Subjectif, subjectivité

 

Lorsque Nonna Mayer s’attaque au travail monumental que Pierre Bourdieu initie avec La misère du monde, elle ignore sans doute qu’elle prendra ses distances d’avec la méthode de l’entretien pour ne recourir le plus souvent qu’à l’analyse statistique. Habillée en donneuse de leçon, et face à une critique pas toujours objective, la sociologue, devenue par la suite politologue, s’engage dans une critique bercée d’idéologie que l’on peut percevoir au détour d’une formule. Par exemple, lorsque l’auteure s’étonne : « pourquoi n’y a-t-il rien sur les organisations caritatives de toutes confessions, pourtant aux premières lignes de la lutte contre la misère ? » (Mayer, 1995 : 359), c’est ne pas voir ce poncif qui ferait des organisations caritatives des instruments de lutte contre la misère, alors qu’un point de vue plus objectif les positionnerait comme des structures organisant, gérant et finalement entretenant la misère (Terrolle & Bruneteaux, 2010).

De même, dans sa formule lapidaire « un bon sociologue n’est pas forcément un bon enquêteur » (ibid., 363), le lecteur s’étonne de l’emploi de l’adjectif « bon » qui par sa subjectivité et son renversement pose également des questions : un bon enquêteur est-il un bon sociologue ? Rien n’est moins sûr ! Cette pique lancée à l’encontre de Pierre Bourdieu témoigne d’une dureté d’âme à l’égard du sociologue, et si l’auteure constate à plusieurs reprises qu’en matière de méthodologie Bourdieu amorce un virement, change de posture, la posture de Nonna Mayer, elle-même réactionnaire mérite de s’interroger sur la validité de ses propos et de l’origine de cet article. Ce que nous ne ferons pas dans le paysage intellectuel des années 1995, des enjeux de lutte et de l’obtention des postes de prestige. Au demeurant, dans son travail de recherche, Nonna Mayer utilise peu, voire quasiment jamais, l’entretien. Cet article n’est autre qu’un exercice d’application d’une rhétorique sensée donner le change, montrer que Bourdieu se trompe, qu’il fait fausse route, etc. En d’autres termes, Nonna Mayer véhicule implicitement un discours réactionnaire, réducteur et de mauvaise fois, lorsque dans sa conclusion, elle signale, en parlant de la nouvelle génération de sociologues, qu’« ils intervieweront leurs amis et leurs proches, parce que c’est plus facile » (p. 369). J’enseigne justement le contraire, et passant sur le fait que le verbe interviewer ne caractérise pas le domaine de la sociologie dont il est question ici, nous dirons que cette forme conclusive est la tentative échouée d’un trait d’humour. Nous sommes d’accord : la proximité est une facilité de façade qui verse rapidement dans le non-dit et les sous-entendus. Il est beaucoup plus complexe de s’entretenir avec sa propre famille ou ses amis qu’avec un inconnu. Tous les sociologues savent cela. Mais cela n’empêche pas de pouvoir et/ou de vouloir le faire. Il appartient ensuite au chercheur d’objectiver ses rapports sociaux, sa propre subjectivité tout en continuant d’essayer de garder ses amis.

Dans La misère du monde, Bourdieu élabore une nouvelle palette d’outils épistémologiques, à partir de sa connaissance, de son expérience et des limites qu’il s’impose et qu’il impose à son équipe. Effectivement, il s’oppose aux tableaux statistiques et au traitement de l’analyse factorielle des correspondances de La distinction, car il souhaite se rapprocher des agents sociaux qu’il étudie, et leur donner la parole à partir de leur parole elle-même. Certes retravaillée, comme une transcription littéraire, afin de ne pas tomber dans la discrimination par le verbe.

=> Bourdieu Pierre. La misère du monde, (1993), édit. Seuil, 2007, 1460 p.

=> Mayer Nonna. « L’entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La misère du monde ». In: Revue française de sociologie, 1995, 36-2. pp. 355-370

=> Terrolle Daniel & Patrick Bruneteaux. L’arrière-cour de la mondialisation, ethnographie des paupérisés, édit. Du Croquant, 2010, 403 p.

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