histoire et science

11 juin 2008 0 Par Caroline Sarroul

C’est au XIXème siècle positiviste que l’histoire « science des documents » revendique ce statut car elle considère qu’elle s’efforce de faire le même travail rigoureux et explicatif ( elle cherche des causes aux évènements)

Malheureusement elle ne peut répondre aux critères de scientificité :

1. Objectivité : elle est forcément subjective car il s’agit d’un homme étudiant le devenir des hommes et cela à travers des vestiges du passé qui sont surtout des témoignages , donc subjectifs ( chacun n’ayant pas vécu le même événement de la même manière) et même si l’historien les compare, recoupe, il va en retenir certains plutôt que d’autre selon SON interprétation , SON hypothèse.
2. Méthode expérimentale : observation d’un fait donné = hypothèse = vérification par expérience. OR en histoire, on part de faits reconstruits ( le passé n’est plus) et la vérification est impossible car le passé ne se répète pas.
3. Etablir des lois : le principe de la science est d’expliquer le particulier ( tel phénomène observé) par une loi générale, en partant du principe que la nature est soumise à des lois , à la nécessité, au déterminisme. Ce qui permet de prévoir les phénomènes, comme effets nécessaires de causes définies. « Science d’où prévoyance ; prévoyance d’où action » disait Comte à propos de la science. OR en histoire , il n’y a pas de loi, car les évènements sont le résultat du choix et de l’action des hommes libres, le contexte change, donc il y a peut-être des choses qui se répétent mais jamais à l’identique et on ne peut pas affirmer que les mêmes causes produisent les mêmes effets même si il ya une certaine uniformité de la nature humaine et donc de l’histoire. ( Toujours des guerres, mais pas les mêmes et pour les mêmes raisons). Chaque évenement exige une explication particulière et au fur et à mesure que l’histoire avance, on doit corriger rétrospectivement l’explication, car on voit peu à peu se dessiner des lignes de l’histoire.

Ceci dit, on peut aussi montrer que la science, elle-même, ne répond pas strictement à ces critères :

1. objectivité ? L’affaire de Piltdown de 1911 à 1953 souligne que si les scientifiques se sont faits avoir par ce montage d’un crâne d’homme et d’une mâchoire de singe, c’est parce qu’il avait cruellement manqué d’objectivité et de rigueur scientifique. Ils se sont laissés influencer par des préjugés raciste, par la compétitivité, par le fait qu’on finit par voir ce qu’on veut voir et on ne voit plus ce qu’on ne veut pas voir . L’affaire Lyssenko sous Staline montre que le scientifique peut être aveuglé par l’idéologie politique…. D’où la nécessité d’une véritable préliminaire « Catharsis intellectuelle et affectice » selon Bachelard pour lever ces « obstacles épistémologiques » qui empêchent l’attitude scientifique rigoureuse.
2. Méthode expérimentale ?
– en science les faits ne sont pas donnés mais construits :
. au plan de l’observation comme le souligne Bachelard , les faits qui vont retenir le scientifique dans son observation , ce sont « les faits polémiques » , c’est-à-dire ceux qui viennent confirmer ou réfuter une théorie déjà donnée. De plus , on observe et mesure les faits à travers des instruments qui sont eux-mêmes le résultat de théorie.
. au plan de l’expérimentation, c’est évident qu’il y a en laboratoire reconstruction du fait selon les besoins de la théorie ou des vérifications à faire.
– ce qui est vérifié n’est pas forcément retenu pour vrai , ce qui est vérifié n’est pas forcement vrai ( ex querelle en 1854 entre Pasteur et Pouchet) et ce qui est falsifié n’est pas forcément faux ( ex des expériences contre le mouvement de la terre).
3. les lois ? Il est vrai que le principe de la science est d’expliquer le particulier par le général mais c’est parce qu’elle présuppose une uniformité de la nature, mais ce n’est qu’un postulat , jamais vérifié. Je ne peux pas vérifier expérimentalement que TOUS les corps tombent, ni que le soleit se lèvera toujours. ( ex. Dinde de RUSSELL)

