Le monde des GAFA

Les assistants personnels sont l’espérance d’un monde moderne et connecté. Siri, Cortana et « Ok Google » vont vraiment nous simplifier la vie. « Coupe le son ! », « Monte la lumière ! » Et jusqu’à garantir l’harmonie dans les familles, comme nous le dit la publicité. Parce que les publicitaires le savent bien, on ne communique plus. On ne parle plus. Déjà que le dialogue intergénérationnel est une gageure, alors parler à un ado… Donc, grâce à l’intelligence artificielle, on demande à l’assistant de faire écouter une chanson et l’ado fond, plie et vient mettre la table.

Quel beau monde ! Je ne parle pas de cette famille idéale qui a oublié les mots au profit de l’émotion brute. Non, je parle du monde moderne promis par les Gafa. Désormais, il n’est plus nécessaire de savoir lire (un mode d’emploi, ou n’importe quel manuel). Il n’est même plus obligatoire de se plier à un algorithme. Non, je cause à la boîte et, immédiatement, j’obtiens ce que je veux. Le summum de la domination sur le monde et ses objets. Déjà, le journal Le Monde me dit que souvent on les baptise, ces « enceintes », de doux noms féminins. Allez, n’allons pas plus avant. Dans le monde promis des Gafa, le sexisme sera toujours de mise. Certains insultent même le bidule. C’est donc le retour de la parfaite secrétaire, corvéable et taillable à merci. Et sans – quel mot odieux – syndicat pour réclamer un traitement décent.

Une maison intelligente

En discutant avec mon collègue de techno de ces mirifiques promesses, j’appris – j’en demeure tout ébaubi ! – que grâce à l’enceinte et à l’intelligence artificielle, ma maison allait devenir intelligente et m’obéir au doigt et à l’oeil. Ouvrir les volets, régler le chauffage, organiser la lumière en fonction des pièces et des envies. Et même le remplissage automatique du frigo, tout comme le démarrage à distance de l’automobile pour qu’elle prenne le temps de dégivrer le pare-brise. Manque plus que la livraison automatique par drones… Je m’inquiète néanmoins. Qui transférera mes denrées du drone au réfrigérateur ? Certainement pas mon chat, qui demeure retord au progrès. Quel obscurantiste !

La lecture et l’écriture menacées ?

Armando Petrucci, dans un article aujourd’hui classique, explique qu’écrire et lire sont deux activités très différentes au Moyen Âge. À tel point que certains scribes ne savent pas lire. D’un côté, on a un producteur de livres qui écrit en continu, sans trop s’embarrasser de majuscules et souvent sans aucune ponctuation. De l’autre, un lecteur qui doit patiemment déchiffrer une ligne et lui donner du sens. C’est l’humanisme qui va imposer la séparation du commentaire et du texte. Et, à l’intérieur de ce dernier, la séparation des mots, l’abandon des abréviations. La nécessité d’une ponctuation.

La généralisation des commandes vocales va-t-elle faire reculer la maîtrise de la lecture et de l’écriture ? Interrogation idiote. Qui, aujourd’hui où la conduite assistée est une norme, qui donc sait qu’il est plus facile de faire tourner les roues si le véhicule se déplace ? Est-ce que cette pratique perdue s’accompagne d’un recul de la maîtrise de la conduite ?

Je suis devenu le « Dis Google » de mes élèves

J’en étais là de mes réflexions lorsque la lumière se fit en moi. En fait, cette « découverte » est le fruit d’une longue maturation, d’une grande incompréhension qui hantait mes jours. Donc, l’autre jour, j’observais mes quatrièmes, étrangement silencieux et concentrés sur leur évaluation : La mine et la condition ouvrière au XIXe siècle. Soudain, je suis interpelé. Je m’approche. « Qu’est-ce qu’une julienne ? » Surpris, j’explique. Mon élève se tourne alors vers sa voisine : « Tu vois, c’est pas comme la macédoine ». Un autre jour, encore, j’avais déjà dû départager deux élèves qui se disputaient à propos de la date de la prochaine coupe du monde.

Finalement, je m’inquiète sur les aptitudes cognitives de mes élèves alors que ceux-ci se sont déjà adaptés – en quelque sorte par anticipation – à un futur proche. Je suis devenu le « Dis Google » de mes élèves. Eux aussi me tutoient parfois. Certains autres me tolèrent auprès d’eux, malgré ma propension à les empêcher de vaquer à leurs petites affaires si importantes.

 

Une chronique de Philippe Crémieu-Alcan

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