Lorsque l’anonymat disparaîtra

Postdamerplatz, Berlin, avril 2018, photo NJ

« Tous les habitants d’une même cité, qui portent son nom, ont d’elle une perception différente parce que singulière. Il n’est peut-être pas d’autre objet que la ville pour se dérober autant a? l’objectivité. Elle se présente comme une évidence et demeure une énigme. Sa connaissance est illusoire, fragmentaire, ou, devenue intime, s’évapore du champ de la conscience. Seul un citadin peut en parler d’expérience, mais tout citadin ne parle que de son expérience. « La ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une autre pour celui qui s’y trouve pris et n’en sort pas ; une chose est la ville où l’on arrive pour la première fois, une autre celle qu’on quitte pour n’y pas retourner ; chacune mérite un nom différent », écrit Italo Calvino (Les Villes invisibles, traduit de l’italien par J. Thibaudeau, Seuil, Paris, 1974) ». Voilà le premier paragraphe d’un texte incontournable écrit par Colette Pétonnet en 1987.

Voilà trente et un ans que ce texte circule chez les ethnologues et les grands amateurs de sciences sociales. Au cœur de l’anthropologie urbaine, les ethnologues n’ont pas voulu faire de l’anthropologie de la ville, mais plutôt dans la ville. Car ce qui intéresse les sciences sociales ce sont les gens et non les choses.

La ville est une organisation complexe d’agents sociaux soumis aux rapports de domination consentis et entretenus. Les uns commandent un dîner, les autres viennent livrer ce dîner sur leur bicyclette. Les uns font la fête, les autres viennent nettoyer le lendemain, etc. Cependant, ce qui permet cette organisation est le fait que les agents restent dans un anonymat relatif. L’article de Colette Pétonnet est édifiant à ce propos.

=> Pétonnet Colette, 1987, « L’anonymat ou la pellicule protectrice », Le temps de la réflexion, VIII (La ville inquiète), pp. 247-261

« L’anonymat est au cœur du problème urbain. Il règne en maître dans les lieux publics, protecteur de chacun, du soi non révélé, condition aussi nécessaire que la précédente à  la coexistence de millions d’habitants » nous dit-elle, pour ajouter plus loin :

« L’anonymat recèle des lois d’équilibre, des mécanismes intrinsèques. »

Cependant, les médias nous annoncent la venue de le ville intelligente. En Chine, les caméras vidéos sont capable de reconnaître les agents qui circulent dans l’espace urbain. Avec 176 millions de caméras et bientôt 626 millions à l’horizon 2020, la ville va devenir le lieu où les agents sociaux seront connus, reconnus et identifiés. Quelle va être le résultat d’une telle mesure ? Nous ne sommes plus à l’heure de la science fiction.

Bien sûr, l’anonymat restera collectivement partagé, car les individus qui composent les villes ne sauront pas qui sont les gens qui les entourent. Mais nous pouvons pensez également qu’un service de « dés-anonymisation » pourra être proposé via une interface sur son smartphone. Dès lors, personne ne sera à l’abri dans son cocon individuel, retranché derrière une image ; la loi de l’équilibre sera rompu. Surveillé en permanence, l’agent social deviendra un produit de la ville. Il devra respecter scrupuleusement la loi et la norme tout comme aujourd’hui il est possible de verbaliser sans contact les automobiles mal stationnées. Nous vivrons donc dans un monde où la violence dans l’espace urbain sera bannie ou réprimée instantanément, et où chacun sera identifié et identifiable. Est-ce la fin des harceleurs, des violeurs, des voleurs ou le crime prendra-t-il une autre forme ? Restera-t-il des recoins pour les amours adolescentes ?

 

Marges, limites et frontières : Le Mirail, un territoire, une entité, quelques éléments d’appréciation

par Mohammed Zendjebil, géographe

Le lac de la Reynerie, octobre 2009, photo NJ

Les événements qui ont embrasé les différents quartiers du Mirail (sans pour autant entrer dans les raisons de cette colère), nous interrogent sur la notion de territorialité en temps de crise. Cela a néanmoins montré les limites d’une politique de la ville peu ou pas profilée pour ces territoires de la géographie prioritaire (« Intégrer les quartiers en difficulté », OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), 1998, 186 pages).

