L’art est-il évasion de la réalité ?

20 janvier 2013 1 Par Caroline Sarroul

L’art est-il évasion de la réalité ?

 

1) La réalité, c’est d’abord  l’ordre des choses et des faits ( res= chose) séparés de moi et s’imposant à moi, comme objet d’une expérience sensible, empirique. La réalité s’oppose ici à ce qui est conceptuel, abstrait et à ce qui est simplement possible, le  virtuel.

   En ce sens là, d’un côté, l’art n’est pas évasion de la réalité dans le sens où les œuvres d’art sont des choses  et « le phénomène de l’art », une volonté de s’inscrire durablement dans la réalité à travers des œuvres détachées de l’usage et donc faites pour durer éternellement ( thèse de Hannah Arendt + cogito pratique de Hegel) mais d’un autre côté , les œuvres d’art sont des choses à part qui ne se réduisent pas à des choses, qui invitent à dépasser leur matérialité ( thèse de Heidegger) et qui peuvent être non la copie des choses, mais la manifestation d’un imaginaire, d’une fiction opposée aux faits.

Mais cette définition de la réalité est étroite et chosique, un nombre, un triangle dans ma tête sont aussi en un sens réel, dans le sens où ils s’imposent à mon esprit et sont bien présents à ma conscience, même si je n’en ai qu’une « expérience mentale » et non empirique, je ne confond pas une triangle conçu et un triangle rêvé. ( et on pourrait ici reprendre les critères de Descartes pour distingués réel et fictif : vivacité, cohérence et résistance).

2) Donc la réalité, ce serait l’ensemble des réels, c’est-à-dire de ce qui existe à un titre quelconque pour moi mais pas seulement  donc qui pourrait exister pour tout esprit. En ce sens une idée peut être réelle, même si elle n’est pas une chose. Donc la réalité, ce serait ce qui n’est pas purement subjectif ( que pour moi) mais objectif ( même si non empirique) car intersubjectif ( pour toute conscience). Donc la réalité, ce serait ce qui est le résultat d’un consensus présent dans la conscience collective : la réalité commune, quotidienne, la réalité selon la science.

Ce consensus permettrait de distinguer ce qui est réel, de ce qui est  fictif ou illusoire, mais on peut se demander si ce n’est pas qu’une représentation possible parmi d’autres, si ce n’est pas une simple convention et même une pure construction ou grande illusion d’un collectif pris au piège des apparences ?

3) Donc la réalité, ce serait aussi ce qui concerne l’être et pas seulement l’apparaître. Donc la réalité, ce ne serait pas ce dont on peut tous faire l’expérience empirique et sensible, mais ce qui est en amont ( que tout esprit pourrait saisir) et se manifeste dans cette expérience ( Hegel) , au risque de s’y perdre et de nous en éloigner ( Platon). La réalité, c’est ce qui est présent non à nos sens mais à notre esprit ( Platon, Hegel, Descartes…) OU  non à notre raison mais à notre intuition, à nos sens ( Schopenhauer, Merleau-ponty, Bergson,…) ou ce qui nous échappe radicalement ( réalité nouménale opposée à la réalité phénoménale selon Kant)

Donc la réalité peut s’opposer soit à l’abstrait ( concret, empirique) soit au fictif et illusoire ( réel), soit à l’apparent ( l’essence), soit en un sens au concret ( l’essence), soit à la représentation ( la vraie réalité, la réalité en soi)

I. l’art comme fuite de la réalité ( sens 1 et 2), comme évasion d’une réalité-prison

Même si l’œuvre d’art appartient à la réalité en tant que chose matérielle,

– il est l’objet d’une expérience particulière : l’œuvre d’art est à la fois dans la matière et « au-delà de sa choséité » comme le dit Heidegger, ce que l’on contemple et qu’a visé l’artiste est « irréel ». « La contemplation esthétique est un rêve provoqué » selon Sartre

– art comme divertissement pour le créateur qui s’évade dans son imaginaire, ses fantasmes (théorie de Freud de l’art comme sublimation ; art comme création et non copie, imitation de la réalité) et pour le spectateur: visite au musée comme parenthèse dans la réalité quotidienne, ses priorités utilitaires et son  sérieux, oubli de soi ( Schopenhauer) et de la dure réalité : nous avons selon Nietzsche « besoin de l’art pour nous sauver de la vérité » et affirmer notre liberté

– art comme revanche sur la réalité qui consomme et consume : art comme activité hors du processus vital et la contemplation esthétique sans exigence d’ « utilitarité » comme revendication de pouvoir perdre son temps. Donc refus d’être comme on dit réaliste.

II. L’art comme immersion dans la réalité et volonté d‘habiter la réalité, d’y vivre

critique des sens 1 et 2 de la réalité qui confondent la réalité avec l’apparence et la réalité commune ; redéfinition de la réalité au sens 3 : la vraie réalité et l’essence du réel

– l’art comme rupture avec la représentation commune et utilitaire du réel ( Bergson et le voile) qui « rend visible » Paul Klee, qui permet de renouer avec l’individualité de chaque chose ( Merleau-Ponty) et rend le monde « habitable », en renonçant à vouloir le rendre « disponible », comme la science et la technique , qui nous promet même de nous évader de la Terre, selon Hannah Arendt. L’art comme volonté de manifester dans le réel sensible, l’esprit, l’essence des choses : thèse de Hegel, qui ne condamne pas les apparences, comme Platon, mais y voit la manifestation de l’essence, par le passage par l’esprit de l’artiste.

– l’art comme« un refuge ultime de la vie » selon Nietzsche. Pour Nietzsche, ce qu’on peut appeler réalité au sens 3, au nom de laquelle on va disqualifier les apparences, la réalité vivante et présente est le résultat d’une condamnation nihiliste de la vie au nom de la raison. C’est le schéma platonicien qui disqualifie le monde ( le monde sensible) au profit d’un « arrière-monde » ( le monde intelligible), donc la vie au profit de la raison. Pour lui, l’art renoue avec la vie et ses forces contradictoires, que l’artiste arrive à maîtriser sans les étouffer. « Le monde sans la musique serait une erreur», écrit Nietzsche dans Le crépuscule des Idoles. Une erreur, non pas parce que sans elle, pas de salut, pas de compensation, pas d’effet cathartique ( condamné par Nietzsche comme renoncement à la vie, vu par Aristote) mais parce que sans elle, pas de oui à la vie, à sa puissance , à son allégresse, à sa joie dionysiaque.

III. L’art comme questionnement sur la réalité et de notre prétention à être réaliste :

– l’art bouscule la vision commune de la réalité

– l’art rappelle que ce que nous nommons réalité n’est que re-présentation de l’intérêt, de la raison

– il oblige à se questionner sur ce que nous appelons réalité

l’art propose simplement une autre vision du monde en  rappelant que « La  réalité humaine est dévoilante » (Sartre) même si la réalité est toujours subjective, au sens de celle d’un sujet face ou au contact d’objets ( de sa conscience)