L’accroissement de la science est-il un progrès pour l’humain?

29 juillet 2013 0 Par Caroline Sarroul

« Pascal a dit : “ Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle ; la bonté et la malice du monde en général reste la même ”. C’est là un correctif essentiel que je voudrais voir inscrit comme épigraphe en tête de toutes les grandes théories du progrès. » Sainte-Beuve, Port-Royal

I. Réponse suggérée : le développement des connaissances scientifiques accéléré depuis la naissance de la science moderne au XVII ( couplant science et technique) est source d’un progrès du savoir et technique évident.

Toute avancée du savoir semble positive ( savoir est mieux qu’ignorer, la connaissance scientifique sauve d’explications douteuses et souvent coûteuses (Epicure). Le propre de la connaissance scientifique est de pouvoir être démontrée ou prouvée par tous, elle offre donc un savoir qu’on peut faire sien ( Sapere Aude : « Ais le courage de te servir de ton propre entendement » était la devise des Lumières) à la différence d’explications imposées du dehors par un argument d’autorité.

Le progrès technique améliore les conditions de vie des hommes ( santé, allégement du travail auxquels avait pensé Descartes quand l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature ») , leur permettant de mieux dominer et maîtriser la nature, de l’adapter et de s’adapter (être prométhéen) et de pouvoir vivre plus librement, les besoins étant plus aisément satisfait.

Problème: le progrès de l’humain se réduit-il au progrès technique et de la raison comme ratio ( calcul)? L’amélioration des conditions de vie par la domination de la nature est-elle suffisante pour l’homme soit davantage en accord avec sa nature (être plus homme en tant qu’homo sapiens sapiens) et son humanité ( assez proche du concept d’ « humanitude » concept issu du monde des soins et de la communication avec les personnes âgées). Être humain, ce n’est pas seulement être un homme, puisqu’un homme peut être inhumain, c’est être sensible, attentif, soucieux aux autres et au fait de construire un monde commun. La raison, c’est donc la RATIO froide et calculatrice ( rationnel) mais aussi le LOGOS , comme capacité de bien juger en tenant compte de la réalité humaine dans le but de faire le juste et le bien ( progrès moral)

d’où II. Le progrès technique et scientifique n’a pas épargné le XXème siècle de la Barbarie, y a même participé avec une froide rationalité ( médecins nazis; usines de la mort); la connaissance scientifique a désenchanté le monde et coupé de la nature, réduite à de la matière; mais si la puissance de l’homme sur la nature s’est trouvée accrue, l’homme ne semble pas avoir gagner en pouvoir sur lui-même: dépendance affaiblissante à la technique ( dénoncée déjà par Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts au XVIII) , course à la consommation… De plus, ce progrès technique et scientifique, couplé aux avancées politiques et du droit, n’a pas entraîné pour autant un progrès moral, ni une réelle satisfaction de l’homme ( Sommes-nous plus heureux avec savoir et techniques?).

Critiquant le positivisme d’Auguste Comte, Claude Bernard disait : « L’état positif tel que le comprend A.Comte est le règne du cerveau et la mort du cœur. Des hommes ainsi faits par la science sont des monstres anormaux. Ils ont atrophié le cœur aux dépens de la tête »

« Le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce processus d’intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires et à l’égard duquel certaines personnes adoptent de nos jours une position étrangement négative. Essayons d’abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste que tous devons à la science et à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu’un Indien ou un Hottentot peut avoir des siennes ? Cela est peu probable. Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche – à moins d’être un physicien de métier. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir « compter » sur le tramway et d’orienter en conséquence notre comportement; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils. Lorsqu’aujourd’hui nous dépensons une somme d’argent, je parierais que chacun ou presque de mes collègues économistes, s’ils sont présents dans cette salle, donnerait une réponse différente à la question : comment se fait-il qu’avec la même somme d’argent on peut acheter une quantité de choses tantôt considérable tantôt minime? Mais le sauvage sait parfaitement comment s’y prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l’y aident. L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’intellectualisation. D’où une nouvelle question : ce processus de désenchantement réalisé au cours des millénaires de la civilisation occidentale et, plus généralement, ce « progrès » auquel participe la science comme élément et comme moteur, ont-ils une signification qui dépasse cette pure pratique et cette pure technique? Max weber, le savant et le politique, 1919

