Le goût européen et l’antiquité, 2e moitié du XVIIIe.

Le goût européen et l’antiquité, 2e moitié du XVIIIe.

Le goût est une notion qui apparaît au XVIIIe au moment où s’opère un réexamen du modèle antique, une de ces « renaissances » (la dernière) soucieuses de faire revivre l’antiquité, la faire connaître, la restaurer, mais qui porte en elle les ferments de sa disparition. Néo-Classicisme , ce « néo-«  signifie qu’il s’agit non pas d’une réaction des Anciens contre les « Modernes » mais d’un classicisme des Modernes recherchant sobriété, grandeur, sens de l’histoire en marche en remontant loin dans le temps : Sparte de Lycurgue, Rome républicaine de Brutus, Rome impériale des Césars. Un « néo- » plein de contradictions associant Winckelmann et Piranèse, David et Füssli.

Un retour à l’antique paradoxal.

Cette « renaissance » est la dernière, elle clôt le cycle des « renaissances » récurrentes évoquées par Panofsky. Chateaubriand écrira : après Napoléon, le néant » (ce que confirme Mario Praz) Dans l’Europe néo-classique des Lumières, Marc Fumarolli parle de « masque à l’antique » que s’est donné une « modernité séculière en gestation ».
L’homme comme héros c’est le nouveau crédo, un héros soit désespéré face « à la grandeur des monuments antiques », désespéré de pouvoir faire revivre cette grandeur comme le montre le dessin de Füssli, soit volontaire et décidé pour régénérer l’art et l’humanité avec vigueur et sobriété, parfois avec une démesure qui annonce le sublime.

Une « République européenne des antiquaires » voit le jour (le nombre de collectionneurs et d’érudits qui voyagent s’accroît sensiblement) pour qui l’art antique exalte la beauté mais exprime aussi la perfection politique qu’il s’agit d’imiter également pour le progrès, la liberté.

C’est p. ex. le cas de la société des Dilettanti en Angleterre qui allaient étudier l’Antiquité à Rome, à Naples en Grèce ou au Proche Orient, et qui la considéraient comme un modèle pour le temps présent. Cette société patronnait des expéditions en Méditerranée dont les comptes rendus étaient publiés et très largement diffusés dans des publications, articles, ouvrages. Ils admiraient Gavin Hamilton qui a peint plusieurs portraits des membres de la Société dans un style néo-classique dont celui de son cousin, le poète Willial Hamilton :

Gavin Hamilton, Portrait de William Hamilton, son cousin, poète, vers 1748, huile sur toile, 91×71 cm, Scottish National Portrait Gallery.

Les élites britanniques affectionnaient tout particulièrement ce type de portraits travestis en grand homme et à l’antique, plus rares en France où le travestissement était plutôt associé aux frivolités du rococo et de la cour.

En 1760, il reçoit une autre commande pour une scène homérique qui met en scène la douleur du héros, Achille. « se lamentant sur le corps de Patrocle » (voir ici). C’est le pendant de son tableau Hector et Andromaque.

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Gavin Hamilton (1723-1798) Achille se lamentant sur la mort de Patrocle, huile sur toile, 227 x 391cm, Edimbourg, National Gallery.

Le visage d’Achille est un visage de douleur, représenté en un fort raccourci un peu à la manière du Laocoon ou de l’un  de ses fils. L’affliction qu’il représente se transformera en colère et en vengeance. Cette scène homérique vaudra à Hamilton une renommée non seulement à Rome mais aussi en Europe. Avec Mengs, il devient le centre d’intérêt des dilettanti. 

Dans cette 2e moitié du XVIIIe, la remémoration de l’antique sert également le projet politique réformateur des Lumières en France et l’exaltation de l’aristocratie britannique, le projet absolutiste ayant échoué avec la glorieuse révolution de 1688, alors qu’au temps du « grand style » louisquatorzien, exclusivement inspiré de Rome, elle servait essentiellement l’impérium absolutiste.

Cependant, ne faut-il pas nuancer l’impact du néo-classicisme sur le goût pour l’antique européen dans la mesure où il coexiste avec d’autres : le décor à la chinoise, le jardin à l’anglaise, ou le succès en France de la peinture de genre hollandaise ?
Par ailleurs il n’y a pas une antiquité : les uns comme David exaltent la tension héroïque de la forme, d’autres comme Canova exaltent la grâce. Et lorsque on quitte les grands, David Canova, Clodion, Houdon, Piranèse ou Füssli ou encore Caylus et Winckelmann, on découvre une création qui se plaît beaucoup à copier plus qu’à inventer.

Les riches demeures européennes se décorent grâce à la production quasi industrielle de Josiah Wedgwood, la célèbre fabrique anglaise de porcelaine appelée « etruria », multiplie les vases et plaques à figures antiques inspirées de la céramique grecque.

Vase en forme d’amphore décoré des Muses dansant. Début XIXe siècle.

Vase Wedgwood, en céramique. Début XIXe.

