«  Regarde ta montre, il est déjà huit heures… cinquante ». Oui ça va merci Claude on est au courant. Point de lundi au soleil ici, mais une étude circonstanciée de votre serviteur sur ces derniers instants de classe. Ces derniers instants de grâce. Où des séquences peuvent se délivrer. Où des carrières peuvent se jouer.

Il suffit de les observer. Et au détour d’un regard, alors que les secondes s’égrènent. Voir les dernières minutes d’un spectacle qu’on ne voit. Nulle part ailleurs.

8 h 51

Vingt minutes qu’il essaye. En vain. Toutes les postures sont bonnes à tester, même les plus improbables. En bon stakhanoviste de la triche, Lucas tente par tous les moyens possibles de regarder les réponses de Martin et se transforme en acrobate de Wish, mode semi-contorsion. Que ce soit par-dessus ses épaules de catcheur américain, ou sur le téco, en mode crève la faim, il échouera sans doute et copiera au petit bonheur la chance. Neuf minutes ne changeront pas un cruel manque de providence.

8 h 52

C’est tellement dommage. Elle avait presque fini la saison 3 et il ne lui restait que cet épisode à visionner avant de découvrir qui était l’assassin de la jeune et belle Beverly. En plus après y’a labo de sciences et c’est beaucoup plus difficile d’allier bécher, bec Bunsen et série sud-coréenne. On peut lire le drama dans ses yeux. Difficile d’intéresser nos élèves à la géographie française tant ils sont ouverts sur le monde. Bon, à nos dépens.

8 h 53

Mais oui, inutile de gesticuler. De brasser de l’air avec de tels yeux écarquillés. Cela semblait si évident. Et puis Enzo, ce n’est pas la première fois voyons. Ne sois pas si étonné ! Les enseignants ne sont pas des sponsors de Velleda, et ils ne prennent pas autant de plaisir que tu le crois à écrire au tableau. Personne ici n’est tableauphile. Et puis, le terme trace écrite est assez transparent. On l’écrit et tu la notes. Oui. En entier. OUI. C’est important. Oui chaque mot. Oui ces 5 lignes. Tu as le temps. Prendre une photo ? Pour la recopier ce soir tranquillement ? Les smartphones sont les épitaphes de nos carrières.

8 h 54

Encore une bouchée. Non mais quelle discrétion. Qui peut penser qu’on ne verra pas un tel déballage de nourriture sur une table. Car une trousse n’a jamais pu cacher autant de viennoiseries. Surtout vide. Aussi vide que son estomac se remplit. Dommage que Rabelais ne soit pas au programme, nous pourrions joindre le geste de déglutition à l’exemple littéraire. Devant tant de mastications, il y a de quoi rester bouche bée. Le petit déjeuner est vraiment. Vraiment. Le repas le plus important de la journée.

8 h 55

Mais que c’est vil ! Quelle bassesse ! S’attaquer aux vêtements de cette pauvre femme. La semaine dernière c’était la coiffure du prof de maths. Et l’embonpoint de la prof de bio. Non, elle n’est pas enceinte. Les élèves ont des chuchotements cruels. Et à vrai dire ce ne sont pas des chuchotements puisque tout est entendu de manière fort distincte. Et il est vrai que durant quelques instants, il est possible que vous observiez votre pantalon, votre mèche rebelle. Ou vos kilos en trop.

8 h 56

Les minutes semblent des heures. Et le pharmakos devient souvent vésical. Les plaintes s’élèvent donc des travées. Demandant une trêve de la parole. Une sortie anticipée vers un lieu d’aisance. Pour une attente devenue interminable. Des doigts crispés. Les supplications s’accélèrent et deviennent pandémiques. Ce n’est pas un, ni deux, mais la majorité qui implore. Quatre minutes. Et une douce pensée compatissante pour les PE de maternelle. Et dire que vous pensiez y échapper en terminale…

8 h 57

Le timing. À force de minuter à l’extrême il arrive parfois de finir plus tôt que prévu. À moins que ce ne soit ce vidéoprojecteur moisi qui projette en noir et blanc et qui vous ait **** votre activité 3 sur le chef d’œuvre de Rubens. Alors du coup, lançons un débat ! Mais que diantre ! Quelle idée fara-minable ! Car de ce concept alléchant peuvent découler deux situations antithétiques : un silence de cathédrale assourdissant. Personne pour prendre la parole. Tout simplement car tout le monde se fout de votre proposition d’agora. Ou à l’opposé, une diatribe endiablée… sur la dernière sortie de cette candidate de télé réalité : « tu penses qu’on peut bronzer avec le feu ? » Vous avez deux heures.

8 h 58

Petit bilan de la séance. Résumé de ce qui a été dit. Des devoirs pour la prochaine fois. Sortez vos agendas. Ok, ben sortez vos portables puisque de toute manière y a déjà les traces écrites dedans… Devoirs à rendre sur Pronote/ E.D. Et on essaye d’être poli quand on envoie des messages : je ne suis pas votre couz’, il n’y a pas de « tkt ». Et oui, je dors à 01 h 30. Je ne suis pas un être cybernétique. Des questions ? Non, je ne regarde pas la télé-réalité. Non, tu ne vas pas aux toilettes, tu attends que ça sonne. NON JE N’AI PAS GROSSI.

8 h 59

Se remettre les manteaux et les bonnets. Pour celles et ceux qui les avaient retirés. Réveiller Enzo qui finissait sa nuit. Débrancher les smartphones des multiprises. Leur rappeler le nom de ma matière. Oui, ça va sonner. Oui ça sera noté. On se revoit demain de toute manière. Dans cette même salle et à la même heure. Oui, ça va sonner. Attendre devant la porte. Trop tard, j’ai effacé la trace écrite, Enzo.

9 h 00

 

Une chronique de Frédéric Lapraz

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