Un Etat multinational en danger !

A Edimbourg, l’indépendance creuse son sillon

Cécile Ducourtieux, Le Monde, jeudi 24 septembre 2020

La crise due au Covid nourrit la défiance entre l’Ecosse et le reste du Royaume-Uni

REPORTAGE EDIMBOURG – envoyée spéciale

L’air est sec, à peine frais. Cette mi-septembre est exceptionnellement clémente sur Edimbourg. Les étudiants convergent à nouveau vers le quartier de l’Université, dans l’ouest de la vieille ville, leurs grosses valises sur les talons. Il est toujours prévu que la rentrée universitaire reprenne en « présentiel » à la fin du mois. Comme ailleurs au Royaume-Uni, la crise sanitaire a laissé ses stigmates dans la capitale écossaise. Août aurait dû voir débarquer des centaines de milliers de touristes pour le plus grand festival du pays – l’Edinburgh Festival Fringe. Il a été annulé. Le Royal Mile, la voie médiévale qui relie le château d’Edimbourg à la résidence royale d’Holyrood, est déserté. Les magasins de souvenirs bradent les écharpes en tartan, les pipers jouent pour un public invisible.

Pour autant, Edimbourg vit désormais à un autre rythme que le reste du pays – que l’Angleterre, du moins. Sur le plan sanitaire, la première vague du Covid-19 a fauché 2 500 Ecossais, mais fut moins brutale qu’au Sud (plus de 37 000 victimes anglaises). L’infection repart, mais les taux de transmission restent moindres. Sur le plan politique aussi, quelque chose a changé ces derniers mois : l’Ecosse s’est encore éloignée de « Westminster », le Parlement britannique.

Six ans après un référendum raté (55,3 % des Ecossais avaient voté pour rester au Royaume-Uni en 2014), la question de l’indépendance est revenue dans le débat. « On n’en parle pas tout le temps, mais on en parle », confirme Simon Girard, manageur d’un hôtel Ibis dans la vieille ville, installé à Edimbourg depuis onze ans. « Les gens ne parlent pas spontanément de ça, on n’est pas en pleine campagne référendaire, mais c’est dans l’air », confirme James Mitchell, expert des politiques publiques à l’université d’Edimbourg.

Pouvoirs « dévolus » conséquents

Depuis le milieu du printemps, les sondages placent pour la première fois l’indépendance en tête (avec en moyenne 53 % d’opinions favorables) et le Parti national écossais (SNP) a le vent en poupe. Même ses opposants, travaillistes et conservateurs, lui prédisent une victoire historique – peut-être la majorité absolue – aux élections parlementaires écossaises de mai 2021.

Angus Robertson, 50 ans, l’ex-chef adjoint du SNP, compte se présenter dans la circonscription d’Edimbourg Centre, un siège crucial, toujours aux mains des tories. Ce responsable politique aguerri s’intéresse aux « no to yes », ceux qui ont voté contre l’indépendance en 2014, puis changé d’avis : « La principale raison de leur conversion, c’est le Brexit, bien sûr [l’Ecosse a voté pour rester dans l’Union européenne à 62 % en 2016], et Boris Johnson. Ils nous disent aussi que notre première ministre Nicola Sturgeon a été bien meilleure sur le Covid-19. »

Etonnamment, la crise sanitaire, malgré les incertitudes qu’elle génère, a renforcé la cause indépendantiste. L’Ecosse, qui dispose de pouvoirs « dévolus » conséquents depuis la fin des années 1990, notamment en matière de santé, a adopté une approche sanitaire autonome pour endiguer l’épidémie. Nicola Sturgeon a certes commis les mêmes erreurs que Boris Johnson, avec une entrée en confinement tardive, mais elle s’est rattrapée. Elle a expliqué, rassuré, renvoyant une image de compétence – au contraire du premier ministre britannique. Sa conférence de presse quotidienne s’est transformée en subtil outil de promotion d’une certaine scottish way (« voie écossaise »).

« L’une des raisons de ma conversion à l’indépendance, c’est le leadership de Nicola Sturgeon et les compétences du gouvernement écossais », témoigne Michael Sturrock, consultant en affaires politiques. A 26 ans, le jeune homme est un « no to yes » : « En 2014, je faisais un Erasmus à Paris. A l’époque, on disait que voter pour l’indépendance, c’était la meilleure façon de sortir de l’UE. Après le Brexit, j’étais très en colère. » Michael espère être investi par le SNP dans la circonscription d’Edimbourg Sud. Il fait partie de ces nouvelles recrues, progressistes, qui « détestent la rhétorique qui oppose les Anglais aux Ecossais. Mais pour les jeunes Ecossais, l’identité européenne est plus importante que la britannique. »

Le paradoxe et la force du SNP – sorti des marges, au début des années 2000, grâce à son chef d’alors Alex Salmond, qui en a fait une plate-forme pro-européenne pour l’indépendance –, c’est qu’il a jusqu’à présent largement réussi à éviter les critiques sur son bilan. Pourtant, il dirige l’Ecosse depuis 2007 (dans le cadre d’un gouvernement minoritaire en 2007 et 2016), et n’a pas fait de miracles concernant ses domaines dévolus (éducation, justice, santé). Edimbourg est un bon exemple : la ville, 500 000 habitants, présente de très fortes inégalités. Les loyers sont presque aussi prohibitifs qu’à Londres, les appartements géorgiens de la ville nouvelle coûtent des millions de livres et les familles modestes peinent à trouver des logements abordables.