Voir plusieurs exemples ici :

https://collections.vam.ac.uk/search/?slug=josiah-wedgwood-and-sons&name=A1450&offset=30

Voir aussi le célèbre modèle du Portland Vase, en camé, reproduit tout au long du XIXe et encore au XXe siècle, peut-être avec Pélée et Thétis les parents d’Achille.

https://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/94.4.172/

Ce sont les dessins au trait de Flaxman qui servent le plus souvent de modèle pour la céramique à l’antique (1755-1826) pour la fabrique de Josiah Wedgwood. Il fait le voyage  à Rome en 1787-94 et propose toute une variété de modèles de reliefs à l’antique. Il concevait ses illustrations (dessins au trait) d’après l’Iliade et l’Odyssée, les écrits d’Hésiode et les tragédies d’Eschyle. Puisant son inspiration dans la peinture des vases grecs et les reliefs archaïques et classiques, il juxtapose en frise les figures en profils purs, dont le seul contour dynamique et flexible est censé exprimer la passion, la détermination héroïque ou la destinée tragique.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/3e/%2827%29_Flaxman_Ilias_1795%2C_Zeichnung_1793%2C_189_x_284_mm.jpg/1024px-%2827%29_Flaxman_Ilias_1795%2C_Zeichnung_1793%2C_189_x_284_mm.jpg

Tommaso Piroli (1752 – 1824) d’après un dessin de John Flaxman, Achille pleurant la mort de Patrocle, 1795, eau forte.

Pour lui l’ombre nuisait à la pureté du dessin. Ses héros sont posés sur le modèle de la frise antique dans un mode vide animé par des lignes rythmées en arabesques.

L’une des études préliminaires pour « L’Iliade » d’Homère. 

– John Flaxman Le depart de Briséis, illustration de l’Iliade. («Iliade», I, 345), Patrocle remet Briséis à Erybates, qui l’emmène vers la droite, Achille debout détournant la tête.

– Thétis appelle Briarée : un des trois géants « Hécatonchires » aux cent mains » (Planche 2, « Iliade », I, 401), Thétis à gauche invoque Briarée, dont la tête et les mains seules apparaissent, tandis que Zeus se trouve au dessus et les autres dieux volent. British Museum, 1793.

John Flaxman, Lo imperador del doloroso regno (Lucifer) de la Divine Comédie de Dante, 1793 – illustration dessinée par  John Flaxman, et gravée par Tommaso Piroli.

Autre illustration de Flaxman, mélange de classique et de romantique :

L’Inferno de Dante. (mêmes références que le précédent).

Ici on voit une plus grande spatialisation de la scène, en profondeur, preuve que Flaxman adaptait le style au sujet.

Les scènes sont gravées au trait, technique rare utilisée par Flaxman pourtant maître du néo-classicisme.  Cette pratique du dessin néo-classique très épuré visait à saisir l’essence de la forme. La technique de Flaxman a connu une large diffusion auprès des artistes et des collectionneurs. Mais les romantiques l’ont interprétée différemment. 

Dans Athenaeum, les Schlegel louaient non pas la pureté de la forme mais la puissance d’évocation des dessins de Flaxman. Le caractère très épuré de la ligne appelait « l’imagination à compléter » les détails. C’est le cas des illustrations de la Vie et mort de Sainte Geneviève (VIe siècle, sainte patronne de Paris) de Ludwig Tieck et d’autres oeuvres des frères Riepenhausen (1806).

http://www.europeana.eu/portal/search.html?query=who%3ARiepenhausen%2C+Franz%3B+Riepenhausen%2C+Johannes

 

Exposé :

http://lewebpedagogique.com/khagnehida2/archives/10075

Autre exemple des ambiguïtés néo-classiques, l’adoption des méthodes industrielles pour la reproduction d’objets décoratifs à l’antique.

En Italie c’est la fabrique Pisani qui avec ses mille ouvriers ravitaille toute l’Europe en moulages copies d’antiques, statues, vases, accessoires mobiliers fabriqués en série ou sur commande d’après les recueils de gravures d’ornemantistes néo-classiques.

Et que dire des nombreuses boutiques de graveurs de camées et d’intailles « à l’antique » de la Piazza di Spagna ou encore de la maison romaine des Dolce qui ont inondé l’Europe d’empreintes en stuc d’intailles antiques rangées par chapitres : panthéon, mythologie, série des empereurs romains, série de grands hommes….

Livre coffret d’empreintes publié à Rome par Dolce, vers 1770, Paris coll. privée

Les intailles : http://www.culture.gouv.fr/documentation/joconde/fr/decouvrir/expositions/peronne-intaille/peronne-intaille-hist.htm

La fabrique Wedgewood en a produit beaucoup également :

Intaille Wedgwood, Enydymion endormi, 1780-1800, jaspe.

Amant de la Lune (Séléné) qui, selon certaines traditions, obtient pour lui qu’il conserve sa beauté dans un sommeil éternel dans une grotte.

Ainsi, le néo-classicisme est devenu le dernier sursaut classique avant l’industrialisation tout en intégrant un première industrialisation dans les arts.

En somme, il est en effet paradoxal qu’un mouvement d’idées qui aspire à la modernité la plus radicale se tourne vers l’antiquité la plus lointaine, grecque, archaïque, « étrusque » abandonnant l’influence romaine impériale qui avait dominé jusque là.

Voici ce que dit Marc Fumaroli dans le catalogue Antiquité rêvée.

