Philosopher dans le bus

De retour des activités d’ouverture culturelle qui ont toujours lieu pendant les vacances de la Toussaint, nous nous installons tant bien que mal dans notre bus de banlieue, bondé, poussif et dont l’atmosphère est toujours électrique. L’unique bus traversant la ville transporte la mauvaise humeur de gens maltraités par le système de transport parisien. Ils n’ont pas d’alternative et leur inconfort est grand. Le « 103 » est une commodité maudite par ses usagers. Parfois retenu dans les rues étroites de la ville, l’impatience des passagers crée de l’incivilité . Quotidiennement. Lorsque nous devons faire entrer une vingtaine d’élèves dans le 103, j’appréhende la veille déjà. Les élèves se plaignent rarement : c’est leur réalité. Ils prennent avec beaucoup plus de recul et de philosophie les rapports parfois violents entre passagers. Ce qui compte, c’est la destination !

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L’éthique de Patrick

Philosophie à laquelle mon collègue Patrick, professeur d’histoire-géographie, ajoute une dimension éminemment altruiste et humaine : assis dans le 103, il cède sa place à une maman avec enfant, à une personne âgée, à quelqu’un qui semble souffrir d’être debout. Lorsque je le regarde éberluée, il déclare : « L’autre existe, je veux transmettre, à mes enfants, à nos élèves, l’attention à ce qui nous entoure. L’autre existe et nous partageons ce monde ». Je me sens alors dans mes petits souliers. Dans le 103, je me recentre sur moi pour être en mesure de puiser suffisamment d’agressivité pour repousser quelqu’un d’envahissant, éviter ’être bousculée, ou balayer les remarques et les regards déplacés. Dans les transports parisiens, je suis dans la négation de l’autre. L’autre est celui que je définis comme une potentielle menace. Patrick, quant à lui, définit les personnes dans les transports avec lui comme des altérités, ce qui le rend responsable de son comportement.

L’élégance de l’éthique de Patrick m’a toujours beaucoup frappée. Ce n’est pas une posture, c’est une profonde conviction. Une conviction qui fait exister l’autre. Lorsque Patrick propose sa place dans les transports, il arrache du magma humain et indistinct des personnes serrées les unes contre les autres, mécontentes, parfois agressives, une personne à qui il porte de l’attention. C’est beau, c’est simple et ça nous renvoie à notre responsabilité face à un autre que nous. Celle qui, dans nos gestes et nos petites décisions nous rendent notre visage humain ou alimentent l’élan vers l’autre qui rend à chacun son humanité primitive.

Voilà pourquoi, il faut se méfier des catégories intellectuelles destinées à ceux qui sont supposés ne pas se penser eux-mêmes, qui semblent être dépendants de l’attention qu’on leur porte, de l’altérité que l’on définit pour eux ou qu’on leur concède. Car, nous avons le pouvoir de faire croire à une humanité lointaine et compliquée ou celui de reconnaître avec humilité que nous partageons un monde dont la responsabilité de maintenir son humanité nous incombe tous les jours. Notre responsabilité est collective face aux idéaux que nous portons et sans complication, il est possible de mettre en œuvre ces idéaux tous les jours, comme Patrick.

L’altérité radicale

J’ai fait l’expérience de l’altérité radicale lorsque je suis arrivée dans cette banlieue défavorisée dans laquelle je travaille. À quelques kilomètres de l’endroit où je vivais, se trouvaient des gens dont je ne comprenais ni les attitudes, ni le style vestimentaire, ni les modes de communication. Autrement dit, ils n’ont pas les mêmes moyens pour vivre, se vêtir et évoluer à leur aise dans la société. J’étais incrédule, la première fois que j’ai pris le « 103 », la première fois que j’ai vu devant le lycée les élèves et les barres d’immeubles, le délabrement des habitations, la tristesse des rues. Je me suis sentie menacée par cette réalité. Car, comment expliquer qu’une telle laideur puisse exister, moi qui vivais dans Paris, dans un joli quartier. J’ai mis plusieurs années à surmonter le choc. Car, je croyais maîtriser toutes les dimensions de l’altérité. J’évoluais dans un milieu « facile », dont les rapports étaient marqués par une civilité à laquelle je me sentais totalement intégrée.