La municipalité a très peu de prérogatives par rapport au gouvernement écossais, « qui contrôle même les pompiers », explique Cammy Day, chef des travaillistes au conseil municipal. Rencontré dans l’entrée – vide – de City Chambers (la mairie), le jeune homme connaît la métropole par cœur. « Le gouvernement devrait parler plus de pauvreté : ici, dans la capitale, 80 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté, chaque jour, nous avons entre 300 et 500 personnes par jour en logements temporaires. »

Jim McCormick préside la commission indépendante sur la pauvreté de la capitale. Lui aussi souligne le problème du logement : « L’Ecosse est la seule nation du Royaume-Uni à avoir légiféré pour réduire la pauvreté des enfants. L’objectif est d’avoir divisé par deux le taux de pauvreté d’ici à 2030 : il est de 24 % aujourd’hui en Ecosse. A partir de 2021, le pays mettra en place une aide spécifique, le child payment, mais cela ne suffira pas. Il faudra aussi réduire le prix des logements : ici, il y a environ 12 000 appartements Airbnb, qui poussent les prix vers le haut. »

Callum Laidlaw peste aussi contre la gestion du SNP, avec des accents presque sociaux-démocrates. Il est pourtant conseiller municipal conservateur de la ville, candidat à Holyrood pour Edimbourg Nord et Leith. Il trouve que « Le Parlement écossais est un de ceux qui a le plus de pouvoirs en Europe, mais la dévolution n’a pas été mise à profit pour améliorer la vie des gens », déplore le consultant en communication.

« Anti-Parti conservateur »

Leurs partis politiques sont à terre au nord de la Tweed, surtout le Parti travailliste. « Le problème du Labour, c’est que de 30 % à 40 % de sa base ici est pro-indépendance. Et il est divisé : ses élus ont tenté de se débarrasser de son chef de file, Richard Leonard [début septembre], mais ils ont raté leur tentative, c’est une catastrophe », souligne James Mitchell. Les conservateurs, qui conservent 31 sièges à Holyrood (sur 129), ne sont guère en meilleure posture : Boris Johnson et sa gestion brouillonne du Covid-19 et agressive du Brexit agissent comme un repoussoir.

En augmentant les risques d’un échec des tractations sur la relation future avec l’UE, le dernier projet porté par le premier ministre – l’Internal Market Bill, qui rompt avec le traité de divorce sur la question nord-irlandaise – ajoute beaucoup de carburant dans la machine indépendantiste. Ces derniers le considèrent comme une provocation, pour Bruxelles mais aussi pour les nations du Royaume-Uni. James Mitchell opère un petit retour en arrière : « L’Ecosse est anti-Parti conservateur, c’est une terre fondamentalement sociale-démocrate. Le SNP reflète l’opinion écossaise, c’est pour cela qu’il a tant de succès. Plus les conservateurs restent au pouvoir, plus cela donne de chances à l’indépendance. »

David Gow partage sa vie de retraité entre Edimbourg et le sud de la France. Ce francophone édite un blog, « Sceptical Scot », avec des contributions allant bien au-delà de la seule question constitutionnelle. Ex-journaliste, il fut longtemps actif au sein du Labour, mais s’en est détourné, sans pour autant se laisser convaincre par le discours du SNP. Pour lui, « les Ecossais détestent la politique anglaise mais pas les Anglais. Nous avons tellement de liens ! Etre indépendantiste, ça ne veut pas forcément dire qu’on se sent écossais, cela renvoie plutôt à la société dans laquelle nous voulons vivre. Le conservatisme anglais post-impérial ne correspond plus aux attentes ».

Les arguments économiques contre l’indépendance – la perspective d’un énorme déficit, la nécessité d’une monnaie distincte, etc. – ne semblent plus, pour l’heure, avoir prise. « Seule l’indépendance donnera à l’Ecosse les moyens d’un rebond économique fort. Le gouvernement britannique menace des milliers d’emplois avec son projet d’arrêter le job retention scheme [soutien au chômage partiel] en octobre. L’Ecosse ne peut rien y faire, mais l’indépendance nous donnerait le pouvoir de lever de l’argent sur les marchés. De plus en plus d’Ecossais comprennent les bénéfices économiques de l’indépendance, c’est pour cela que le soutien à l’indépendance est en train de devenir une majorité stable », explique un porte-parole de Nicola Sturgeon.

« La première ministre a fait clairement savoir qu’avant les élections de 2021 nous publierons un projet de loi référendaire, avec la question que nous aurons l’intention de poser [aux Ecossais], et un calendrier général pour sa future tenue. Evidemment, ce sera conditionné à la situation sanitaire, et nous attendrons le moment où la vie sera revenue à une forme de normalité », ajoute l’officiel.

La première ministre, réputée prudente, « n’a pas la pression », selon James Mitchell. La plupart des membres du SNP sont « pragmatiques », note-t-il. Ils veulent éviter un scénario à la catalane, en rupture avec les lois nationales : « L’Ecosse n’est pas radicale. » Et si Westminster, dominé par les conservateurs, oppose un feu rouge à un deuxième référendum ? La ligne SNP est déjà rodée, redoutable. « Nous sommes des démocrates, eux ne le sont pas. Plus ils résisteront, plus le problème va s’amplifier. Ils peuvent bien jouer la montre, mais on n’ira nulle part et on a les jeunes de notre côté : 70 % d’entre eux votent pour nous », détaille Angus Robertson.

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