Aux marges de la ville, ces derniers sont mis aux bans de la ville , bien qu’ils soient inscrits dans celle-ci, ils font partie incontestablement de la ville (Collectif, « En marge de la ville, au cœur de la société : ces quartiers dont on parle », Ed. de l’Aube, 1999, 349 pages). Longtemps enclavés, la frontière entre ces quartiers et la ville-centre était flagrante physiquement et dans l’esprit des habitants. L’arrivée du métro a permis en partie de les rapprocher du reste du territoire communal. Cette frontière s’est un peu dissipée, mais pas au point de les sortir de leurs marges périphériques. Les violences urbaines de ces derniers jours montrent en fait que les frontières, les limites, entre ces différents quartiers, s’effacent quand des événements fédérant une identité surviennent.

Ancienne dalle de Bellefontaine, octobre 2009, photo NJ

Ces frontières, jusque-là objectives, dans l’esprit des habitants, s’effacent comme pour montrer que les problèmes auxquels ces territoires sont confrontés, sont les mêmes et donc rassembleurs ; produisant ainsi, une seule et même entité territoriale. Plus encore, la question des frontières territoriales s’est posée, puisque dans les médias, celle-ci s’est agrandie, élargissant les limites du quartier historique (Le Mirail) au reste des quartiers du sud-ouest de la ville. Ainsi, Le Mirail (Bellefontaine, Reynerie et Mirail-Université) est devenu le temps de ces événements, le « Grand Mirail ». Cette appellation relativement récente et employée seulement par l’INSEE pour des raisons statistiques, englobant en sus les quartiers de Lafaourette et Bagatelle.

Ancienne dalle de Bellefontaine, octobre 2009, photo NJ

Les frontières entre ces différents quartiers seraient-elles mouvantes ? Une identité territoriale commune serait-elle attribuée à tous ? On uniformise donc ! Les sciences humaines veillent à ce que cela n’en soit pas le cas, car la méthode d’enquête et d’observation est là pour éviter les écueils ! Cela questionne, et fait penser qu’un territoire n’est aucunement unique, mais traversé de différences intrinsèques à chaque quartier. Les échelles que l’on convoque pour en parler sont également importantes pour ne pas se tromper de point de vue et ne pas loger l’ensemble de ces quartiers à la même enseigne.

Ancienne dalle de Bellefontaine, octobre 2009, photo NJ

Les limites vécues, perçues dans ces territoires sont plus pertinentes à l’échelle des individus, des habitants, dont les histoires individuelles et collectives construisent et déconstruisent les limites et les frontières qu’on voudrait leur signifier dans ces espaces, contrairement aux politiques publiques qui uniformisent le discours et tendent à construire un seul et même territoire au détriment de ce qui s’y passe réellement.

Quoi dire du Mur ?

Mur de Berlin, East Side Gallery, photo NJ

Quoi dire du Mur qui n’a pas encore été dit ? Pourtant, il faut bien en dire quelque chose. D’une part parce que le Mur est l’élément qui a déterminé les grands axes de ce séminaire et qu’il fêtera ses trente ans l’année prochaine. Ensuite, parce qu’il y a encore des choses à dire. Aux lendemains de la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, des artistes ont demandé à ce que soit conservée une portion du mur et qu’elle serve à l’expression d’artistes internationaux. D’un côté, nous avons l’expression d’artistes, sur des thèmes souvent proches du rapport est-ouest durant la période 1961-1989 : une frise dresse le bilan des morts, où chaque année est marquée par des roses correspondant au nombre de morts durant leur fuite. Les messages ne sont pas toujours limpides. Une des images actuellement les plus connues et les plus médiatisées est celle du baiser de Brejnef et de Honecker en 1979, réalisé par Dmitri Vrubel d’après une photographie du reporter Régis Bossu. On la retrouve sur des t-shirt (15 euros), des cartes postales (1 euro), des mugs, etc. L’œuvre a été restaurée en 2009 à l’occasion des vingt ans de la chute du mur et a été réalisée en 1989. Une autre image très populaire est celle de la Traban (Trabi) sur fond bleu. Elle est déclinée en toute sorte de produits dérivés. Ce qui est surprenant c’est que dans une version antérieure, la trabi est associée au baiser. L’œuvre originale de Dmitri Vrubel fut détruite dans les années 2000. Nous la revoyons aujourd’hui dépouillée du fameux baiser et signée de Birgit Kinder, une autre artiste de la galerie.