Devant les Sabines inachevées en 1796, David dit à ses élèves :
« J’ai entrepris une chose toute nouvelle. Je veux ramener l’art aux principes que l’on suivait chez les Grecs. En faisant les Horaces et Brutus, j’étais encore sous l’influence romaine. C’est à la source qu’il faut remonter (…) Je veux faire du grec pur… »

Mais ce besoin « puriste » remonte en réalité au comte de Caylus (1692-1765)  « archéologue », antiquaire, homme de lettres et graveur, pourtant royaliste, mais très critique de la manière de Watteau faisant « fausse route », et appelant au retour à Eustache Le Sueur (représentant majeur de l’atticisme parisien au XVIIe siècle).

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Eustache le Sueur, Saint Paul prêchant à Ephèse, 1649 huile sur toile , 394 x 328 cm Musée du Louvre, Paris

« Le grand, le sublime et le simple » voici la triade de ceux qui appellent au renouveau en France contre le « goût gracié » « maniéré » de la cour. (Cochin, secrétaire perpétuel de l’Académie de peinture) prend le relais  de Caylus. De son côté, l’architecte et professeur Blondel dénonce le « mauvais goût » (rococo) des demeures patriciennes. Diderot, infatigable pourfendeur de Boucher, s’associe et en  appelle au retour du « grand goût ». Mais ce « mauvais goût a un succès fou en Europe et s’exporte bien ce qui déplaît aux Britanniques qui entreprennent une campagne anti-gallicane contre « The insidious arts of the french nation ». L’Angleterre semble décidée d’affirmer enfin son propre style car depuis le XVIe siècle elle avait délégué sa création artistique aux Flamands. Par son système moderne, son emprise sur les mers l’Angleterre affirme sa prééminence, il lui fallait imposer aussi un art « officiel », un « goût » nouveau, et elle choisit le classique.

Le retour de la Querelle des Anciens et des Modernes.

Elle ressurgit mais cette fois, ce sont les Modernes qui retournent aux sources, lointaines cette fois, c’est à dire à Homère. Face à la victoire de la raison, face à la science newtonienne et aux « excès » de légèreté de l’art « français », la pureté originelle d’Homère et bientôt de son pendant nordique, Ossian, séduisent les lettrés et artistes du Nord, et des français.
Sur Ossian voir exposé :

http://lewebpedagogique.com/khagnehida2/archives/10077

La France de son côté vit une véritable anticomanie qui suscite de plus en plus de réactions appelant à balayer en même temps le mauvais goût et l’Ancien Régime. L’idéal de vertu de la Rome républicaine et d’Athènes de Périclès, le beau idéal de l’Apollon du Belvédère ou de la Vénus Médicis, la sobriété et l »harmonie sévère de l’art grec redécouvert ne faisaient qu’accentuer le dégoût et l’hostilité vis à vis du luxe de la cour.

Les dessins de Flaxman incarnent mieux que tout autre ce retour aux sources et cette épuration du style. Ils sont portés sur gravure par Tommaso Piroli et diffusés dans toute l’Europe :

Tommaso Piroli, L’Iliade d’Homère, gravure Rome 1793. BNF.

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Vincenzo Camuccini (1771–1844) et Tommaso Piroli (1752-1824), La mort de Priam, 1794 -1795, eau forte colorée.

C’est dans ce contexte que les livres de Winckelmann marquent une rupture essentielle. Il se convertit au catholicisme, il quitte une Allemagne luthérienne où l’art imite la France et l’Italie pour venir s’installer à Rome. Là, il se lie d’amitié avec le « nouveau Raphaël, Anton Raphaël Mengs et la fine fleur des lettrés et artistes romains, guide les Allemands qui font le « kavaliertur » et obtient par le pape le poste de « préfet des antiquités ».

Son Histoire de l’art chez les Anciens publiée en 1764, est un modèle d’intelligence, d’analysen d’évocation, de poésie et d’émotion face aux chefs d’œuvre de l’art antique. Emprunt d’un esprit de système et d’éloquence  peu appréciés des antiquaires mais loué par des critiques comme Diderot pour qui un beau tableau du salon « sent l’antique » toujours.

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Rome et Paris : centres artistiques de l’Europe.

« C’est à Rome que les artistes ach§vent leur formation, c’est à paris qu’ils atteignent la célébrité. » (Marc Fumaroli).

Sur Rome voir :

http://lewebpedagogique.com/khagnehida2/archives/9666

Rome est avec Paris le berceau du renouveau européen des arts  grâce à la conjonction de trois facteurs  : la recherche archéologique internationale, les intérêts plus proprement artistiques et la volonté d’un renouvellement social et politique dans l’esprit des Lumières conformément aux valeurs transmises par l’Antiquité

On a pu dire que Paris, plus moderne, avec son Académie, son Salon, L’Académie de France à Rome avait supplanté cette dernière trop tournée vers son passé antique, en déclin démographique et économique. Il n’en est rien.
Mais Rome vaita une grande force d’attraction car elle a misé sur la mémoire européenne de la Rome antique et sur les activités que faisait vivre cette mémoire : les arts, les artistes, les diverses formes de haut artisanat, du commerce de luxe, de la librairie, du collectionnisme, de l’éducation du bon goût. Malgré la vente de certaines collections à Paris ou à Londres, la richesse de son patrimoine est sans équivalent comme en témoignent les musées Pio Clementino et du Capitole qui sont sans rival.