« La société scientifique […] ne doit, bien entendu, pas être prise tout à fait comme une prophétie sérieuse. C’est une tentative de dépeindre le monde que l’on obtiendrait comme résultat si la technique scientifique devait régner sans contrôle. Le lecteur aura observé que des caractéristiques que tout le monde considérerait comme désirables sont mêlées de façon inextricable à des caractéristiques qui suscitent la répulsion. La raison de cela est que nous avons imaginé une société développée conformément à certains ingrédients de la nature humaine à l’exclusion de tous les autres. Comme ingrédients, ils sont bons ; comme constituant la seule force motrice, ils sont susceptibles d’être désastreux. L’impulsion qui mène à la connaissance scientifique est admirable quand elle ne contrarie aucune des impulsions majeures qui donnent de la valeur à la vie humaine ; mais, si on lui permet d’interdire tout moyen d’expression à tout ce qui n’est pas elle-même, elle devient une forme de tyrannie cruelle. Il y a, je crois, un danger réel au cas où le monde deviendrait soumis à une tyrannie de cette sorte, et c’est pour tenir compte de cela que je n’ai pas hésité à dépeindre les caractéristiques sombres du monde que la manipulation scientifique non contrôlée pourrait vouloir créer«                                      Bertrand Russell, The Scientific Outlook,  1931

III. Cependant, ne faisons nous pas un procès inéquitable à la science?

– l’accroissement de la science n’est pas accumulation de savoir, elle procède par révolution. Selon Edgar Morin, « la connaissance scientifique est une connaissance certaine, dans le sens où elle se fonde sur des données vérifiées et qu’elle est apte à fournir des prédictions concrètes. Toutefois le progrès des certitudes ne va nullement dans le sens d’une plus grande certitude », il produit plutôt « un progrès de l’incertitude » et en cela la science est une source de progrès car elle développe le doute, l’esprit critique, des exigences, ce qui est une arme contre la tyrannie et ceux qui se prétendent détenteur de vérités absolues.

– elle permet de développer « l’habitude de fonder les opinions sur la raison » selon Russell, ce qui peut être étendue à d’autres domaines comme le politique. Le progrès scientifique et le progrès vers la démocratie semblent aller de paire.

« L’habitude de fonder les opinions sur la raison, quand elle a été acquise dans la sphère scientifique, est apte à être étendue à la sphère de la politique pratique. Pourquoi un homme devrait-il jouir d’un pouvoir ou d’une richesse exceptionnels uniquement parce qu’il est le fils de son père ? Pourquoi les hommes blancs devraient-ils avoir des privilèges refusés à des hommes de complexions différentes ? Pourquoi les femmes devraient-elles être soumises aux hommes ? Dès que ces questions sont autorisées à apparaître à la lumière du jour et à être examinées dans un esprit rationnel, il devient très difficile de résister aux exigences de la justice, qui réclame une distribution égale du pouvoir politique entre tous les adultes, à l’exception de ceux qui sont fous ou criminels. Il est, par conséquent, naturel que le progrès de la science et le progrès vers la démocratie aient marché la main dans la main »

Russell, Fact and Fiction, p. 105.

si on ne confond pas science et technique, recherche scientifique et science appliquée, la science comme la philosophie donne l’exemple d’une recherche de la vérité sans intérêt et sans recherche de l’agrément. Positif quand l’utilitaire, le fonctionnel et un hédonisme matérialiste domine.

Conclusion: l’accroissement de la science ( dans ses connaissances et comme mode de connaissance) n’est pas en soi un progrès, car on ne peut réduire le progrès vers l’humain au progrès de l’homo faber et de l’homo sapiens. Mais il peut contribuer à un réel progrès en posant des conditions matérielles et formelles favorables à ce progrès, mais il faut y ajouter le souci de la justice, de l’autre et de la nature. « le corps agrandi attend un supplément d’âme » disait Bergson.

 « Le progrès, sans la pensée du progrès, n’est que régression. »  Cynthia Fleury