La Traban à l’honneur, East Side Gallery, photo NJ

Sur un ton un peu sarcastique, on pourrait dire que les œuvres les moins populaires sont remplacées par d’autres. Cette galerie en plein air évoque la période du mur tout en faisant recette. Elle permet à des artistes de s’exprimer au monde entier, mais de quelle manière ? Qui choisit qui, comment et pourquoi ?

Mur de Berlin, East Side Gallery, photo NJ

A bien regarder les images des archives des années 1980 – ou la longue promenade de Wim Wenders dans Les ailes du désir (1988) – il n’y a pas de rapport immédiat entre les fresques d’alors et celles d’aujourd’hui. Les plus célèbres ont été restaurées, mais beaucoup ont disparu. Les 43 km de mur entre Berlin Est et Berlin Ouest ont été enlevés, hormis les 1,2 km de cette partie, le long de la Spree. Seule une trace persiste au sol à certains endroits. Une ligne d’une trentaine de centimètres de largeur marque le tracé du « Mur » et s’interrompt lorsqu’elle bute sur un immeuble. Aujourd’hui, le voluptuaria murus persiste dans les imaginaires aux carrefours de la ville. Que viennent voir les touristes ? En fait, « rien ». Ils viennent se faire photographier devant le mur, ou ce qu’il en reste. Témoignages touristiques, les photographies attesteront de leurs passages : c’est avant tout eux-mêmes qu’ils veulent voir sur les photos.

Mur de Berlin, East Side Gallery, photo NJ

Le mur est aussi prétexte à événements plus ou moins spontanés. Quelques musiciens solitaires, armés d’un amplificateur portatif, entonnent un tour de chant là, juste devant le mur. Ils ont choisi l’emplacement et font dos au mur. Ils espèrent récolter quelques pièces ou vendre leur CD (5 euros).  Le mur drenne un public potentiel ou un touriste amusé et peut-être généreux.

Mur de Berlin, East Side Gallery, photo NJ

Des artistes (ou une entreprise) nettoient les graffitis sur une portion du mur, enlevant du même coup la fresque. Vont-il peindre autre chose ? Les images se chevauchent, se superposent et perpétuent une idée du mur utilisé comme support médiatique. Mais pour quoi dire ? Fallait-il conserver les premières fresques, celles de l’origine, du nouveau départ ? Le renouvellement peut être vu comme une continuité dans cette ville qui change et se transforme. En face du mur, de nouveaux bâtiments sont annoncés. Certains sont déjà terminés. Les grues et les baraquements de chantier témoignent du changement et de l’ère nouvelle.

Il ne s’agit pas d’une véritable « enquête de terrain », mais de repérage de terrains possibles. Ici, on a clairement plusieurs options :

– étude comparative du mur de 1961 à nos jours (évolution des fresques, graffs et tags, des messages, les couleurs et les matières) ;

– l’économie formelle autour du mur (question foncière, de propriété, qui gagne combien, etc.) ;

– l’économie informelle autour du mur (les petits métiers, la récupération du mur) ;

– les représentations des touristes (répartition par pays, quelle image, quel sens) ;

– les pratiques associées au mur (fétichisme, dégradations, photos souvenir, diurne/nocturne, etc.) ;

– le mur comme pèlerinage (recueillement, photographie, vidéographie, témoignage, lieu de mémoire, commémoration) ;

– etc.

