouvelles. Toute découverte de la science pure est subversive en puissance ; toute science doit parfois être traitée comme un ennemi possible. Oui, même la science.

– sur la science et l’art, le souci du vrai du beau et du vrai ou le bonheur? Chap XVI

J’ai choisi ceci et lâché la science. — Au bout d’un petit silence : — Parfois, ajouta-t-il, je me prends à regretter la science. Le bonheur est un maîtreexigeant, — surtout le bonheur d’autrui. Un maître beaucoup plus exigeant, si l’on n’est pas conditionné pour l’accepter sans poser de questions, que la vérité. — Il soupira, retomba dans le silence, puis reprit d’un ton plus vif : — Enfin, le devoir est le devoir. On ne peut pas consulter ses préférences personnelles. Je m’intéresse à la vérité, j’aime la science. Mais la vérité est une menace, la science est un danger public. Elle est aussi dangereuse qu’elle a été bienfaisante. Elle nous a donné l’équilibre le plus stable que l’histoire ait enregistré. Celui de la Chine était, en comparaison, désespérément peu sûr ; les matriarcats primitifs mêmes n’étaient pas plus assurés que nous ne le sommes. Grâce, je le répète, à la science. Mais nous ne pouvons pas permettre à la science de défaire le bon travail qu’elle a accompli. Voilà pourquoi nous limitons avec tant de soin le rayon de ses recherches, voilà pourquoi je faillis être envoyé dans une île. Nous ne lui permettons de s’occuper que des problèmes les plus immédiats du moment. Toutes autres recherches sont le plus soigneusement découragées. Il est curieux, reprit-il après une courte pause, de lire ce qu’on écrivait à l’époque de Notre Ford sur le progrès scientifique. On paraissait s’imaginer qu’on pouvait lui permettre de se poursuivre indéfiniment, sans égard à aucune autre chose. Le savoir était le dieu le plus élevé, la vérité, la valeur suprême ; tout le reste était secondaire et subordonné. Il est vrai que les idées commençaient à se modifier, dès cette époque. Notre Ford lui-même fit beaucoup pour enlever à la vérité et à la beauté l’importance qu’on y attachait, et pour l’attacher au confort et au bonheur. La production en masse exigeait ce déplacement. Le bonheur universel maintient les rouages en fonctionnement bien régulier ; la vérité et la beauté en sont incapables. Et, bien entendu, chaque fois que les masses se saisissaient de la puissance politique, c’était le bonheur, plutôt que la vérité et la beauté, qui était important. Néanmoins, et en dépit de tout, les recherches scientifi- 252 ques sans restriction étaient encore autorisées. On continuait toujours à parler de la vérité et de la beauté comme si c’étaient là des biens souverains. Jusqu’à l’époque de la Guerre de Neuf Ans. Cela les fit chanter sur un autre ton, je vous en fiche mon billet ! Quel sel ont la vérité ou la beauté quand les bombes à anthrax éclatent tout autour de vous ? C’est alors que la science commença à être tenue en bride, après la Guerre de Neuf Ans. A ce moment-là, les gens étaient disposés à ce qu’on tînt en bride jusqu’à leur appétit. N’importe quoi, pourvu qu’on pût vivre tranquille. Nous avons continué, dès lors, à tenir la bride. Cela n’a pas été une fort bonne chose pour la vérité, bien entendu. Mais c’a été excellent pour le bonheur. Il est impossible d’avoir quelque chose pour rien. Le bonheur, il faut le payer. Vous le payez, Mr. Watson, vous payez, parce qu’il se trouve que vous vous intéressez trop à la beauté. Moi je m’intéressais trop à la vérité ; j’ai payé, moi aussi.