Il m’a fallu quelques années pour comprendre qu’une des dimensions de mon activité de service public était de rendre leur altérité aux gens. Celle qui les met au même niveau que tout le monde, pas celle qui nous traverse à travers les nouvelles dans les médias. J’ai refusé de laisser s’insinuer un autre regard que le mien sur un environnement nouveau en luttant contre ma consternation ou ma déception. L’inédit nous challenge et c’est souvent un geste simple, humain, la considération que l’on propose en écoutant même ce qui nous paraît être de mauvaise foi chez les parents qui rend l’altérité aux personnes en face de nous. Surtout dans le cadre d’un service public. Les attitudes simples rendent la respectabilité qui rétablit l’altérité humaine. Si je ne reconnais, ni mon éducation, ni mon mode de vie chez les parents et les élèves que nous accueillons, il y a toujours de l’amour, toujours de l’intérêt pour ce que vont devenir leurs enfants, toujours enfin l’envie que nous cheminions ensemble  pour des parents qui me mettent parfois en colère. Il m’a fallu des années et ces paroles de Patrick pour me rendre compte que l’altérité n’a rien de compliqué. Elle renvoie au respect pour la vie, pour les autres, pour soi dans son quotidien. Elle n’a rien de conditionnel. Elle existe de toute façon, la nier est l’effort consenti. Et pourtant, cette banlieue radicale a besoin d’un regard, d’attention et de gestes sincères pour simplement exister. Car, dans la plupart des esprits, elle peut ne pas exister, elle peut aussi être instrumentalisée, utilisée comme un épouvantail.

Réciprocité, égalité et mutualité

La vraie question demeure, quelle attention portons-nous à cette banlieue, à cette population si différente ? Une fluidité plus grande dans notre société rendrait possible, à grande échelle, tous ces gestes que Patrick décrit si bien : regarder les parents de mes élèves comme des nôtres, renforcer le service public pour limiter les incivilités, admettre enfin que nous avons tous un rôle à jouer et qu’il est insupportable de toujours déléguer à quelqu’un d’autre (protection de l’enfance, référent laïcité…) l’attention que nous nous devons mutuellement peu importe notre origine sociale.

Dans ce quartier dans lequel je travaille, lorsque j’ai posé pour la première fois un regard sur les gens habitants près du collège, j’ai vu des styles vestimentaires et des attitudes tellement stéréotypés que j’y croyais à peine. Lorsqu’une élève me disait : « c’est notre façon de parler, nous venons de la cité », j’étais horrifiée. D’une part, parce qu’elle devait l’avoir entendu de la bouche de ses parents, d’autre part, parce que considérer qu’il s’agit d’une sous-culture et que c’est merveilleux pour notre diversité, est profondément hypocrite. Car, tous ceux en dehors de la cité savent que les stigmates de cette cité, même dans un système d’auto-valorisation, interdisent l’entrée dans des sphères plus hautes. Je lui répondais donc, que je ne lui demandais pas de se nier mais qu’il fallait bien qu’elle intègre aussi que, parce qu’elle venait de la cité, certains endroits lui seraient interdits et que ça n’était pas juste. Alors, oui, les banlieues ont leur altérité mais elle devrait être de plain-pied dans notre société et non confisquée. Ayons le courage de considérer que les banlieues sont un potentiel lieu de vie social, professionnel, familial pour tous, y compris le Président de la République, les ministres. David Guetta devrait voisiner avec ses premiers fans, Laetitia aussi devrait pouvoir offrir du réconfort aux élèves de troisième qui se sont époumonés en un « allumer le feu » tonitruant. Pourquoi ne pas commencer à imaginer cette fluidité qui rend humanité, altérité et qui ne peut exister sans réciprocité, égalité et mutualité.

Une chronique de Maude

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