« Le Mauerkunst était une violation de frontière avec un message sans frontière, souvent subversif et souvent d’une ironie ludique. Cette frontière ne devait pas être et portant on ne pouvait l’éviter : « l’imagination ne connaît pas de frontières » et « Let my paint die with the wall ’84 » étaient les paroles intéressantes ripolinées sur le Mur. » (p. 76)

Heinz J. Kuzdas, Berliner Mauer Kunst, Mit Esta Side Gallery, Berlin: Espresso, 2015

La Case de l’Oncle Tom

Habitat collectif, Bruno Taut archi. 1928, photo NJ

La station Onkel Toms Hütte est située au sud-ouest de Berlin le long de la ligne U3. Dans son livre Guerre du toit et modernité architecturale, Christine Mengin (Guerre du toit et modernité architecturale : loger l’employé sous la république de Weimar, Paris: Publications de la Sorbonne, 2007) aborde la question de ce lotissement sous l’angle du combat entre l’architecture moderne et la traditionaliste (régionalisme). La cité de Berlin-Zehlendorf fut érigée entre 1926 et 1932 par les architectes Taut, Hugo Häring et Otto Rudolf Salvisberg, sous la direction de Martin Wagner.

Ce quartier pour classe moyenne vit des jours paisibles assez loin du vrombissement de la ville. Selon Christine Mengin, « l’hypothèse sur laquelle repose ce travail (sous ouvrage) est que la mise au point d’un modèle pertinent pour l’habitat de masse est d’origine syndicale et non, contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, municipale (§. 6) ». On ne trouvera pas dans ce livre de témoignages d’habitants ni d’éléments ethnographiques permettant de savoir si on vit mieux ici qu’ailleurs. Et ce n’est pas quelques heures passées à travers le quartier qui donneront le change.

Immeuble construit par Bruno Taut, jardin d’enfants, photo NJ

L’originalité de ce lotissement tient à beaucoup de choses, notamment une implantation assez loin du centre de Berlin, avec la création à l’époque d’une station de métro. Les immeubles ou les maisons en bandes sont distribuées de façon peu denses, et chaque coin d’immeuble est réservé à un service, comme un coiffeur, un kiné ou un jardin d’enfants. Aucune résidentialisation n’est perceptible dans l’immédiateté des immeubles. On passe de la rue au trottoir à l’entrée, sans franchir des grilles, et taper des codes. Cependant, l’accès aux entrées  est protégée par un digicode. Des arceaux devant chacune d’elles hébergent des vélos (souvent deux à trois).

Immeuble collectif de Bruno Taut, photo NJ

Le toit plat, signe distinctif du courant de l’architecture moderne, fut l’objet d’une controverse et d’après l’ouvrage de Christine Mengin, défendu par les syndicats ouvriers (de gauche) qui entreprirent la construction de ce lotissement. Le nom curieux vient de celui d’une guinguette située à l’origine dans le secteur. La cité est bercée par des grands espaces boisés et une longue coulée verte qui offrent aux habitants des promenades et des loisirs (jeux, jogging, vélo). Réhabilité dans les années 1980 avec les habitants, ce quartier apparaît paisible et sans dégradation. Il offre un fort contraste avec celui de Kreuzberg ou bien juste au-dessus, autour du Mauerpark, submergé de monde hier après-midi.

Mauerpark, 22 avril 2018, photo NJ

Comme dans la plupart des parcs de la capitale, les gens viennent se reposer ou écouter de la musique en buvant une bière. Juste en face, un marché au puces permet de trouver l’objet vintage convoité, ou de s’offrir un cornet de frites (et/ou une bière). Des musiciens viennent tester leur « tour de chant » devant des parterres plutôt jeunes. Du folk à la musique techno, en passant par la chorale et une interprétation plutôt réussie d’une chanson extraite de La La Land.

Berlin et les limites des quartiers

Molecule de Jonathan Borofsky (1999), Spree, Berlin, photo NJ 2018

Au carrefour entre les quartiers de Treptow, Kreuzberg et Friedrichshain, au beau milieu de la Spree, se trouve cette sculpture monumentale de 30 mètres de hauteur qui représente la réunion ou la rencontre des trois quartiers. En dehors des visites touristiques, s’imprégner de la vie d’un quartier permet d’envisager « toucher » un peu de cette vie. En fait, en face c’est l’ancienne Allemagne de l’Est, le mur passe ici au milieu du fleuve.

Le quartier de Kreuzberg, aujourd’hui réputé pour ses soirées festives, reste assez surprenant de part la diversité des cultures qu’on y rencontre. Mais c’est surtout le pays des vélos en tout genre. Il faut dire que Berlin compte 13% d’utilisateurs de cycles contre 3% à Toulouse, d’après l’EPOMM.