sur la religion, chap.XVII, des différentes raisons de croire ou de ne plus croire

« ART, la science, il me semble que vous avez payé votre bonheur un bon prix, dit le Sauvage, quand ils furent seuls. Est-ce tout ? — Mais, il y a encore la religion, bien entendu, répondit l’Administrateur. Il y avait autrefois quelque chose qu’on appelait Dieu, avant la Guerre de Neuf Ans. Mais j’oubliais ; vous savez bien ce que c’est que Dieu, n’est-ce pas?… — Ma foi… — Le Sauvage hésita. Il eût voulu dire quelques mots de la solitude ; de la nuit ; de la mesa s’étendant, pâle, sous la lune ; du précipice ; du plongeon dans les ténèbres pleines d’ombre; de la mort. Il eût voulu parler; mais il n’y avait pas de mots. Pas même dans Shakespeare. L’Administrateur, cependant, avait traversé toute la pièce et ouvrait un grand coffre-fort encastré dans le mur entre les rayons des livres. La lourde porte s’ouvrit. Fouillant dans l’obscurité du coffre : — C’est un sujet, dit-il, qui m’a toujours vivement intéressé. — Il en tira un gros volume noir. — Vous n’avez jamais lu ceci, par exemple. Le Sauvage le prit. « La Sainte Bible, contenant l’Ancien et le Nouveau Testament », lut-il tout haut sur la page de titre. — Ni ceci. — C’était un petit livre, qui avait perdu sa couverture. « Limitation de Jésus-Christ. » — Ni ceci. — Il tendit un autre volume. « Les Variétés de l’Expérience religieuse. Par William James. » — Et j’en ai encore des tas, continua Mustapha Menier, reprenant son siège, toute une collection de vieux livres pornographiques. Dieu dans le coffrefort et Ford sur les rayons ! — Il désigna en riant sa bibliothèque avouée, les rayons chargés de livres, les casiers pleins de bobines pour machines à lire et de rouleaux à impression sonore. — Mais si vous êtes renseigné sur Dieu, pourquoi ne leur en parlez-vous pas ? demanda le Sauvage avec indignation. — Pourquoi ne leur donnez-vous pas ces livres sur Dieu ? — Pour une raison identique à celle en vertu de laquelle nous ne leur donnons pas Othello : ils sont vieux ; ils traitent de Dieu tel qu’il était il y a des centaines d’années. Non pas de Dieu tel qu’il est à présent. — Mais Dieu ne change pas. — Mais les hommes changent, eux. — Quelle différence cela fait-il ? — Tout un monde de différence, dit Mustapha Menier. Il se leva de nouveau et alla au coffre-fort. — Il était un homme qui s’appelait le cardinal Newman, dit-il. Un cardinal, s’écria-t-il par manière de parenthèse, c’était une sorte d’Archi-Chantre. — « Moi, Pandolphe, de la belle Milan le Cardinal (1) »… J’ai lu des choses sur eux, dans Shakespeare. — Assurément. Eh bien, comme je le disais, il était un homme qui s’appelait le cardinal Newman. Ah ! voici le livre. — Il le tira. — Et pendant que j’y suis, je vais prendre également celui-ci. Il est d’un homme qui s’appelait Maine de Biran. C’était un philosophe, — si vous savez ce que c’était que cela. — Un homme qui rêve de moins de choses qu’il n’en existe au ciel et sur la terre (1), dit promptement le Sauvage. — Parfaitement. Dans un instant je vous lirai l’une des choses dont il rêva effectivement. En attendant, écoutez ce qu’a dit ce vieil Archi-Chantre. Il ouvrit le livre à un endroit marqué d’un signet et se mit à lire : « Nous ne nous appartenons pas plus à nous-mêmes que ne nous appartient ce que nous possédons. Ce n’est pas nous qui nous sommes faits, nous ne pouvons avoir la juridiction suprême sur nous-mêmes. Nous ne sommes pas notre maître. Nous sommes la propriété de Dieu. N’est-ce pas notre bonheur d’envisager la chose de cette manière ? Est-ce, à titre quelconque, un bonheur, ou un réconfort, de considérer que nous nous appartenons à nous-mêmes ? Ceux qui sont jeunes et en état de prospérité peuvent le croire. Ceux-là peuvent croire que c’est une grande chose que de pouvoir tout ordonner