Ajoutons les œuvres modernes de Michel-Ange, de Bernin, ou encore la Fontaine de Trévi, chef d’œuvre du baroque romain du XVIIIe siècle par Nicola Salvi.

Grâce à la présence d’artistes de renom européen, italiens (peintres Batoni, Pannini, sculpteur Pietro Bracci) et étrangers (Gavin Hamilton, Angelika Kauffmann, Mengs, Bouchardon, Clodion...), l’antique à Rome n’est pas simplement imité, il est depuis la Renaissance un moyen d’invention, une source inépuisable pour l’artiste moderne.
Rome est aussi une inépuisable grande fabrique de copies et de restauration de sculptures antiques grâce à des artistes comme Bartolomeo Cavaceppi (1716-1799).

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Bartolomeo Cavaceppi (restauration), Hermès attachant sa sandale et écoutant la commande de Zeus. Copie romaine du IIe siècle d’après un bronze grec du IVe siècle av. JC. Carlsberg Glyptothek, Copenhague.

Dans cette gravure on voit un florilège de sculptures restaurées par Cavaceppi :

Bartolomeo Cavaceppi, Raccolta d’antiche statue, busti, bassirilievi ed altre sculture restaurate da Bartolomeo Cavaceppi; Rome, frontispice du recueil vol. 2.

L’atelier de Cavaceppi priduisait aussi des copies d’antiques très prisés comme les portraits avec antiques de Batoni ou les paysages de Pannini (voir ici).

Pompeo Batoni, Portrait de George Gordon, Lord Haddo, 1775, huile sur toile, 259 x 170 cm, Haddo House Aberdeenshire.

Ce type de portrait atteint une force expressive plus intense avec le fameux Portrait de Goethe dans la campagne romaine de Tischbein (1787) où le philosophe et poète allemand semble ému par le paysage historique romain, conçu comme un « paysage de l’âme » dans le sens de l’Et in Arcadia ego .

Le paysage romain avec vestiges est un classique de la peinture et de la gravure. Paris était un grand centre de la gravure à la fois rococo et classique. Mais Rome n’atait pas en reste. C’est dans la gravure justement que s’est affirmé le génie de l’architecte vénitien Piranèse (1720-1778) hanté, voire possédé par une vision de l’Antiquité teintée de sublime, grandiose, terrible, qu’il retranscrit sur ses gravures appelées « vedute ». Il est le plus important graveur de vedute ideate. Ses séries topographiques Vedute di Roma furent reproduites en grand nombre. l’inventeur le plus fécond et le plus magistral de « vues pittoresques » (Vedute) donnant une dimension colossale, une présence envoûtante à ses monuments par des artifices de perspective et de clair-obscur repris de l’art de la scénographie théâtrale.
Pour voir ses dessins conservés au Louvre c’est ici. Pour voir les extraordinaires carceri ces prisons imaginaires aux perspectives spectaculaires qui ont fasciné Marguerite Yourcenar c’est ici.

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Giovanni Battista Piranesi par Felice Polanzani, frontispice de la première édition des Antiquités Romaines (1756).

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Giovanni Battista Piranesi (1720–1778),1778, temple de Pastum, eau forte, 55,4 x 77,6 cm, de son recueil : Vues de quelques restes de trois grands édifices qui subsistent encore dans le milieu de l’ancienne ville de Pesto autrement Possidonia, et qui est située dans la Lucanie, 1 ed., 1778.

Piranèse, Vue de la pyramide de Cestius, Rome, vers 1748 – 1750, eau forte extraite des « Vedute di Roma ».

Seule présence humaine, la figure minuscule en train d’écrire le texte de présentation rappelle l’artiste désespéré de Füssli, lui  aussi minuscule écrasé par la beauté et la gloire des oeuvres de l’Antiquité et témoigne de l’influence de Piranèse sur les artistes du XVIIIe.

Giovanni Battista Piranesi sera l’inventeur le plus fécond et le plus magistral de « vues pittoresques » (Vedute) donnant une dimension colossale, une présence envoûtante à ses monuments par des artifices de perspective et de clair-obscur repris de l’art de la scénographie théâtrale.
Pour voir ses dessins conservés au Louvre c’est ici. Pour voir les extraordinaires carceri ces prisons imaginaires aux perspectives spectaculaires qui ont fasciné Marguerite Yourcenar c’est ici.

Giovanni Battista Piranesi (attribué à) Vue d’une nécropole parmi des ruines antiques et un temple, dessin, Louvre Département des Arts graphiques.

Piranèse que nous avons du mal à classer également entre néo-classicisme, baroque et romantisme donne à ses formes architecturales vues en perspective une monumentalité sans précédent tout en les inscrivant dans une ambiance mélancolique d’abandon et de reconquête par la nature (faible présence humaine mais omniprésence de ronces, de racines, de serpents). Ces visions tragiques de civilisations brillantes en voie de décomposition ont pu servir à décorer des parcs et jardins « pittoresques ».

Giovanni Battista Piranesi, l’Arc de Titus à Rome, eau forte, extraite des Illustrationi di antichità Romane, 1748.