Donc si l’histoire comme toutes les sciences humaines ne peut pas prendre place parmi les sciences de la nature, cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’a pas de validité et d’intérêt. L’histoire étudie l’humain et on ne peut le réduire à un objet ou le traiter comme un objet. De plus, il semble que les sciences de la nature ne soient pas des modèles de connaissances et de vérité. Ce qui fait en science comme en histoire qu’une théorie ou explication est sinon vraie, vraisemblable et plausible , c’est non pas l’objectivité impossible mais l’INTERSUBJECTIVITE, c’est l’absence pour l’instant d’explications contradictoires et c’est la rigueur du travail du scientifique et de l’historien.

Pour compléter, lisons Antoine Prost, dans Douze leçons sur l’histoire, 1996, pp. 288-293:

 

 

 

« Objectivité, vérité, preuve:

Les vérités de l’histoire sont relatives et partielles, pour deux raisons fondamentales et solidaires. D’une part, les objets de l’histoire sont toujours pris dans des contextes, et ce que l’historien en dit est toujours référé à ces contextes. Les régularités de l’histoire ne peuvent être énoncées que sous la réserve  » toutes choses égales par ailleurs « , et les choses ne sont jamais égales, seulement voisines ou parentes (…). D’autre part, les objets de l’histoire sont toujours construits à partir d’un point de vue luimême historique. (…) C’est pourquoi l’histoire, qui prétend à l’objectivité et tend vers elle, ne saurait jamais l’atteindre. L’objectivité implique, en effet, une opposition entre sujet connaissant et objet connu qui caractérise les sciences où l’observateur n’est pas impliqué comme personne dans sa recherche. Au sens strict, l’objectivité est impossible en histoire comme en sociologie ou en anthropologie.
Plutôt que d’objectivité, il faudrait parler de distanciation et d’impartialité. La comparaison de l’historien et du juge est ici éclairante. Le juge ne peut être totalement objectif: dans l’appréciation qu’il formule sur un crime passionnel, ses sentiments personnels jouent inévitablement. Mais la procédure est contradictoire: les points de vue de l’accusation et de la défense sont défendus également, et les chroniqueurs disent impartial le juge qui tient la balance égale entre les deux parties, pose des questions sans parti pris, s’en tient aux faits.
Ainsi doit-il en aller pour l’historien qui doit éviter les perspectives unilatérales. L’impartialité (plutôt que l’objectivité) de l’historien résulte d’une double attitude, morale et intellectuelle. Morale d’abord: de Seignobos à Marrou, tous les auteurs qui ont écrit sur l’histoire ont tenu un discours éthique. Ils ont insisté sur la nécessité pour l’historien de prendre en compte la position de tous les acteurs, de faire preuve d’honnêteté intellectuelle, de mettre entre parenthèses leurs propres opinions, de faire taire leurs passions, et pour cela  de s’efforcer d’abord d’élucider et de dépasser leurs implications personnelles. Bien que moralisateurs, ces conseils ne sont pas inutiles. On voit encore trop d’historiens qui, emportés par leurs passions, commettent des erreurs de fait qui les discréditent. Mais l’appel à l’honnêteté et à la rigueur est aussi d’ordre intellectuel. C’est d’abord le choix d’une posture intellectuelle, et non morale ou politique. S’il vise l’impartialité, l’historien doit résister à la tentation de faire servir l’histoire à autre chose qu’elle-même. Il cherche à comprendre, pas à faire la leçon, ou la morale. (…) La question du régime de vérité de l’histoire déborde cependant très largement celle de l’impartialité du chercheur et du désintéressement de la recherche. C’est aussi une question de méthode: la vérité, en histoire, c’est ce qui est prouvé. Quelles méthodes permettent l’administration de la preuve?
De ce que l’histoire n’a pas de méthode scientifique, il ne résulte pas, en effet, qu’elle n’a pas de méthode. J’appelle méthode un ensemble défini de procédures intellectuelles tel que quiconque, respectant ces procédures et posant la même question aux mêmes sources, aboutisse nécessairement aux mêmes conclusions. En ce sens, l’histoire a bien des méthodes. On peut les classer en deux groupes que j’appellerai, pour faire vite, l’investigation et la systématisation et qui reposent sur deux types de preuves, la preuve factuelle et la preuve systématique.