à leur idée, comme ils le supposent, de ne dépendre de personne, de n’avoir, à penser à rien qui soit hors de vue, de n’avoir pas à se préoccuper de la reconnaissance continue, de la prière continue, de l’obligation continue de rapporter à la volonté d’un autre ce qu’ils font. Mais à mesure que le temps s’écoule, ils s’apercevront, comme tous les hommes, que l’indépendance n’a pas été faite pour l’homme, qu’elle est un état antinaturel, qu’elle peut suffire pour un moment, mais ne nous mène pas en sécurité jusqu’au bout… » Mustapha Menier s’arrêta, posa le premier livre, et, prenant l’autre, en feuilleta les pages. — Prenez ceci, par exemple, dit-il, et, de sa voix profonde, il se remit à lire : « On vieillit, on a le sentiment radical de faiblesse, d’atonie, de malaise, qui tient au progrès de l’âge, et on se dit malade, on se berce de l’idée que cet état pénible tient à quelque cause particulière, dont on espère se guérir comme d’une maladie Vaines imaginations! La maladie,c’est la vieillesse, et elle est misérable; i faut s’y résigner… On dit que, si les hommes deviennent religieux ou dévots en avançant en âge, c’est qu’ils ont peur de la mort et de ce qui doit la suivre dans une autre vie. Mais j’ai, quant à moi, la conscience que, sans aucune terreur semblable, sans aucun effet d’imagination, le sentiment religieux peut se développer à mesure que nous avançons en âge : parce que les passions étant calmées, l’imagination et la sensibilité moins excitées ou excitables, la raison est moins troublée dans son exercice, moins offusquée par les images ou les affections qui l’absorbaient; alors Dieu, le Souverain Bien, sort comme des nuages ; notre âme le sent, le voit, en se tournant vers lui, source de toute lumière ; parce que, tout échappant dans le monde sensible, l’existence phénoménique n’étant plus soutenue par les impressions externes et internes, on sent le besoin de s’appuyer sur quelque chose qui reste et qui ne trompe pas, sur une réalité, sur une vérité absolue, éternelle ; parce que, enfin, ce sentiment religieux, si pur, si doux à éprouver, peut compenser toutes les autres pertes… » — Mustapha Menier ferma le livre et s’adossa en arrière dans son fauteuil. — L’une des nombreuses choses du ciel et de la terre dont n’aient pas rêvé ces philosophes, c’est ceci (il brandit la main), c’est nous, c’est le monde moderne. « On ne peut être indépendant de Dieu que pendant qu’on a la jeunesse et la prospérité. » Eh bien, voilà que nous avons la jeunesse et la prospérité jusqu’à la fin dernière. Qu’en résulte-t-il ? Manifestement, que nous pouvons être indépendants de Dieu. « Le sentiment religieux compensera toutes nos pertes: » Mais il n’y a pas, pour nous, de pertes à compenser ; le sentiment religieux est superflu. Et pourquoi irions-nous à la recherche d’un succédané des désirs juvéniles, quand les désirs juvéniles ne nous font jamais défaut? D’un succédané de distractions, quand nous continuons à jouir de toutes les vieilles bêtises absolument jusqu’au bout? Quel besoin  avons-nous de repos, quand notre esprit et notre corps continuent à se délecter dans l’activité ? — de consolation, alors que nous avons le soma ? — de quelque chose d’immuable, quand il y a l’ordre social ? — Alors vous croyez qu’il n’y a pas de Dieu ? — Non, je crois qu’il y en a fort probablement un. — Alors pourquoi?