G. B. Piranesi, Autoportrait présent dans le premier volume des Antiquités Romaines, eau forte (1779)

Véritable antithèse de Winckelmann, Piranèse a défendu la prééminence de l’architecture romaine contre celle des Grecs que défendait Winckelmann. Mais, contrairement à Hugh Honour, pour Mario Praz ce n’est pas un néo-classique car « il y a plus de baroquisme que d’antiquité dans les Différentes manières d’orner des cheminées et dans ses chandeliers« . Pour lui « la présentation de monuments romains bien plus grandioses que dans la réalité, n’est-ce pas là une amplification baroque ou si l’on veut une scénographie romantique ante litteram ? »

On pourrait ajouter les fameux carceri, ces vues spectaculaire et terrifiantes des prisons de Rome un des sommets du sublime annonçant le romantisme. (voir animation 3D à partir des gravures de Piranèse ici)

Pour Honour Piranèse est aussi important que Winckelmann tous deux ayant eu une influence considérable sur le néo-classicisme et illustrent l’ambiguïté du « retour au sources », l’un passionnément amoureux de la Grèce classique, l’autre « furieusement pro-romain ». Ses visions étaient tellement impressionnantes que les voyageurs comme Flaxmann et Goethe étaient déçus de découvrir les ruines romaines aux dimensions plus modestes que ce qu’ils avaient cru à travers la spectaculaire imagerie piranésienne.

Cette antiquité étrange a eu un écho considérable sur l’imaginaire des artistes français de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle ne poussait pas vers une réforme des arts du point de vue classique comme chez Caylus mais appelait aussi à une rupture qui annonce le romantisme. En tout cas, elle était bien différente du beau idéal préconisé par Winckelmann.

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Si Rome attire artistes et érudits, les touristes qui affluent à Rome dans la 2e moitié du XVIIIe siècle sont à la recherche d’originaux, pour les plus fortunés et financent des fouilles (Hamilton proposait de les mener et d’organiser l’exportation plus ou moins clandestine vers Londres), et de copies ou encore pour les plus modestes de recueils de gravures et des portraits avec ruines. L’esprit néo-classique de morale et de vertu est contrebalancé ici par une « anticomanie » pour produits « dérivés » du plus grand musée d’antiques du monde qu’était Rome.

En France et à Rome l’appel à une nouvelle approche de l’antique.

Le « grand goût » du règne de Louis XIV  devait beaucoup au voyage à Rome des pensionnaires de l’Académie. Or, dès les dernières années du règne de Louis XIV, les artistes s’étaient affranchis des contraintes classiques (en résumé.du poussinisme) au profit d’un art plus proche du baroque appelé rocaille et apprécié dans les milieux aristocratiques au point de devenir une véritable mode éfrançaise » en Europe.

Sous la Régence, des voix s’élèvent déjà pour dénoncer le style indigne de la monarchie française.  Un hiatus s’installait entre la formation des artistes à Rome et le goût dominant à Paris. Il fallait rétablir pour les futurs artistes du roi le programme classique d’études à Paris comme à Rome.

En réalité, le dualisme remonte aux années 1670 quand le théoricien italien Bellori offre à Colbert son ouvrage  Vies de peintres (dont Poussin) où il définit la doctrine française du beau comme il l’avait fait dans une célèbre conférence à l’académie Saint Luc de Rome. Le Beau à la française, le « grand style »,  se situe dans un juste milieu entre le naturalisme extrême de Caravage et la nature idéalisée de Barocci. Et pour trouver ce juste milieu, l’antiquité romaine fournissait le corpus à imiter.

C’est dans cet esprit que Caylus et Blondel dans les années 1730 – 1740 lancent un programme de remise au goût du jour du « Grand style ». La rocaille est jugée peu apte à traduire la grandeur royale et le calme de l’ordre public, elle ne servait qu’à satisfaire les goûts privés et capricieux de l’aristocratie. Pour Caylus, il existe une « manière » française du juste milieu entre grandeur et vérité à côté des italiens (Florence – dessin, Venise – couleur, Lombardie – naturalisme, Rome : antique).
Une des sources majeures du renouveau stylistique voulu par Caylus, est le recueil de gravures sur les antiquités romaines de Pietro Santi Bartoli e, surtout, quelques feuilles de celui de son fils intitulé Les peintures antiques des grottes de Rome.

Pietro Sante Bartolo, Vue de la fresque de la tombe des Nasoni, plume, encre noire et aquarelle sur papier blanc, Glasgow, University Library.

En 1754, la luxueuse publication par Caylus de trente fac-similés de peintures antiques en couleur, resemblant au dessin ci-dessus, a placé l’antique au coeur des débats esthétiques parisiens et influencé les tableaux de « jeunes grecques » de Joseph Marie Vien.

Joseph-Marie Vien (Montpellier, 1716 – Paris, 1809), Jeunes grecques parant de fleurs l’Amour endormi, 1773, Huile sur toile 335 x 194 cm Louvre.

C’est l’une des premières manifestations, au XVIIIe siècle, du désir de régénération en France de la peinture du « grand style » par un retour aux idéaux antiques. Ces « jeunes filles », font partie d’une série de quatre tableaux représentant les « progrès de l’amour dans le coeur des jeunes filles », commandés par la comtesse du Barry pour la décoration du salon en cul-de-four du pavillon du château de Louveciennes.