L’investigation, au sens où l’on parle des investigations d’un juge d’instruction ou d’un journaliste, est la méthode utilisée pour établir les faits, les enchaînements, les causes et les responsabilités. Que l’investigation conduise à des vérités, le sens commun en convient, sinon l’on ne pourrait rendre la justice. Dans sa recherche de la vérité, le juge procède comme l’historien: il relève toute une gamme de faits, qui vont du mobile, de l’indice, à la preuve formelle. Une empreinte digitale, un codage génétique fournissent parfois des preuves qu’on pourrait dire  » scientifiques « . Des témoins indépendants et dignes de foi attestent que le prévenu était en train de jouer au bridge avec eux dans un lieu public à l’heure du crime: la preuve est de nature différente et repose sur des témoignages, mais l’innocence n’en est pas moins solidement prouvée.
La différence entre le juge et l’historien ne réside pas dans l’investigation, mais dans la sentence. Le juge doit trancher, au terme de l’enquête, et le doute bénéficie à l’accusé. L’historien est plus libre; il peut suspendre le jugement, et dresser la balance des présomptions et des doutes, car la connaissance échappe aux contraintes de l’action. Mais il n’est jamais dispensé de présenter ses preuves. En ce sens, toute histoire doit être factuelle. La langue anglaise dispose ici d’un terme qui fait défaut en français: l’histoire doit reposer sur des evidences tirées des données (data). En français, les faits sont à la fois des données et des preuves. Établir les faits, c’est tirer des données ce qui va servir comme evidence dans l’argumentation.
La preuve factuelle n’est pas nécessairement directe et elle peut être recherchée dans des détails apparemment négligeables. On retrouve ici ce que Carlo Ginzburg appelle le « paradigme indiciaire », en faisant référence entre autres à Sherlock Holmes. L’attribution de tableaux à un auteur en fournit un bon exemple: le détail des oreilles ou des doigts parle parfois plus sûrement qu’une signature. Mais l’historien, comme le juge, nourrit son dossier de preuves, tirées d’indices matériels (les empreintes digitales, les traces de sang, etc.), de témoignages, de documents, et il aboutit à des conclusions qui sont usuellement acceptées comme exactes. L’investigation bien conduite constitue un régime de vérité qui n’est pas propre à l’histoire, mais qui est communément reçu et dont elle use sans réticence.
La systématisation intervient toutes les fois que l’historien énonce des vérités qui portent sur un ensemble de réalités: individus, objets, coutumes, représentations, etc. Les livres d’histoire abondent en conclusions de ce type. Ils affirment par exemple qu’en 1940 les Français étaient massivement derrière le maréchal Pétain, ou que les anciens combattants de l’entre-deuxguerres étaient pacifistes, ou que les hommes du XVIe siècle ne pouvaient pas être incroyants, ou encore que le pain représentait plus de la moitié de la dépense des familles ouvrières sous la Monarchie de Juillet. Qu’est-ce qui permet de le dire ? Où sont les preuves ?
Les systématisations ne sont pas propres à l’histoire. On les retrouve en sociologie et en anthropologie. Mais les méthodes qu’ permettent de les valider sont inégalement rigoureuses. La plus faible consiste à apporter des exemples à l’appui de la systématisation. On peut l’appeler  » exemplification ». Sa validité repose sur le nombre et la variété des exemples proposés et elle est donc elle-même inégale: l’historien ne trouve pas toujours autant d’exemples qu’il le souhaiterait. Pour prouver que les Français soutenaient massivement le maréchal Pétain, l’historien donnera des citations d’individus très variés, appartenant à tous les courants politiques, des rapports de préfets, des articles de journaux. Si la recherche d’exemples