… Mustapha Menier l’arrêta. — Mais il se manifeste de façon différente aux différents hommes. Dans les temps prémodernes, il se manifestait comme l’être qui est décrit dans ces livres. A présent… — Comment se manifeste-t-il, à présent? demanda le Sauvage. — Eh bien, il se manifeste en tant qu’absence ; comme s’il n’existait absolument pas. — Cela, c’est votre faute. — Dites que c’est la faute de la civilisation. Dieu n’est pas compatible avec les machines, la médecine scientifique, et le bonheur universel. Il faut faire son choix. Notre civilisation a choisi les machines, la médecine et le bonheur. C’est pourquoi il faut que je garde ces livres enfermés dans le coffre-fort. Ils sont de l’ordure. Les gens seraient scandalisés si… Le Sauvage l’interrompit. — Mais n’est-ce pas une chose naturelle de sentir qu’il y a un Dieu ? — Vous pourriez tout aussi bien demander s’il est naturel de fermer son pantalon avec une fermeture éclair, dit l’Administrateur d’un ton sarcastique. Vous me rappelez un autre de ces anciens, du nom de Bradley. Il définissait la philosophie comme l’art de trouver une mauvaise raison à ce que l’on croit d’instinct. Comme si l’on croyait quoi que ce soit d’instinct! On croit les choses parce qu’on a été conditionné à les croire. L’art de trouver de mauvaises raisons à ce que l’on croit en vertu d’autres mauvaises raisons, c’est cela, la philosophie. On croit en Dieu parce qu’on a été conditionné à croire en Dieu. — Pourtant, malgré tout, insista le Sauvage, il est naturel de croire en Dieu quand on est seul, tout seul, la nuit, quand on songe à la mort… — Mais on n’est jamais seul, à présent, dit Mustapha Menier. — Nous faisons en sorte que les gens détestent la solitude ; et nous disposons la vie de telle sorte qu’il leur soit à peu près impossible de la connaître jamais. Le Sauvage acquiesça d’un signe de tête, avec tristesse. A Malpais, il avait souffert parce qu’on l’avait exclu des activités communes du pueblo ; dans le Londres civilisé, il souffrait parce qu’il ne pouvait jamais s’évader de ces activités communes, parce qu’il ne pouvait jamais être tranquille et seul. — Vous souvenez-vous de ce passage du Roi Lear?dit enfin le Sauvage. « Les dieux sont justes, et de nos vices aimables font des instruments pour nous tourmenter ; l’endroit sombre et corrompu où il te conçut lui coûta les yeux » ; et Edmund répond — vous vous souvenez, il est blessé, il est mourant : « Tu as dit vrai ; c’est la vérité. La roue a fait son tour complet; et me voilà. » Qu’en dites-vous, voyons? Ne semble-t-il pas qu’il y ait un Dieu dirigeant les choses, punissant, récompensant? — Eh ! le semble-t-il ? interrogea à son tour l’Administrateur. Vous pouvez vous livrer avec une neutre à tous les vices aimables qu’il vous plaira, sans courir le risque de vous faire crever les yeux par la maîtresse de votre fils : « La roue a fait son tour complet ; et me voilà. » Mais où donc serait Edmund, de nos jours? Assis dans un fauteuil pneumatique, passant le bras autour de la taille d’une femme, suçant sa gomme à mâcher à l’hormone sexuelle, assistant à un film sentant. Les dieux sont justes. Sans doute. Mais leur code de lois est dicté, en dernier ressort, par des gens qui organisent la société ; la Providence reçoit son mot d’ordre des hommes.  — En êtes-vous sûr? demanda le Sauvage. Êtesvous bien sûr qu’Edmund dans ce fauteuil pneumatique n’a pas été puni tout aussi sévèrement que l’Edmund blessé et saignant à mort ? Les dieux sont justes. N’ont-ils pas fait usage de ces vices aimables pour le dégrader ? — Le dégrader de quelle situation? Comme citoyen heureux, assidu au travail, consommateur de richesses, il est parfait. Bien entendu, si vous choisissez un modèle d’existence différent du nôtre, alors peut-être pourrez-vous dire qu’il est dégradé. Mais il faut s’en tenir à une série de postulats. On ne peut pas jouer au Golf-Electro-Magnétique suivant les règles de la Ballatelle Centrifuge. — Mais la valeur ne réside pas dans la volonté particulière, dit le Sauvage. Elle maintient l’estime et la dignité aussi bien là où elle est précieuse en ellemême que chez celui qui la prise (1). — Allons, allons, protesta Mustapha Menier, cela, c’est aller un peu trop loin, vous ne trouvez pas? — Si vous vous laissiez aller