Un fossé générationnel

Les milleniums m’énervent. Déjà qu’ils ont de beaux tatouages et qu’ils monopolisent le seul canapé de la salle des profs. Toujours ensemble. Toujours donc à prendre beaucoup de place, l’ordinateur sur les genoux, le portable à coté d’eux et les oreillettes blanches bien visibles. L’autre jour, ils se sont esclaffés lorsque j’ai répondu à leur question concernant mon année d’obtention du CAPES. L’un s’est même écrié : «  Mais c’est la date de naissance de mon frère ! ». Il parlait en plus de son grand frère !

Dinosaure

Aucune vexation ne me sera plus épargnée.

Petite histoire de l’enseignement

Il est donc temps que je me penche sur mes débuts, dans l’autre siècle. C’est vrai que c’est désormais un autre monde. Certes, il n’y avait plus le poêle à bois au fond de la classe et le trou pour l’encrier avait déjà disparu des tables. Restaient la craie et le tableau noir. Le rétro-projecteur comme arme ultime pour la réalisation des croquis. À travers les élèves, c’était plus ou moins sa jeunesse que l’on contemplait. Et le but était d’en faire des clones intellectuels. D’ailleurs, on s’appuyait sur Tintin en géographie, Astérix en histoire. Notre jeunesse permettait de faire des ponts en direction du rock. On leur conseillait la lecture de Jack London ou de Fenimore Cooper. Éventuellement un Closterman. On souriait doucement à leur tentative de nous faire découvrir Bob Marley ou les Rolling Stones. Un collégien m’a prêté ses Mancet car j’avais avoué ne pas bien le connaître.

Au tournant du siècle, ce n’est plus la même histoire. La dictature de la taille basse impose des règlements intérieurs draconiens sur la « tenue correcte ». MTV et NRJ commencent à sérieusement modifier la culture musicale jeune sur laquelle Madonna et Rihanna règnent en déesses. On ne le sait pas bien encore mais Matrix vient d’introduire la rupture définitive entre l’ancien et le nouveau monde. Il n’est plus temps de partager avec la génération montante une culture commune. Le fossé s’agrandit. La littérature jeunesse a remplacé les « classiques », le Studio Ghibli éclipse temporairement Disney.

Les élèves sont vifs, ont du mal à apprendre « par cœur » et il faut ranger l’idée de « l’interro surprise » : la leçon n’est bien apprise qu’à l’horizon de l’évaluation finale. Les élèves ne sont pas encore des TDAH. Ils se contentent d’être des hyperactifs et de semer le désordre dans nos classes. Minoritaires, ils sont souvent « éteints » au sein d’un groupe-classe calme. Le cours magistral, déjà décrié depuis longtemps, n’est définitivement plus de mise. C’est même au tour du cours dialogué d’avoir du plomb dans l’aile. Il faut donc construire des « situations d’apprentissage » : l’élève, qui ne nous ressemble plus – du point de vue intellectuel, doit devenir l’acteur de son apprentissage. Le leitmotiv de la salle des profs de cette époque est la baisse de la culture générale.

L’école aujourd’hui

Finalement, c’est ces dix dernières années que le monde de l’école a définitivement changé. Pour le bien ou pour le mal. Un bien, c’est l’inclusion généralisée des élèves. Les parents prennent rendez-vous pour nous expliquer que leurs enfants sont diagnostiqués précoces et à haut potentiel, à moins que ce ne soit un trouble caché de l’apprentissage. Tous des génies incompris ! La classe est devenu un repère d’êtres uniques. TDAH, HP, DYS. Ceux qui n’ont pas droit à un qualificatif en forme d’acronyme ne sont que des cassos !

Tous se concentrent un peu, se dispersent beaucoup et ont du mal à faire la différence entre la télévision et le professeur. Ils consentent à faire les exercices proposés, mais refusent de faire silence. Contestent vos affirmations. Le cours est devenu un empilement d’activités courtes, entrecoupé de pauses. On rechigne à les faire écrire car les élèves n’ont plus d’entraînement et copient excessivement lentement les trois lignes proposées.

Moi, un dinosaure ?

Finalement, serais-je devenu ce vieux ronchon qui regrette un temps ancien et joint sa voix aux contempteurs d’une école qu’ils n’ont pas connue ? Mériterais-je le sarcasme de la jeune génération d’enseignants ? Suis-je devenu ce vieux fossile incapable de trouver la moindre qualité aux élèves d’aujourd’hui ?

Non ! Car il y a une raison qui fait toujours le bonheur de faire classe. Et elle n’a pas changé au cours des dernières décennies. C’est l’étincelle qui brille dans le regard des élèves. C’est le sourire complice que l’on échange avec ceux qui viennent de comprendre une allusion. C’est ce gentil harcèlement qui nous poursuit à grands cris lorsque l’on traverse la cour.

En un mot, ce sont toutes ces petites interactions, tous ces menus objets subrepticement déposés sur le bureau qui nous prouvent que l’on fait toujours le plus beau métier du monde, celui d’éveilleur.

Pour aller plus loin :

• Un livre incontournable, Les petites bulles de l’attention, Se concentrer dans un monde de distractions de Jean-Philippe Lachaux. Des explications générales, mais aussi des petits exercices à faire en classe, entre deux activités, pour remotiver et surtout reconcentrer tout ce petit monde !

• Un fond d’écran pour afficher un minuteur, mesurer le bruit de fond, afficher des consignes simples et beaucoup d’autres goodies : Classroomscreen.

• Utiliser Kahoot pour interroger les élèves et voir s’ils ont compris relancer leur attention.

Une chronique de Philippe Crémieu-Alcan

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