J’avais bien négocié les fêtes de fin d’année, bien anticipé

Grâce à la copine d’un copain de ma fille, j’avais réussi à mettre la main sur un santon du Professeur Raoult. Au réveillon, la belle-famille s’est extasiée sur la crèche et a voulu savoir comment j’avais réussi – « Vous comprenez, Aubagne c’est loin et il n’y a pas moyen de faire autrement ». Le bon professeur m’a permis d‘éviter les sujets qui fâchent. Nous avons évoqué la Méditerranée, cette mer toujours recommencée, le vieux port et le désarroi des migrants qui préfèrent risquer de se noyer pour venir chez nous. Un bon réveillon vous dis-je. À peine si je me suis fait traiter de feignant cette année ! Il faut dire que j’étais en classe à m‘occuper de leurs enfants pendant qu’ils étaient en télétravail. Du coup, je devenais le héros de première ligne. Enfin, peut-être que mon côté marseillais me rattrape un peu…

Toujours est-il que j’étais super pas mécontent de retourner en classe. Fin du confinement, enfin revoir du monde. Les collègues étaient tous en forme. Personne n’a été malade en cette fin d’année. Il faut dire qu’on a la chance d’être dans le sud-ouest. Certains faisaient quand même un peu la tête car ils n’avaient pas pu danser au réveillon. Je devinais pourtant les sourires sous les masques. Je n’étais pas le seul à souffrir de la solitude, du huis-clos du confinement et de l’angoisse du couvre-feu. C’est étonnant, mais même si on a rien à faire dehors, l’idée même que c’est interdit pèse sur le moral. C’est pareil, je parle de confinement, mais qu’est-ce qui m’empêche d’aller me promener, de regarder des vitrines ? Voire de contempler des arbres ? Mais je m’éloigne, je baguenaude. Justement, je me suis toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler un baguenaudier…? Donc, bonheur de se retrouver. Check du pied avec Bertin, check du coude avec Isodore.

Mais très vite l’atmosphère pétillante de la salle des profs est devenue pesante. Le gâteau des rois est supprimé pour cause de protocole sanitaire. Et la salle des profs de rebondir. « Le masque est-il si utile ? » « Et toi, tu vas te faire vacciner ? » « Tu te rends compte, ils n’arrivent pas à vacciner ! » (les mêmes qui posent la précédente question). Certains ont vraiment mangé du pangolin. Désespoir. C’est vraiment compliqué cette rentrée !

Alors je me suis réfugié dans ma classe

Nous avons mis en place de nouveaux rituels, qui, finalement, ne sont pas déplaisants. Devant la porte de la classe, tous les élèves joignent leurs mains pour recevoir une offrande que je distribue allègrement, à peine interrompu par quelques « J’ai mon produit, je suis allergique ! » et le « Non merci ! » du trublion de service qui fait semblant de croire qu’il a le choix. Avons-nous le choix ? Protocole sanitaire. C’est vraiment compliqué ! Je me suis rendu compte que mes élèves avaient des mains. Des mains fines. De petites mains. De grandes paluches. Vous aviez remarqué les mains de vos élèves ? Y aviez-vous simplement fait attention ?

« Bonjour M’sieur, Bonne année ! ». Enfin, du bonheur, du vrai ! J’ai regardé mes chères petites têtes blondes, admiré la nouvelle trousse, le pull visiblement très neuf, et constaté leur attente curieuse et leurs yeux pétillants. Mais c’est vrai qu’on est bien ensemble, à travailler avec la fenêtre grande ouverte ! Nouvelle année, nouvelles retrouvailles et je suis toujours incapable de bien reconnaître mes élèves, le visage mangé par le masque. J’ai essayé de leur faire un très grand sourire. Autrement dit, j’ai ri avec les yeux. Je ne sais pas s’ils l’ont remarqué avec la buée qui mange mes yeux et recouvre les verres de mes lunettes… Que c’est compliqué cette rentrée ! Bon, je vais leur taper sur l’épaule. Ah ! C’est vrai que je n’ai pas le bras assez long. ‘Faut rester à distance, protocole sanitaire oblige. Enfin, mes petits sixièmes, si je veux vraiment les entendre, il faut que je m’approche, avec leur voix fluette étouffée par le masque… Et puis, si je veux les guider, il faut bien que je regarde leurs cahiers. Il faut donc que je circule, que je m’approche donc, que je me contorsionne pour lire des cahiers sans les toucher. Que je calcule quand je peux utiliser le manuel pour le laisser reposer au moins une journée entre deux classes.

Alors voilà. Lundi passé, mardi qui déroule. Le retour de la routine. Yes ! Tout schuss en direction du mois de février ! Ça farte comme disait Brice !

Et mercredi ? La chute, la porte qu’on n’a pas vue

« Monsieur, c’est vrai ce qu’ils écrivent là ? » Qu’est-ce que j’en sais ? Comment répondre ? Et puis quoi au juste ? C’est décidément compliqué cette rentrée ! D’après le canard, tout froissé, que l’on me tend, le reconfinement complet est en vue. Comment répondre ? Comment justifier les arguments que je vais utiliser ? Répondre comme si j’étais le spécialiste (enfin, faire comme toutes ces têtes qui nous donnent leur opinion en la faisant passer pour la seule vérité audible) ? Hasarder une réponse en la justifiant par mes lectures (Est-il si évident pour mes élèves que j’essaye de me tenir informé auprès de médias de «  référence ») ? Commencer par une incise rappelant que je ne suis ni au gouvernement, ni au conseil scientifique et que je ne puis deviner la décision qui va être prise ? C’est compliqué de mesurer sa parole lorsqu’on entends tout et son contraire de la part d’experts (et des autres). Heureusement, j’ai eu une illumination. « Je vais lire l’article et puis j’essaierai de vous répondre ». Avec un peu de chance, la question sera oubliée. Quelle lâcheté ! Que c’est compliqué en ce moment.

Enfin, le programme d’histoire-géo offre une construction moins branlante. Je vais pouvoir m’engager sur des chemins bien balisés, solides et bien secs. J’attaque la Révolution française. Ah ! Le droit de vote, la liberté individuelle, l’égalité… Ça va être simple, enfin ! Et pour commencer ce beau morceau, sobrement intitulé dans les Instructions Officielles (IO) « les temps forts de la Révolution française et de l’Empire de 1789 à 1815 », la Révolution américaine. J’aime bien faire lire la déclaration d’indépendance du 4 juillet, faire retrouver la leçon sur les idées des Lumières (faut dire que je prépare le terrain !), gloser sur le droit au bonheur, insister sur la nouveauté de la constitution américaine avec le recours au suffrage « universel » (certes, version XVIIIe siècle)… Le bonheur en un mot !

Comment ? Qu’apprends-je ? Que me hurle le journaliste ce matin ? Le président américain déclare qu’on lui a volé les élections. On prend d’assaut le capitole. Trois morts. C’est vraiment compliqué en ce moment.

Mais je me réjouis comme je peux, j’ai la chance d’avoir retrouvé mes sixièmes et on passe de super moments ensemble..

 

Une chronique de Philippe Crémieu Alcan

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