Pour Caylus, il ne s’agit pas d’un passéisme, d’un quelconque « revival », d’une simple copie. La peinture moderne avait tout à gagner à imiter les anciens : franchise de la couleur, pureté de la ligne, « noble simplicité ». Si les artistes et les théoriciens se tournent vers le modèle antique, c’est pour inventer ou réinventer les arts y compris en ayant recours à l’utopie comme dans les projets imaginaires grandioses de Boullé (voir expo virtuelle BNF ici). Ceux de Marie-Joseph Peyre (voir ici) sont en revanche sobres, emprunts de symétrie et d’ordre rappelant le classicisme français du XVIIe, un style plus sévère dans le sillage de la Fontaine des Quatre-Saisons d’Edme Bouchardon (1739-1845) voir ici et cours sur l’architecture néo-classique en France ici. Sur Bouchardon, voir mise au point après visite de l’exposition. (voir ici)

Mais à Rome aussi, comme nous l’avons vu, les deux visions coexistent : celle de Piranèse portée sur des visions sublimes, les « caprices » et celle de Winckelmann pour qui l‘art grec classique et sa beauté faite de « grandeur sereine » sont un idéal indépassable.

Mais même Winckelmann a cédé à la modernité lorsqu’il couvre d’eloges Mengs, peintre plutôt médiocre  : « L’essence de toute la beauté que j’ai décrite se retrouve dans les œuvres mortelles d’Anton rafaël Mengs, le plus grand peintre de son temps et peut-être de tous les temps à venir. Comme le phoenix arabe, il est ressuscité des cendres du premier Raphaël, pour enseigner au monde la beauté des arts. »

Peintre allemand, Anton Raphaël Mengs  (1728-1779) est considéré comme un des initiateurs du néo-classicisme.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/8c/Anton_Raphael_Mengs_011.jpg/360px-Anton_Raphael_Mengs_011.jpg

Anton Raphael Mengs, Autoportrait 1744, Pastel sur papier, 55,5 x 42,5 cm Gema?ldegalerie, Dresde

Anton Raphaël Mengs, le Parnasse, vers 1761, fresque, 313 × 580 cm, villa Albani, Rome.

Le salon de la villa décoré par cette fresque accueillait la fameuse collection d’antiques du cardinal Albani :

Une oeuvre qui reflète les idées des premiers théoriciens et artistes néo-classiques. en quête de la « noble simplicité » et de la « gradeur sereine », Mengs évite les effets plastiques spectaculaires d’un Tiepolo (touche puissante et dynamique, perspectives illusionnistes spectaculaires), son rival à Madrid :

Giovanni Battista Tiepolo (1696–1770), Apothéose de la monarchie espagnole, 1762–66, Fresque, 15m × 9m, Madrid, Palacio Real, Anticamera della Reina.

L’oeuvre a été admirée (moins aujourd’hui) et considérée pendant longtemps comme une oeuvre clé du néo-classicisme. La disposition n’est pas celle d’une fresque de plafond à l’italienne avec la vue di sotto in sù (de dessous vers le haut) qui désignait les figures vues en raccourci de dessous grâce à un effet de perspective accusé mais de face comme un quadro riportato, un tableau feint rapporté au plafond de la galerie. la frontalité des figures plus prononcée que dans la fresque de Raphaël, s’inspire de la peinture pompéienne. Les contemporains y ont vu une esthétique révolutionnaire grâce à une relecture du modèle antique. De même le coloris sobre correspondait parfaitement aux règles de l’imitation des Anciens préconisées par Winckelmann dans le sens d’un « naturalisme idéal ». Ces conceptions artistiques ont accompagné les aspirations nationales à un art pur et surtout  capable de transcrire sous une forme adéquate des sujets de préférence héroïques empruntés aux sources antiques. L’art devait abandonner le décor pour devenir « une institution morale » (Caylus).

Si la fresque de Mengs était admirée pour son caractère savant et son inspiration du modèle antique incarné dans les sculptures exposées dans le salon, son ambition se borne à recréer une sorte de rêve de perfection classique par une synthèse de la sculpture antique et des peintures de Raphaël, sans oublier le  coloris vénitien (Titien).

Antiquité et esprit des Lumières : de l’écrit aux images, aux objets, aux musées.

Jusqu’au XVIIIe siècle, l’Antiquité était la référence des Anciens contre les Modernes, une antiquité d’érudits qui passait surtout par l’étude des textes.

Si dans la civilisation des Lumières elle a cédé une partie de son autorité à la science newtonienne et au rationalisme, elle était toujours présente dans la poétique, la rhétorique, la morale. A cette antiquité littéraire, vient se substituer une autre. L’Antiquité des monuments, des médailles, des camées, des entailles, des objets d’art. Une antiquité qui parlait aux émotions à l’imagination et au goût. Au XVIIIe ce sont les antiquaires et leurs armées de dessinateurs, de mouleurs, de peintres de paysages avec ruines antiques ou de graveurs « d’après » qui prennent le relai des philologues. L’antiquité devenue sensible, visible échappe aux érudits et aux trésors textuels des bibliothèques. A la recherche de manuscrits et de textes originaux des humanistes de la Renaissance succède la recherche d’antiques dans les fouilles. Le visible relaie le lisible. Winckelmann est emblématique en ce sens, lui le bibliothécaire écrivant son premir ouvrage (Les réflexions sur l’imitation… ») sans avoir vu les statues qu’il cite, est tranformé en grand prêtre de l’art grec plein d’émotion et de sensibilité poétique.

