Le Haut-Karabakh, préfiguration des guerres de demain

Le Haut-Karabakh, préfiguration des guerres de demain

Isabelle Mandraud Et Madjid Zerrouky (Service International)

ANALYSERelégué dans les tiroirs de quelques spécialistes du Caucase du Sud, le Haut-Karabakh, minuscule territoire disputé et enserré entre deux anciennes républiques soviétiques, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, avait fini par disparaître des écrans radars de la géopolitique pour entrer dans la catégorie des stigmates liés à la décomposition de l’ex-URSS et depuis lors cryogénisés. Vingt-six ans après l’issue d’une guerre, en 1994, qui fit 30 000 morts et des dizaines de milliers de réfugiés, le conflit dans cette région montagneuse a pourtant resurgi avec une violence et des caractéristiques qui interrogent les experts militaires.

En moins de six semaines, tout a changé. Commencés le 27 septembre, les affrontements armés se sont achevés, au prix de près de 6 000 morts des deux côtés, par la défaite des forces arméniennes et l’instauration, le 9 novembre, d’un cessez-le-feu imposé par Moscou. Les territoires du Haut-Karabakh conquis en 1994 par l’Arménie sont tous repassés sous domination azerbaïdjanaise, et il s’en est fallu de peu pour que l’enclave elle-même, peuplée d’Arméniens et autoproclamée indépendante, ne connaisse le même sort. Seules les forces russes d’interposition ont empêché un tel scénario.

Jusqu’ici, l’armée arménienne était considérée comme plus efficace, plus motivée et maîtrisant mieux le terrain. Sauf que l’Azerbaïdjan, qui s’est doté d’un arsenal militaire moderne important depuis plusieurs années, a minutieusement préparé ses opérations, avec le soutien d’un nouvel acteur resté au seuil d’une guerre ouverte, la Turquie. Bakou, qui a importé pour 256 millions de dollars (210 millions d’euros) d’équipement turc dans les onze mois précédant la guerre, dont six drones d’attaque Bayraktar, a ainsi pu profiter des avancées technologiques et de l’expérience turque acquise notamment en Syrie.

Entre 2016 et 2020, la Turquie a engagé des dizaines de milliers d’hommes – un volume inégalé à l’échelle de l’OTAN hors Etats-Unis – dans plusieurs campagnes transfrontalières, dont celle baptisée « Bouclier du printemps », qui a vu les armées turque et syrienne entrer en confrontation directe.

Drones armés

C’est lors de cette dernière opération, en mars 2020, que, pour la première fois, les drones armés, l’artillerie, les systèmes de brouillage électroniques et des forces spéciales chargées d’attaquer ou d’observer l’adversaire ont été engagés en nombre contre une armée régulière, ses blindés, son artillerie et ses systèmes de défense aérienne. En trois nuits, les forces de Damas avaient perdu 124 chars et blindés. Leurs QG, dépôts de munitions et lignes de ravitaillement étaient détruits. Même si l’armée de Bachar Al-Assad, affaiblie, ne supporte pas la comparaison avec les forces arméniennes dans le Karabakh, elle a souffert à son échelle du même retard technologique et des mêmes maux : un équipement datant de l’époque soviétique, l’absence d’un soutien aérien, l’incapacité à résister aux moyens de la guerre électronique, qui l’ont rendue « aveugle », et la menace des drones.

Dans le Haut-Karabakh aussi, il a suffi de quelques jours pour mettre en déroute l’armée arménienne, pourtant aguerrie. Capables d’effectuer quasiment les mêmes missions qu’une aviation de combat, les drones porteurs de munitions de fabrication turque mais aussi israélienne ont semé la terreur auprès des populations civiles et infligé de lourdes pertes humaines et matérielles.

Ils ont notamment permis aux Azerbaïdjanais de reconnaître les positions arméniennes avant de les bombarder avec de l’artillerie conventionnelle et de les priver de leurs ravitaillements. Et comme en Syrie, ou en Libye, les systèmes de défense aérienne russes se sont révélés inefficaces contre ces petits engins lents. Dépourvue de système de brouillage capable d’interrompre le téléguidage des drones, l’Arménie n’a même pas déployé ses avions d’interception Su-30. Trop coûteux quand, en face, la perte d’un drone n’implique pas les mêmes conséquences.

« L’Europe, prévient Gustav Gressel, analyste à l’European Council on Foreign Relations, devrait examiner attentivement les leçons militaires de ce conflit et ne pas le considérer comme une guerre mineure entre pays pauvres. »« Seules la France et l’Allemagne disposent de brouilleurs antidrone (à courte portée) », poursuit-il, en estimant que « la plupart des armées de l’Union européenne – en particulier celles des petits et moyens Etats membres – feraient aussi mal que l’armée arménienne dans une guerre cinétique moderne ».

L’expert militaire Michel Goya met lui aussi en garde contre l’usage intensif des drones qui « n’ont jamais autant détruit en une seule campagne »« Non sans mépris pour ces drôles d’engins volants, il était de bon ton dans les armées occidentales de considérer que les drones ne survivraient pas longtemps dans un environnement de haute intensité, et que les avions de combat resteraient les rois du ciel, écrit-il sur son blog La Voie de l’épée. C’est exactement l’inverse qui s’est passé. »

Les affrontements dans le Haut-Karabakh ont, enfin, inauguré une nouvelle forme de guerre psychologique : l’envoi de mercenaires syriens, dépêchés par la Turquie, a servi à créer un climat anxiogène dans la population arménienne de l’enclave et surtout à envoyer un message à tous les adversaires d’Ankara sur sa capacité à mobiliser une réserve de combattants où bon lui semble.

Dans un tout autre registre, le conflit au Haut-Karabakh a laissé une autre empreinte avec la diffusion sur les réseaux sociaux d’images et de vidéos de soldats tués, parfois adressées directement aux familles. Une communication de la terreur par le biais de Facebook ou de YouTube, jamais encore déployée à cette échelle entre belligérants, et que les organisations humanitaires internationales, tout comme l’ONU, ont dénoncée. Or, l’organisation Etat islamique (EI), et d’autres acteurs, envoyait également des photos de prisonniers ou d’exactions en utilisant le répertoire du téléphone de leurs victimes.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/25/le-haut-karabakh-prefiguration-des-guerres-de-demain_6064471_3232.html

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