A bicyclette ! Kreuzberg, Berlin, photo NJ 2018

Par analogie (nous y voilà), on peut établir des comparaisons entre la pratique du vélo à Toulouse et à Berlin. Des observations répétées tout au long de la journée nous font prendre conscience d’une différence dans les pratiques, comme la circulation dans les couloirs cyclables, la courtoisie lors des dépassements, etc. Mais il y a aussi les tenues (port du casque), vêtements fluo. L’image montre l’exception de la journée. A Toulouse, on verrait dix fois plus de cyclistes casqués et vêtus de fluo. Mis bout à bout, ces constats formeront la matière d’une réflexion à venir…

Retour sur le festival Indélébile

Festival Indélébile, 7 avril 2018, photo NJ

Pour ses dix ans, ce festival m’a semblé contrarié. Moins d’éditeurs alternatifs, et disparition des ateliers de fabrication de fanzine par exemple. Cela ne nous a pas empêché de constater que le public n’était pas le même qu’ailleurs dans Toulouse. « Ce sont des gens que l’on ne voit jamais ailleurs !  » s’est exclamée ma femme. A partir de cette sociologie spontanée, qu’est-il possible de dire ?

Nous touchons ici à une particularité des villes, celle du cloisonnement et de l’étanchéité. Chaque groupe humain se cantonne à vivre dans un ou plusieurs quartiers, mais pas dans tous. Les gens se croisent mais ne se parlent pas. Entre les activités professionnelles et les activités de loisir, les secteurs physiques de la ville sont appropriés ou délaissés, suivant des logiques complexes ou de bon sens. Mais tous ces espaces ne sont pas mis en commun. D’où cette étrange impression de voir là des gens que l’on ne voit pas d’habitude, qui n’ont pas prises dans nos habitudes. Mais tous semblent se connaître…

Festival Indélébile, 7 avril 2018, photo NJ

Tenue vestimentaire, coupe de cheveux, percings, tatouages, et manières d’être forment les quelques critères de base perçus à travers une sociologie spontanée. L’âge également est un critère qui globalement regroupe ces gens dans la classe des 25-35 ans. Il y règne une forte mixité de genre. Eh oui, le festival fête ses dix ans, donc cela correspond à une sorte de « fidélité » d’une classe d’âge.

Festival Indélébile, 7 avril 2018, photo NJ

Le festival a lieu dans une ancienne entreprise reconvertie en ateliers d’arts graphiques, derrière Matabiau, appartenant à l’association Lieux communs. Pour l’occasion, l’espace a été dédié aux exposants. Cet espace urbain offre des porosités qui nous permettent de nous croiser le temps de l’événement. Ces porosités sont justement ce que nous cherchons dans ce séminaire.

Théorie de la porosité

Ces instants figurés par ces zones vertes, c’est ce que propose cet événement : mettre ensemble des gens qui d’habitude ne sont pas ensemble (nous et eux), se croisent peut-être mais ne se disent rien. Il y a aussi ceux qui se croisent tout le temps à la manière d’un entre-soi permanent. Ici, ce lieu offre la possibilité d’un échange. Les événements [du latin evenire « avoir une issue »] de ce genre en ville sont des moments d’articulation entre un dedans et un dehors, des moments d’échange entre plusieurs champs sociétaux. Vouloir les observer, c’est s’obliger à le faire. Cette porosité est offerte, à condition de s’y rendre. C’est vrai que nous avons fait le constat qu’il y avait plutôt une forme d’entre-soi propre au milieu alternatif des arts graphiques.

Là encore, je ne parle pas des extensions du festival dans les galeries de la ville qui vont accueillir des expositions durant tout le mois d’avril, et jusqu’en mai. D’autres « lieux-moments » d’échange existent à travers la ville. A nous de les découvrir… Cela pourrait se rapprocher de l’analyse que fait Georg Simmel des groupes sociaux.