est systématique, elle fera ressortir en creux des zones de refus (les communistes), et elle montrera des différences dans les motivations. Elle ne permettra pas de mesurer l’ampleur et le degré de l’adhésion, mais elle en fournira une évaluation une pesée d’ensemble correcte. L’exactitude des conclusions tirées d’une exemplification dépend du caractère systématique de celle-ci; il serait bon de l’expliciter et de le justifier. La méthode la plus forte repose sur la construction d’indicateurs quantifiables et la validation statistique. On approche alors au plus près, mais sans l’atteindre, de la science poppérienne où l’hypothèse doit être réfutable. La qualité des conclusions obtenues dépend pourtant de la construction des indicateurs utilisés et de la validité des données à partir desquelles ils sont construits. Mais, à condition de ne jamais oublier que les quantifications recouvrent des réalités concrètes, dans leurs contextes, cette démarche fournit des preuves très difficilement contestables.
Entre ces deux extrêmes, il est toute une panoplie de méthodes possibles, que les historiens élaborent en fonction de leurs sources et de leurs problématiques. L’important est qu’il y ait une méthode. Un exemple le fera comprendre.
Supposons une recherche sur les représentations qu’un groupe social a de lui-même à une époque donnée à partir d’un dépouillement de journaux professionnels. L’auteur appuie ses conclusions sur des citations. On voit ici la limite de l’exemplification: il n’est pas certain qu’un autre chercheur, lisant les mêmes journaux, aboutirait aux mêmes conclusions. Pour cela, il faudrait que l’exemplification soit systématique, que l’auteur dise selon quel protocole
il a recherché ses exemples. Cela serait déjà plus rigoureux. Il serait plus rigoureux encore de définir une méthode précise et de recourir à l’analyse de contenu ou à l’une des formes d’analyse linguistique. La méthode définie, un corpus de textes délimité, tout chercheur appliquant cette méthode à ce corpus devrait aboutir aux mêmes résultats. Le régime de vérité des conclusions serait beaucoup plus fort.
J’ai choisi cet exemple parce qu’il a fait l’objet d’une discussion. Un historien a objecté qu’il suffisait de changer de méthode pour aboutir à d’autres résultats. Si ce n’est une boutade, c’est une démission qui ruine la prétention de l’histoire à dire vrai. Toutes les méthodes, en effet, ne se valent pas. Pour être valide, une méthode doit être doublement pertinente: par rapport aux questions posées et par rapport aux sources utilisées. Dans l’exemple proposé, l’analyse de contenu aurait été probablement moins féconde qu’une méthode empruntée à la linguistique. Mais l’important aurait été de suivre une méthode, c’est-à-dire de la définir et d’en justifier le choix. Sinon, l’historien se condamne à produire un texte littéraire assorti d’exemples dont la valeur probante est faible.
La question des méthodes d’administration de la preuve est donc centrale en histoire. Renoncer à la poser cas par cas, recherche après recherche, c’est renoncer à établir des vérités. Les historiens feraient mieux, me semble-t-il, de réfléchir aux diverses façons d’armer leurs méthodes, d’en durcir l’armature, d’en renforcer la rigueur, que de répéter avec complaisance que l’histoire n’est pas une science. On la transforme en littérature quand on se dispense de réflexion sur les méthodes, voire de méthode tout court. L’historien doit assumer pleinement les exigences méthodologiques de sa prétention à un régime propre de vérité. De deux choses l’une, en effet: ou bien toutes les méthodes se valent, et l’histoire n’est plus
qu’interprétations, points de vue subjectifs; ou bien il y a des vérités en histoire, et elles dépendent de la rigueur des méthodes. Dans le premier cas l’histoire remplit une fonction sociale analogue à celle de l’essai ou du roman, mais le roman, au total, est plus riche de sens profond. Dans le second cas, l’historien peut légitimement prétendre détenir un savoir vérifié.
La question de sa fonction sociale se pose alors dans d’autres termes»