Une étrange convocation

La semaine dernière, je recevais une curieuse missive dans ma boîte aux lettres académique. J’étais invité, même si je percevais une connotation d’obligation délicatement formulée, à un jury de délibération, le 8 juillet prochain.

« Vous vous rendrez le 8 juillet de 08 h 30 à 17 h 30 au lycée…………………………………… pour une délibération. Commission Délibnet. »

Mais qu’était-ce que cela ? Qu’était-ce encore que cette diablerie inventée par l’Éducation nationale ?

Je me rendais donc sur les lieux de cet étrange rendez-vous. Les cigales chantaient déjà leur sérénade et il n’y avait pas âme qui vive dans l’établissement ; il faut dire que début juillet, trouver des enseignants au travail, c’est comme chercher des crocodiles dans les égouts ; on en parle souvent mais personne n’a jamais mis la main sur l’un d’entre eux.

Bref, on me fait déambuler dans les couloirs et on me mène dans une salle minuscule où m’attend un groupe d’enseignants, une salle exiguë où trônent une pile de dossiers, et un vidéoprojecteur souffreteux attendant son activation.

Une atmosphère pesante règne. Je comprends alors que cette invitation n’est pas vraiment vécue comme une bénédiction, mais plutôt comme un sacerdoce. En témoignent les mines déconfites, comme quand vous rendez les premières évaluations de l’année à des élèves déjà moribonds.

Mais je remarque aussi l’aspect vestimentaire. Oubliez les oripeaux pédagogiques habituels. Ici l’enseignant est en pleine phase de transformation. Et le vieux phalène au pantalon de velours et à la chemise Desigual est en train de devenir cet HOMO VACANCIOR bien connu : les pieds sont à l’air libre, les ongles incarnés se dévoilent et transpirent, la chemise est plus hawaïenne, le pantacourt laisse dévoiler les genoux usés par une année de génuflexion à ramasser le cahier d’appel sous l’estrade. La casquette n’est pas portée, mais elle est posée pas loin, en scred. Les enseignants sont donc pleinement de passage ici, et j’imagine presque les enfants qui attendent, vitres ouvertes dans la voiture, avant d’entamer le périple Marseille-Mulhouse-Stockholm.

Mais, trêve de plaisanterie, voilà l’inspecteur qui arrive dans le placa.. la salle de la commission et qui rappelle le concept de celle-ci. Silence de cathédrale, version Notre Dame de Paris vu la température de la pièce. L’enfer c’est les autres. Ouais c’est ça.

Le club des 5 et DÉLIBNET

« Messieurs dames, merci d’avoir accepté cette invitation. Vous allez procéder à l’examen de ces dossiers, dossiers des élèves qui ont échoué de peu à l’épreuve du CAP ******* . Je vais laisser la parole au chef de centre qui va vous rappeler les modalités de fonctionnement de DÉLIBNET. Je veux juste vous rappeler que pour beaucoup de ces jeunes c’est un premier diplôme, le seul diplôme [bla bla bla bienveillance bla bla bla] et que vous saurez être indulgents, pardon responsables. Je vous laisse, je dois poursuivre cette journée dans un autre centre, bon courage… » (bruit des tongs qui épousent le sol slap slap slap).

Nous voici donc seuls. Le club des 5. Un enseignant en maths, trois en matières pros dont le fameux chef de centre (c’est celui qui a boutonné sa chemise presque en entier) et moi-même en lettres et histoire. La commission DÉLIBNET va commencer.

Bien sûr, je lève la main et je demande qu’est-ce que ce DÉLIBNET.

Le chef de centre se racle la gorge et répond, sans savoir que cela déclenche en moi une bombe détruisant chacun de mes organes les uns après les autres, méthodiquement.

« DÉLIBNET, c’est un programme qui permet d’entrer directement dans le répertoire notes du candidat, et de modifier ses résultats afin de lui donner les points qui lui manquent pour l’examen. On va donc retoucher ses notes, un petit peu, et il aura son CAP… »

Je cherche les caméras, croyant à une farce de Hanouna ou autre.