Dans son article intitulé « Comment les formes sociales se maintiennent » (Sociologie & Épistémologie, trad. L. Gasparini, PUF, 1981) Georg Simmel aborde la question des groupes sociaux qui forment la société. Tout groupe humain appartient à la société dans cette apposition de « combinaisons variées » de formes sociales. Les individus qui la composent appartiennent ou peuvent appartenir à d’autres formes sociales, et peuvent tour à tour disparaître sans que l’unité sociale soit atteinte. « La conservation de l’unité collective pendant un temps théoriquement infini donne à l’être social une valeur qui, ceteris paribus, est infiniment supérieure à celle de chaque individu » (p. 177). Toutes choses étant égales par ailleurs, ceci fonctionne lorsque le groupe n’est pas initié ni animé par un leader, dirions-nous en d’autres termes.

Ce groupe, plus proche de ce qu’on appelle aujourd’hui un collectif, est formé « d’une pluralité de personnes. Dans ce cas,  l’unité du groupe s’objective elle-même dans un groupe » (p. 183). Le sentiment d’unité et de solidarité nécessaire au maintient d’un groupe doit être présent à travers des valeurs communes. Celles-ci sont énoncées dans l’édito de la présentation du festival : indépendance face au marché dominant, croisement des courants alternatifs dit « sous-marins », liberté de création… Ce qui, à la longue, devient problématique puisque la professionnalisation n’est pas collective, mais individuelle, et nécessite des prises de position personnelles entre notoriété-richesse et pureté-pauvreté, par exemple. La trajectoire sociale de chacun s’en vient bouleverser l’unité même du collectif. Ce que Pierre Bourdieu à longuement discuté à propos de l’écrivain.

« Qui peut dire que je suis écrivain ? Qui peut dire que je suis le meilleur écrivain ? Suis-je le mieux placé pour dire que je suis le meilleur écrivain ? Plus largement, dans la vie quotidienne, qui a le droit de dire qui je suis ? Qui a le droit de dire des autres qu’ils sont vraiment ce qu’ils sont ? » (Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 2, Paris: Seuil, p. 189).

L’écriture du mémoire 3

Sarah Bernhardt dans « Macbeth », tragédie de William Shakespeare, adapt. de Jean Richepin, 1884, fonds BNF

 

« Le séminaire, écrit Pierre Bourdieu, est une invention des philologues allemands du XIXe siècle : les gens sont assis à la même table, en rond, ils ont lu préalablement un certain nombre de textes… » (p. 385). Il est d’ailleurs curieux de voir que l’on appelle aujourd’hui « séminaires » des cours magistraux ou des sortes de forums à sens unique où sont professées des grands-messes (sur la scène politique par exemple).

Comme pour tous les outils, le séminaire est une invention historique. En avoir conscience permet de repousser les limites du rapport au savoir et à l’écriture ou des les franchir. Par exemple, Pierre Bourdieu prend l’exemple de l’artiste et de la tradition qui fait de l’artiste un artiste. A la question de savoir comment il travaille, il répond : « je travaille la nuit, en buvant du café ». « Beaucoup entrent dans le travail intellectuel à partir de ces fantasmes, nous dit-il. C’est un facteur d’ajustement d’inertie : si l’on pense qu’être écrivain, c’est avoir une plume ou un style, cela exclut des foules d’utilisations possible d’instruments. » (Ibid.). En quelques sortes, les idées que nous avons des choses que nous faisons nous limitent dans nos actions et nos faires.

(Parenthèse)

« Secrètes et noires mégères de la nuit que faites-vous ? Un faire qui n’a pas de nom » (Macbeth, Acte IV, scène III, W. Shakespeare, 1623)

Autre version :

Macbeth  – Eh ! que faites-vous là sorcières de minuit ?

Toutes – Nous faisons un forfait sans nom dans ce grand muid.

(Macbeth, trad. le Chevalier de Chatelain, 1862, BNF)

Les sorcières, Gustave Doré, BNF fonds iconographique

 

Le séminaire comme outil et organisation pédagogique est aussi un outil intellectuel, une matière à organiser la pensée collectivement. Il s’oppose au discours ex cathedra, au cours magistral ou à la prise monopolistique de parole (que l’on trouve parfois dans certains séminaires). Parce que la difficulté à travailler de manière collective s’oppose à cette vision de l’artiste isolé, et que la prise de parole est rassurante. Note : Je reconnais les défauts de ce blog qui est une écriture à sens unique. Mais ce n’est pas le seul outil du séminaire. C’est un des outils du séminaire Voir la Ville, sans plus. Un prolongement du séminaire en somme.

