« Je préfère manger à la cantine, avec les copains et les copines. » (P. Perret, philosophe)

Oui, mais ça c’était avant. Aujourd’hui les choses ont bien changé, et depuis que j’ai intégré un lycée pro contenant une centaine d’enseignants, j’ai bien remarqué qu’au moment de la salvatrice pause méridienne on se dispatche dans divers endroits, et que la sacro-sainte Cantine n’est plus forcément « the place to be ».

Qui mange où, et pourquoi ?

À la cantine

Deuxième grand bastion du regroupement professoral après la SDP, la cantine a vu bien des projets pédagogiques se créer, autour d’un poulet au curry et d’une gorgée d’eau minérale. Aujourd’hui, on y retrouve plusieurs catégories d’enseignants, se positionnant dans la salle de manière organisée.

D’abord, les purs cantinophiles, les vieux de la vieille. Ceux qui ont les mains caleuses à force d’avoir porté, chaque année, ce plateau en plastique gris, recueil de merveilles mijotées avec soin. Ces apôtres du « moi, le soir, j’ai pas le courage de me préparer à bouffer pour le lendemain » qui se regroupent et choisissent ensemble les mets du midi, entre deux blagues potaches autour de la tarte tatin. Puis, toujours en osmose, ils refont le monde en se tapant dans le dos, assez bruyamment d’ailleurs, puis, se grattant le ventre, vont ranger leur plateau avant de retourner à la machine à café.

Puis, en parallèle, en juxtaposition directe, mais pas vraiment quand même, nous avons les alter cantinophiles. Ceux qui mangent à la cantine, mais pas les produits de la cantine. Et cela fait toute la différence. Véritables trublions anti-système, ils vont pour des raisons diverses en parasiter le fonctionnement. Comment ? Nous avons tout d’abord les végans, qui vont soupirer et lever les yeux au ciel quand ils vont voir Monsieur Michu s’envoyer sa cuisse de dinde issue de l’agriculture productiviste, comme un doigt dressé à WWF et aux ours polaires. Ils vont par la suite replonger dans leur assiette verte, dont le contenu semble plus proche d’aliments régurgités avec soin que véritablement préparés. Et nous avons également les gastro-organisés. Ceux qui arrivent avec 8 tupperwares, les étalent sur la table comme si c’était le repas de Noël et semblent obligés de raconter, en détails, aux collègues de la tablée, comment ils ont tout préparé la veille, minutieusement.

Le mode « oh, mais tu me donneras ta recette, hein », ou « mais c’est vraiment bien présenté » est activé.

Il ne manque plus qu’une évaluation sommative tant on se croirait au sein d’une séquence. Tout ça pendant que Michu s’enfile ses petits pois transgéniques.

Dehors

Comme une fuite désespérée en avant. On les reconnaît facilement puisqu’ils passent le porche du lycée en même temps que les élèves, c’est-à-dire en simili sprint, comme s’ils respiraient enfin de l’air pur après une séance dans un hammam bon marché. Pour eux, il est clair que coupure rime avec rupture. Et ils ont besoin de partir le plus loin possible de l’établissement, pour recharger les chakras et se retrouver loin des collègues qui parasitent ô combien leur équilibre émotionnel. Une bonne table au restaurant, avec des amis proches, à l’abri des regards, et ils seront capables d’enchaîner leurs trois heures avec les 2des bac pro en classe entière. Mais parfois, les jours de déveine, ils s’étoufferont devant leur riz cantonais, quand Enzo et Killian, de 2de bac pro, viendront leur dire :

« Oh vous mangez là, c’est tarpin bon, j’espère il est bon le riz cantoniais : bon appétit le sang nous on est juste là vous voyez ? On va travailler cet après-midi ? »

Toujours bien choisir son resto. Toujours

Chez eux

Là, nous sommes en contact avec ceux qu’on appelle les extrémistes de la coupure. Ceux que rien n’arrête. Sortie du bahut à 12 h 00. Métro. 20 minutes. Arrivée à la maison 12 h 30. Départ 12 h 45. Retour 13 h 25. Oui, mais voilà, ça leur fait du bien. De respirer l’odeur du sofa. De caresser Minouche, la petite chatte gracile qui les attend en ronronnant sur le pas de la porte, après avoir vomi une boule de poils qu’il faudra ramasser ce soir. Car à midi, on n’a pas le temps. Peu importe s’ils ont juste le temps d’attraper un sandwich mayo jambon dans le frigo ; ils arriveront cet après-midi en claironnant que « ça fait du bien de revenir chez soi un peu », suivi du célèbre : « J’avais vraiment pas envie de revenir après midi » des familles.