OU

Je pense à Skynet : le soulèvement des machines, j’entends presque les pas monolithiques du T-800, fracassant un mur maître avant de déclarer :

« Donnez-leur leur cap si vous voulez vivre… »

Et là, le spectacle commence. Et va durer quelques heures. Je vous l’explique donc en vitesse, aussi rapidement que les dossiers sont traités.

Méthodo

  1. On prend un élève qui n’a pas eu son examen. Il a eu entre 8 et 9.90 de moyenne.
  2. On regarde si le chérubin a un dossier scolaire, car parfois on s’aperçoit que le chérubin n’est pas venu de l’année ou qu’il a été méchant avec la prof d’arts appliqués, donc là c’est pas bien ! Et on décide si oui ou non ON VA LE SAUVER. Mais à la fin, on va le sauver.
  3. Et là, comme par magie poudlardienne, on va lui ajouter, comme ça, des points dans les différentes matières. Un soupçon de points par ici : BIM il passe de 5 à 8 en français. Un soupçon de points par-là : BADABOUM il passe de 12 à 15 en pratique.
  4. On clique sur entrée, on laisse DÉLIBNET mouliner un peu et VICTOIRE, l’élève passe de 8.20 à 13 de moyenne ! Et il obtient son CAP.
  5. Et là, quand même, car on n’est pas dans la maison de Winnie l’Ourson où tout se finit en chanson, on baisse un peu ses notes pour qu’il passe de 13 à juste 10.1 de moyenne, histoire qu’il crâne pas trop non plus, faut pas déconner.
  6. On se congratule et on passe au suivant, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de dossiers sur la table.

Alors oui, bien entendu, c’est totalement subjectif et totalement arbitraire selon les commissions (par exemple, certains établissements n’envoient pas de dossier élève, on doit donc uniquement les juger… sur rien). Mais ça fonctionne ainsi. Et je ne peux que penser, pendant que les dossiers s’étalent devant mes yeux, à mon Lorenzo de CAP à qui j’ai mis 6 en CCF en étant extrêmement généreux (car une rédaction de 5 lignes, qui plus est hors sujet, c’est difficilement évaluable de manière gratifiante) et qui va se retrouver avec 10 grâce à DÉLIBNET et qui viendra remuer son popotin devant ma salle en disant que finalement IL A RÉUSSI son français. Qu’il avait raison DEPUIS LE DEBUT ! Même si je lui disais la vérité. Il ne me croirait pas de toute manière. DÉLIBNET c’est comme le Père Noel, mais sans le concept d’enfant sage. Un Saint-Nicolas anti-pédagogique.

Nous nous regardons tous, et je comprends mieux l’air dépité du matin. Non ce n’était pas le désir de partir plus tard que les autres en vacances qui avait créé cet état (enfin si un peu, déconne pas Monsieur Z !), mais surtout l’impression de travailler contre soi, de faire boire de la Téquila à un enfant de 3 ans, ou regarder un Max Pecas dans le cadre d’un cinéclub. Au fur et à mesure, les collègues ne se regardaient plus, se sentant sans doute salis, et nous quittions la pièce la queue basse. Beaucoup signaient leur présence d’une croix, comme pour rester anonyme devant cette commission contre nature. Avant de partir à Stockholm. Dans un silence pesant.

Fin pessimiste

Alors bien entendu, je fais preuve de bienveillance. Chaque jour que j’enseigne. Je trouve juste qu’il est aberrant d’utiliser un tel système pour donner un examen, quel qu’il soit, en leurrant l’élève sur ses capacités réelles et en tronquant ses notes directement à la source. Jeu de dupe.

Fin optimiste

Car bien sûr, ce système révèlera des individus. Qui ont besoin d’un coup de pouce, de cette pincée de magie. Peut être qu’un Molière, qu’un Bolt sommeille dans nos copies et que cette commission va les propulser au premier plan et qu’ils seront les ténors de demain. Après tout, pourquoi pas ?

 

Une chronique de Frédéric Lapraz

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