Le « musée de papier ».

Les antiquaires des XVIIe et XVIIIe siècles ont souvent rassemblé leur savoir dans d’imposants recueils figurés d’antiquités, sortes de « musées de papier » donnant à voir, sous forme de gravures ou de dessins, un nombre considérable d’œuvres antiques.

Les images de l’art antique contenues dans ces musées de papier ont directement alimenté une série de phénomènes majeurs dans l’histoire de l’art du XVIIIe siècle : essor du goût pour l’antique et mode néoclassique, naissance de l’historiographie de l’art, élargissement de la notion d’Antiquité à des aires géographiques et culturelles nouvelles.

Le modèle est le Museo cartaceo de Cassiano dal Pozzo (1588-1657) – érudit italien qui rassembla une célèbre collection de reproductions d’œuvres antiques

Mais jusqu’au milieu du XVIIIe, une infime élite (artistes du niveau d’un Poussin, philologues) avait accès à ces ouvrages d’érudition illustrée. Or, à la fin du siècle, ces ouvrages cirsulent par milliers dans toute l’Europe. Dessinateurs, graveurs et peintres y particpent (Pannini, Bellori, Hubert Robert…)

Le livre de Bernard de Montfaucon déjà au début du XVIIIe siècle (1716) sur les antiquités (L’Antiquité expliquée et représentée en figures voir ex. ici : https://drive.google.com/file/d/0ByMLcNsCNGb5UW91VFlUaVQ2ZFk/view?usp=sharing
P. ex. « Mithras » (après Hercule, Bacchus et des allégories romaines etc.) fait date mais se veut comme un outil de travail et de connaissance (sur le modèle de l’Iconologie de Cesare Ripa). Il subdivise son ouvrage publié en 1719 en chapitres thématiques :

les dieux des Grecs et des Romains, des usages de la vie, de la guerre, des chemins et les ports, des aqueducs, de la navigation, des habits, des meubles, bases, monnaies…L’ouvrage est enrichi d’une riche iconographie. Par « antiquité » il entend dans sa préface « tout ce qui peut tomber sous les yeux & qui peut se représenter dans des images ».

Ses ouvrages sont numérisés ici

http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/?refine[Creator][]=Montfaucon%2C+Bernard+de+%281655-1741%29

Les antiquaires comme Caylus et Montfaucon subissent certes le poids des belles-lettres (Académie chargée de l’étude des textes anciens) mais arrivent tout de même à impulser une approche globale de l’antiquité en insistant sur l’importance des traces « visuelles » du passé indispensables à la compréhension de monde ancien. Montfaucon souligne dans son Antiquité expliquée cette complémentarité et l’importance de ces vestiges qui « nous  instruisent sur un nombre infini de choses que les Auteurs n’apprennent pas. »

Le comte de Caylus, publie ses Tableaux tirés de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère et de l’Énéide de Virgile, (1750) sources d’inspiration pour de nombreux artistes de Hamilton à David.

http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/item/5667-tableaux-tires-de-l-iliade-de-l-odyssee-d-homere-et-de-l-eneide-de-virgile-suivi-de-l-histoire-d-hercule-le-thebain?offset=1

Les deux poèmes sont analysés en scènes susceptibles de devenir des sujets de peinture avec des conseils aux artistes pour la représentation. malgré un son côté foisonnant et très systéatique,  c’est absolument charmant !

La Font de Saint-Yenne, dans ses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France. Avec un examen des principaux Ouvrages exposés au Louvre le mois d’Août 1746, (La Haye, 1747) propose une liste de sujets inédits inspirés de l’Antiquité pour renouveler la peinture ainsi que la création de musées publics pour instruire public et artistes.


Et plus loin :

Parmi ces sujets, la Mort de Socrate et l’histoire du neveu du roi Tarquin Brutus qui, par fidélité à la jeune république fait exécuter ses deux fils conspirateurs. Nous connaissons les deux versions de David sur ces deux sujets.

Ainsi, à partir des années  1740 – 1750, on se tourne vers l’Antiquité avec d’autres préoccupations grâce aussi à la découverte récente des sites d’Herculanum et Pompéï et de plus en plus en référence aux vertus des républiques athénienne et romaine posées comme exemples de vertu politique.

David a eu l’idée du tableau en sortant d’une représentation de la pièce de Voltaire ce qui en dit long sur l’inspiration des artistes néo-classiques (importance du théâtre) cf. Thomas Crow l’Atelier de David. Les héros de David sont en effet déchirés entre la vertu politique liée à leur destin implacable et la sensibilité, la fragilité du sentiment d’humanité : deux des ressorts majeurs de la tragédie.

La vertu comme au théâtre a deux visages :

Masculine, elle est fidèle à son devoir au-delà des attachements personnels.

Féminine, elle est l’image de la mère et de l’épouse dévouée toujours fidèle malgré les combats et plus forte que la mort.