Dans les salles de cours

Mais voilà, tout s’explique ! Vous êtes déjà entré dans une salle avec vos petits apprenants, à 13 h 30, avec, en ouvrant la porte, une envie de rendre votre repas. Dans une salle exiguë, sans fenêtres, et de surcroit avec une forte odeur de poisson. Cette forte odeur qui vous retourne bien entendu l’estomac ; et celui des élèves, pour qui je le rappelle, un souffle d’air est déjà un sujet de distraction. Il vient donc clairement à votre esprit que votre séance sur les espaces décisionnels vient de décéder, elle aussi d’asphyxie. Et qu’il va falloir trouver un plan B rapidement. « Non, Kevin, ne mets pas du déo ! » Trop tard.

Eh oui, certains enseignants ont besoin de rester, a contrario des précédents, dans leur jus pédagogique. Ils ont donc installé, en général dans leur salle de cours attitrée, un micro-ondes, un petit frigo. Une cafetière. Un tournebroche. Et une fois la cloche sonnée, ils s’enferment bien à double tour et consomment leur repas en solitaire, tout en ressassant leur matinée. Ce sont donc ces enseignants que vous ne voyez jamais. Sauf sur le trombinoscope de début d’année. Et vous comprenez mieux pourquoi les élèves parlent de Madame Poitou en la nommant « Madame Méchoui ». Forcément.

Dans la salle des profs

Où l’on retrouve donc la même odeur de lote bien cuite, mais pour des raisons drastiquement différentes. Qui mange donc ici ? Mais c’est bien sûr Madame Choumino, qui, en pleine préparation d’inspection, n’a pas le temps, n’a plus le temps de se déplacer pour manger ailleurs. Alors vous la voyez déambuler, du photocopieur à l’assiette, puis de l’assiette à son casier, laissant derrière elle de la mie et des fines épluchures de poire qu’elle n’a pas, qu’elle n’a plus le temps de correctement éplucher ! On y trouve par conséquent tous les profs qui courent après le temps, les stagiaires boutonneux, les multi « dans une heure je dois être à l’autre bout de la ville » établissements, les inquiets de la réforme qui viennent dès à présent s’informer auprès des autres enseignants pour la co-intervention, mais tout en mâchonnant leur entrecôte. Sous le regard des végans exaspérés.

De quoi parler dans tout ça ?

Et là, quelque soit le lieu, il y a clairement deux écoles. Deux écoles qui cohabitent parfaitement.

On a d’une part les ressassionnistes, c’est-à-dire les enseignants qui ont besoin de parler du travail durant la pause. Que ce soit de l’attitude de Léa, qui, ce matin, a frisé l’insolence, jusqu’à la mise en place de la prochaine réunion pédagogique. Devra-t-elle commencer à 16 h, ou 15 h ? Quels en sont les enjeux ? Pourquoi ? Où va-t-on ? C’était pas mieux avant avec la précédente directrice ? Et Léa, elle est pas insolente avec toi ? Vous l’avez compris, c’est cyclique. Boulot boulot boulot.

De l’autre, nous avons les jeracontemylife.com, les enseignants qui se sentent comme obligés, pour ne pas parler de boulot, de parler de tout autre chose. Et ceci au-delà de tout intérêt propre pour les autres. Si vous n’aviez pas digéré les recettes du coq au vin du tupperware numéro 4, attendez de savoir ce qu’elle a fait pour l’anniversaire de sa petite dernière de 7 ans, avec à l’appui les 84 photos d’une pinata mise à mal par un troupeau de bambins enragés. Et elle vous demandera bien entendu votre avis sur les 84 photos. Alors bien évidemment, vous êtes cruel et sans cœur, et vous prétexterez une question importante à poser à votre collègue de mathématiques pour le projet pluridisciplinaire. Et vous vous retrouverez en plein débat avec le CPE sur la méthode éducative singapourienne, ou comment Léa, cette insolente, aurait pu être calmée à coups de tonfa.

Vous voyez.

Les deux peuvent cohabiter parfaitement.

 

Une chronique de Frédéric Lapraz

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