De même, « l’index est une invention technique qui donne un rapport au livre très spécial. De même, la table des matières, ça ne va pas de soi. On peut associer beaucoup de ces choses qui nous paraissent coextensives à l’art de penser. Le plan en trois points est une invention […], c’est ce que saint Thomas appelle le principe de clarification… » (p. 387). Cette invention date du XIVe siècle. « Le manuscrit clarifié devient organisé, en trois points, comme une cathédrale gothique. » Toutes ces inventions nous facilitent la vie et nous la rendent plus compliquée aussi. Si l’on veut s’en affranchir, il faut passer par une historicisation pour comprendre à quel point ces outils façonnent notre manière de penser.

« Savoir qu’il s’agit d’inventions historiques donne une liberté par rapport à ces choses que souvent le système d’enseignement transmet comme des exigences éternelles de l’esprit, les éternisant donc au-delà de leur utilité sociale » (Ibid.). Comme Pierre Bourdieu le rappelle lui-même, il est parfois difficile d’exposer une idée en deux parties, lorsqu’il en faudrait trois ou quatre. « Cette histoire des technologies de la pensée aurait donc aussi une fonction épistémologique capitale » (Ibid.).

Par conséquent, l’étudiant est pris dans une représentation de l’idée qu’il a de l’intellectuel au travail, au moment de la rédaction de son mémoire tout comme le sont les enseignants pris dans leurs représentations du monde intellectuel. Cette idée n’est malheureusement pas discutable en ce moment car les étudiants écrivent. Tout comme nous demandons quelle est leur représentation de la ville, il faudrait aussi leur demander quelle est leur représentation de l’intellectuel, du chercheur, et quelles idées ils s’en font. Parallèlement, il faut demander à l’enseignant quelles sont ses représentations de l’étudiant-chercheur ? Pouvoir faire le tri entre ce qui est de l’ordre du fantasme ou l’outil historique devrait permettre d’ouvrir sur une liberté d’action et d’écriture. Franchir les limites de sa personne, de ses convenances, de sa propre créativité, franchir les limites du monde social.

L’idéal serait effectivement d’aller lire Bourdieu. A ceux qui me sollicitent pour leur apporter quelques éléments bibliographiques, je propose la lecture de trois ouvrages :

Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’Agir, 2004

Questions de sociologie, Editions de Minuit, (1980), 2002

Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Points Seuil, 2015

Festival Indélébile 6-7-8 avril 2018

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Le collectif Indélébile fêtera ses dix ans en avril prochain. Dans une cité, un collectif est souvent en marge ou à la lisière d’une activité, d’une pratique ou d’une manière d’être. Ici, il réunit des artistes et des plasticiens indépendants cherchant une autre voie que celle des grands groupes monopolistiques.

J’ai voulu diffuser cette annonce par sympathie et parce que j’ai souvent rencontré des étudiants de l’école d’architecture à l’occasion des festivals. C’est aussi un lieu où l’architecte peut tisser des liens…

Il y a deux ans, j’avais acheté l’autobiographie de Shigeru Mizuki à moitié prix ! Ce grand mangaka a vécu une vie assez surprenante et a traversé une histoire peu banale. Il est mort en novembre 2015, à 93 ans.

 

Voilà ce qui est écrit à ce sujet :

« Indélébile fédère les acteurs régionaux de la petite édition graphique et promeut les formes innovantes de bande dessinée .

Indélébile met en place des évènements présentant la diversité des productions de l’édition de création graphique narrative, un festival (unique évènement régional dans ce domaine, qui fêtera au printemps sa 8éme édition), des conférences thématiques, des interventions et ateliers en direction de publics variés.
Indélébile produit également des éditions collectives, promeut et diffuse les publications locales, organise des rencontres, des expositions autour du travail d’auteurs contemporains…

À l’heure des grands mass media, il est important de souligner que le livre, l’édition, la culture, la diffusion d’images n’appartiennent à personne, et qu’il appartient seulement à tous de s’en emparer.

MEMBRES DE L’ÉQUIPE »

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