à penser à Dieu, vous ne vous laisseriez pas dégrader par des vices aimables. Vous auriez une raison pour supporter patiemment les choses, pour faire les choses avec courage J’ai vu cela chez les Indiens. — J’en suis convaincu, dit Mustapha Menier. — Mais aussi, nous ne sommes pas des Indiens. Un homme civilisé n’a nul besoin de supporter quoi que ce soit de sérieusement désagréable. Et quant à faire les choses — Ford le garde d’avoir jamais cette idée en tête ! Tout l’ordre social serait bouleversé si les hommes se mettaient à faire les choses de leur propre initiative. — Et le renoncement, alors? Si vous aviez un Dieu, vous auriez un motif de renoncement. — Mais la civilisation industrielle n’est possible que lorsqu’il n’y a pas de renoncement. La jouissance jusqu’aux limites extrêmes que lui imposent l’hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouages cessent de tourner. — Vous auriez un motif de chasteté ! dit le Sauvage, rougissant légèrement tandis qu’il prononçait ces paroles. — Mais qui dit chasteté, dit passion ; qui dit chasteté, dit neurasthénie. Et la passion et la neurasthénie, c’est l’instabilité. Et l’instabilité, c’est la fin de la civilisation. On ne peut avoir une civilisation durable sans une bonne quantité de vices aimables. — Mais Dieu est la raison d’être de tout ce qui est noble, beau, héroïque. Si vous aviez un Dieu… — Mon cher jeune ami, dit Mustapha Menier, la civilisation n’a pas le moindre besoin de noblesse ou d’héroïsme. Ces choses-là sont des symptômes d’incapacité politique. Dans une société convenablement organisée comme la nôtre, personne n’a l’occasion d’être noble ou héroïque. Il faut que les conditions deviennent foncièrement instables avant qu’une telle occasion puisse se présenter. Là où il y a des guerres, là où il y a des serments de fidélité multiples et divisés, là où il y a des tentations auxquelles on doit résister, des objets d’amour pour lesquels il faut combattre ou qu’il faut défendre, là, manifestement, la noblesse et l’héroïsme ont un sens. Mais il n’y a pas de guerres, de nos jours. On prend le plus grand soin de vous empêcher d’aimer exagérément qui que ce soit. Il n’y a rien qui ressemble à un serment de fidélité multiple ; vous êtes conditionné de telle sorte que vous ne pouvez vous empêcher de faire ce que vous avez à faire. Et ce que vous avez à faire est, dans l’ensemble, si agréable, on laisse leur libre jeu à un si grand nombre de vos impulsions naturelles, qu’il n’y a véritablement pas de tentations auxquelles il faille résister. Et si jamais, par quelque malchance, il se  produisait d’une façon ou d’une autre quelque chose de désagréable, eh bien, il y a toujours le soma qui vous permet de prendre un congé, de vous évader de la réalité. Et il y a toujours le soma pour calmer votre colère, pour vous réconcilier avec vos ennemis, pour vous rendre patient et vous aider à supporter les ennuis. Autrefois, on ne pouvait accomplir ces choses-là qu’en faisant un gros effort et après des années d’entraînement moral pénible. A présent, on avale deux ou trois comprimés d’un demi-gramme, et voilà. Tout le monde peut être vertueux, à présent. On peut porter sur soi, en flacon, au moins la moitié de sa moralité. Le christianisme sans larmes, voilà ce qu’est le soma. — Mais les larmes sont nécessaires. Ne vous souvenez-vous pas de ce qu’a dit Othello ? « Si, après toute tempête, il advient de tels calmes, alors, que les vents soufflent jusqu’à ce qu’ils aient réveillé la mort !» Il y a une histoire que nous contait l’un des vieux Indiens, au sujet de la Fille de Matsaki. Les jeunes gens qui désiraient l’épouser devaient passer une matinée à sarcler son jardin avec une houe. Cela semblait facile ; mais il y avait des mouches et des moustiques, tous enchantés. La plupart des jeunes gens étaient