L’exemplum virtutis du grand homme et les larmes féminines sont les deux faces d’une vertu qui dépasse les relations humaines. La représentation s’appuie sur les deux car sans la tristesse de quitter les siens comment pourrait-on voir la force de conviction d’Hector ? Et sans la fidélité aux époux disparus quelle serait la patience d’une Pénélope ou d’une Andromaque ? Et même l’amour infini d’Agamemnon pour sa fille ne se retrouve-t-il pas dans la figure de celui qui masque son visage l’incarnation de la douleur suprême qui donne sa vérité au sacrifice ?
Pour faire participer le spectateur à la tragédie il faut donc rendre visibles les sentiments qui animent les personnages. N’est-ce pas là une forme de pathos sécularisé dans la lignée de la Passion christique ?

La représentation des passions humaines était au cœur des théories artistiques du XVIIe siècle autour de Le Brun et de Félibien. L’expression s’ajoutait ainsi à l’imitation idéalisée de la nature comme critère du « grand style », cela ne fait que s’amplifier au XVIIIe. Le débat sur la représentation des affects renaît dans toute l’Europe vers 1750 et concerne tous les arts, peinture, théâtre, sculpture et même musique.

Les choix des artistes déterminent la réception de l’oeuvre. Au début de la Renaissance, l’espace pictural géométrique était un facteur essentiel de la focalisation du regard, au XVIIIe, c’est la justesse de l’expression du sentiment qui prime dans la représentation. et ce à différents endroits du tableau.

Cf. Brutus et les figures de douleur :

Jacques-Louis David, Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils., 1789, peinture à l’huile sur toile. 323 × 422 cm. Louvre

 

Sous l’influence de leur famille maternelle, apparentée à Tarquin, les deux fils étaient entrés dans un complot contre la jeune République. La loi que Brutus lui-même avait édictée prévoyait la peine de mort pour ce crime ce qui obligea Brutus de les faire exécuter et d’assister à leur supplice par démembrement.
David ne choisit pas de montrer le supplice comme le montre son dessin préparatoire mais le morcellement du tableau qui est non seulement un élément d’expression plastique, mais devient une métaphore de l’événement non représenté.

Ce dessin montre que David avait un temps songé représenter le supplice des deux fils devant leur père mais il renonça :

Jacques Louis David Exécution des fils de Brutus étude à la craie noire, plume, encre noire et lavis 1786-87, 58 x 41 cm The Morgan Library and Museum

Le tableau porte également une réflexion sur la représentation de la douleur en partant des règles édictées par les auteurs anciens.

« …Le sublime de Démosthène vaut sans doute bien mieux dans les exagérations fortes, & les violentes passions : quand il faut, pour ainsi dire, étonner l’auditeur. Au contraire l’abondance est meilleure, lorsqu’on veut, si j’ose me servir de ces termes répandre une rosée agréable dans les esprits… »

Pseudo Longin, Traité du Sublime, ou Du merveilleux dans le discours.

Extrait de la critique de Caylus : pour lui Timanthe était incapable de représenter la douleur d’Agamemnon.

J-L David ou Jean-Germain Drouais, Etude pour « Les Licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils » 1787. Pierre noire, estompe et rehauts de craie blanche sur papier vergé bistre, mise au carreau à la pierre noire. H. 56,6 cm L. 43,2 cm, Louvre.

La figure de la nourrice affligée peinte par Gérard inverse tous les termes de son application traditionnelle : au lieu d’un grand personnage c’est une femme humble qui est ainsi élevée à la dignité d’un homme et même d’un roi. Parce qu’elle a élevé les fils de Brutus, sa douleur est plus atroce encore que celle de leur propre mère. C’est un décentrement , un écart, à la fois de la composition du tableau et de la hiérarchie des classe sociales, donc lourd de sens.

Remarquer aussi la musculature de la nourrice diffère des conventions du corps féminin à la chair “noble”. Car cette figure est beaucoup plus qu’une simple servante. Sa maigreur fait son austère grandeur qui rappelle l’émouvante grandeur d’un Démosthène adepte du dense laconisme. La nourrice affligée conçue par David et réalisée par Gérard incarne la concision en peinture.

 Elle est recouverte par le sublime drapé. Son importance est due au fait que son visage est invisible ce qui pour tout amateur d’art était une référence explicite au fameux voile de Timanthe dans le Sacrifice d’Iphigénie connu par la description de Pline l’Ancien. Ici, la nourrice, au contraire, s’arrache les vêtements dans un signe violent d’affliction.

Cet acte pictural est l’aboutissement d’une réflexion comme en témoigne le dessin préparatoire du Metropolitan Museum de New York :


Jacques-Louis David, étude pour le Brutus, fusain, plume et encre noire et marron, pinceau et lavis gris et brun, rehauts de gouache blanche, 33 x 42 cm, Metropolitan Museum New York .

Ce projet abandonné tombe dans l’excès de pathos, les quatre femmes rivalisant d’emphase doloriste (c’est l’amplification en rhétorique selon le pseudo Longin) contrairement aux figures masculines toutes en retenue.
Telle fut la leçon reçue par Girodet : l’éloquence peut se contenter de juste évoquer ce chagrin inexprimable par l’absence et la réduction maximale de l’agitation sur la toile.

On voit bien dans ces exemples comment l’approche de l’antique en France glisse des « musées en papier » des antiquaires vers une réflexion profonde à la fois morale et esthétique qui transforme la peinture en un véritable discours grâce aux qualités rhétoriques qu’on prêtait à Démosthène éloquence, concision, force de conviction.

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