absolument incapables de supporter les morsures et les piqûres. Mais celui qui en était capable, celui-là obtenait la jeune fille. — Charmant ! Mais dans les pays civilisés, dit l’Administrateur, on peut avoir des jeunes filles sans sarcler pour elles avec une houe ; et il n’y a pas de mouches ni de moustiques pour vous piquer. Il y a des siècles que nous nous en sommes complètement débarrassés. Le Sauvage eut un signe de tête d’acquiescement, avec un froncement des sourcils, — Vous vous en êtes débarrassés. Oui, c’est bien là votre manière. Se débarrasser de tout ce qui est désagréable, au lieu d’apprendre à s’en accommoder. Savoir s’il est plus noble en esprit de subir les coups et les flèches de la fortune adverse, ou de prendre les armes contre un océan de malheurs, et, en leur tenant tête, d’y mettre fin (1)… Mais vous ne faites ni l’un ni l’autre. Vous ne subissez ni ne tenez tête. Vous abolissez tout bonnement les coups et les flèches. C’est trop facile. Il se tut tout à coup, songeant à sa mère. Dans sa chambre du trente-septième étage, Linda avait flotté dans une mer de lumières chantantes et de caresses parfumées; elle était partie en flottant, hors de l’espace, hors du temps, hors de la prison de ses souvenirs, de ses habitudes, de son corps vieilli et bouffi. Et Tomakin, ex-Directeur de l’Incubation et du Conditionnement, Tomakin était en congé, évadé de l’humiliation et de la douleur, dans un monde où il ne pouvait pas entendre ces paroles, ce rire railleur, où il ne pouvait pas voir ce visage hideux, sentir ces bras moites et flasques autour de son cou, dans un monde de splendeur. — Ce qu’il vous faut, reprit le Sauvage, c’est quelque chose qui comporte des larmes, au contraire, en guise de changement. Rien ne s’achète assez cher, ici. (« Douze millions cinq cent mille dollars, avait protesté Henry Foster quand le Sauvage lui avait dit cela. Douze millions cinq cent mille, voilà ce qu’a coûté le nouveau Centre de Conditionnement. Pas un cent de moins. ») — Exposer ce qui est mortel, fût-ce pour une coquille d’oeuf, au hasard, au danger, à la mort (2). N’est-ce pas quelque chose, cela? demanda-t-il, levant le regard sur Mustapha Menier. Même en faisant totalement abstraction de Dieu, et pourtant Dieu en constituerait, bien entendu, une raison. N’est-ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement? — Je crois bien, que c’est quelque chose ! répondit l’Administrateur. Les hommes et les femmes ont besoin qu’on leur stimule de temps en temps les capsules surrénales. — Comment? interrogea le Sauvage, qui ne comprenait pas. — C’est l’une des conditions de la santé parfaite. C’est pourquoi nous avons rendu obligatoires les traitements de S.P.V. — S.P.V. ? — Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l’organisme avec un flot d’adrénaline. C’est l’équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d’être tuée par Othello, sans aucun des désagréments. — Mais cela me plaît, les désagréments. — Pas à nous, dit l’Administrateur — Nous préférons faire les choses en plein confort. — Mais je n’en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché. — En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d’être malheureux. — Eh bien, soit, dit le Sauvage d’un ton de défi, je réclame le droit d’être malheureux. — Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent ; du droit d’avoir la syphilis et le cancer ; du droit d’avoir trop peu à manger ; du droit d’avoir des poux; du droit de vivre dans l’appréhension constante de ce qui pourra se produire demain ; du droit d’attraper la typhoïde ; du droit d’être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes. Il y eut un long silence. — Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage. Mustapha Menier haussa les épaules. — On vous les offre de grand coeur, dit-il.