Paysage et mémoire (la forêt allemande) I ?.

Paysage et mémoire (la forêt allemande) I ?.

I. La naissance de la germanité (XVe-XVIIe)

La germanité décrite par Tacite dans Germania (98 ap. JC, voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Germanie) est associée à un paysage : la forêt nordique primitive infectée de marécages, milieu hostile mais qui forme de guerriers redoutables que Rome n’a jamais réussi à dompter. Contrairement à la Rome antique civilisée mais frappée par l’oisiveté et la décadance, le Germain dispose d’une sorte de noblesse naturelle qui le rend indifférent à tous les vices qui ont corrompu Rome : luxure, goût de la propriété, la sensualité et l’esclavage. Rien de tout cela chez les Germains, nation « ni rusée ni habile ». Tacite parle également de la pureté « raciale » des germains, très peu mélangés à d’autres peuples ce qui n’a pas manqué d’intéresser Himmler.
Quête des origines dans les forêts nordiques (ce qui nous rappelle les premières scènes d’Olympia IIe partie de Léni Riefenstahl (1936) où de jeunes athlètes « aryens » s’entraînent dans une nature idyllique au milieu de forêts et d’étangs.

https://photos.app.goo.gl/wouZO7wI40Ul9eGr1

Tacite affirmait que les Germains n’ont pas le goût de la culture de la terre mais plutôt le butin de guerre, la chasse et la cueillette. On connait justement l’importance primordiale de la « chasse » symbolique (et pas seulement symbolique) que pratiquaient les Einsatzgruppe contre les juifs avec justement un vocabulaire de chasseurs (persécutés transformés symboliquement en gibier, en animaux nuisibles…).
Cette ethnie peu ouverte au mélange, serait « issue du sol » et depuis des temps immémoriaux (cf. Héros guerrier Gilgamesh contre le gardien de la forêt de cèdres Humbada) en conflit avec les Etats « civilisés » c’est à dire ceux qui rasent la forêt pour construire des villes et par cultiver la terre. Pour traverser cette forêt primitive, il fallait plusieurs jours de marche dangereuse car on y affrontait des animaux disparus ailleurs et des peuplades barbares.
Mais le primitif n’est pas étranger aux Grecs et aux Romains eux mêmes : bois d’Artémis, déesse de la chasse mais aussi de la fertilité, forêts de l’Arcadie région rocheuse et boisée, royaume de Pan, peuplé de Satyres.  La ville elle même, selon Virgile, était née de Rhéa Silvia à l’eendroitoù poussait le figuier sacré. Ces « créatures » de la forêt primitive, issues des arbres, sont décrites par Lucrèce dans dans son De Natura Rerum. Ils étaient moins barbares que les germains de Tacite et vivaient se nourrissaient de glands. Mais Tacite est plus péjoratif : ce sont des peuplades qui ne travaillent ni la pierre ni la tuile, vivant dans des abris en bois, voire en hibernant comme des « bêtes » sous terre. « aucune tribu germanique n’habite de ville (close de mur) ».

Vêtus de peau de bêtes ils n’ont pas le goût du luxe ce qui leur donne tout de même une certaine valeur certes contrebalancée par leurs moeurs sauvages. De même, peu d’adultère chez eux, la monogamie est de mise contrairement aux débauches collectives auxquelles s’donnent les Romains. les mères allaitent elles mêmes leurs nourrissons, pas de nourrice donc d’où leur robustesse. Tacite ajoute enfin un dernier vice que les Germains ne possèdent pas, celui de la propriété individuelle qui les intéresse peu. Enfin, leur rapport à la nature est marquée par une nourriture frugale qu’elle leur offre telle quelle  ainsi que par les sentences qu’ils inscrivent dans le paysage lui même en pendant aux arbres les condammnés :

Ce portrait de la Germanie comme antithèse de Rome, cette opposition entre le bois et le marbre, entre le fer et l’or, entre la fourrure et la soie, entre la gravité brutale et l’ironie élégante a taversé les siècles.

Les combats entre légionnaires romains et tributs de Germanie tournent au désastre lors de la bataille de Teutobourg en l’an 9 ap.JC où trois légions romaines commandées par Publius Quintilius Varus sont anéanties par les Germains. Entre forêts d’où surgissaient les Germains et marais, les légions romaines ont fait la triste expérience du paysage germanique qui forge des guerriers vaillants et puissants. Rome s’incarne dans le paysage civilisé de l’urbs et armée structurée en légions ordonnées  contre nature et humanité sauvages de Germanie. Entre s’enliser dans les marais ou se frayer un chemin à travers l’effrayante forêt peuplée de barbares sanguinaires et très mobiles, les légions avaient cause perdue d’avance. Le désastre a rendu fou Auguste qui envoie Germanicus pacifier le limes et peut-être venger Varus. Il découvre restes et ossements de cadavres, crânes cloués aux arbres.

Mais à la fin du Moyen Age, s’opère une inversion du sentiment de supériorité. Des humanistes allemands comme Conrad Celtis (1459-1508) dénoncent la décadence de la Rome papale et par là même de la latinité :

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Hans Burgkmair, Conrad Celtis (humaniste proche de Maximilien Ier,) épitaphe (sterbebild) gravée sur bois 1507 (de son vivant).

Oeuvre d’un graveur germanique important, l’épitaphe montre le portrait en buste de ce grand poète, membre de la cour de Maximilien Ier, (premier poète lauréat allemand, nommé professeur d’éloquence à l’Université de Vienne), émergent derrière une plaque commémorative, yeux fermés, comme affligé de sa propre disparition. Il est pleuré par deux cupidons mais aussi par les dieux classiques auxquels il a voué sa vie : Mercure et Apollon. Il pose ses mains sur quatre de ses livres dont le Quatuor libri Amorum (Nuremberg 1502), recueil illustré par Albrecht Dürer, ainsi que Odat?n lib. 17,  publié à Strasbourg en 1513. Les inscriptions, qui sont tirées de la Bible et d’Ovide, louent le poète et déplorent l’intrusion de la mort dans l’amitié ; les vers de la plaque commémorative exhortent les amis et disciples humanistes à manifester leur regret en pleurant, en se frappant la poitrine, et, en même temps, à se consoler en pensant que Celtis converserait désormais avec eux par  ses écrits.

Celtis reprend à son compte les préjugés positifs de Tacite, en bref, le mythe du « bon sauvage » face à une civilisation supérieure mais décadente et corrompue. Les Germains sont qualifiés ainsi : « Ô peuple libre et puissant, ô race noble et brave ! »

Mais là où Tacite s’est servi de l’mage ethnographique de la Germanie pour se livrer à une critique discrète de Rome, Celtis et d’autres humanistes allemands forcent le trait sur le contraste entre nord sain et sud malade.
L’Europe latine a inventé la voûte romane, le droit romain et une certaine façon ostentatoire de se tenir debout, pieds serrés, le poids du corps sur une jambe tandis que l’autre est élégamment fléchie (M. Baxandall).

Dans le nord, malgré l’invasion de moeurs italiennes « corruptrices », on peut observer les moeurs germaniques d’une vie pure et plus libre, d’une simplicité sylvestre  : le droit commun germanique, la piété domestique et la forme ogivale.

Maximilien Ier exploite ces attaques contre la « romanité » et autorise Celtis à ouvrir une école de poésie. Il y enseigne aussi Tacite et appelle à une renaissance de l’Allemagne qui passe par un retour aux vertus antiques. La cible est curie romaine, ses évêques et ses courtisans ce qui creuse le fossé entre l’empereur et la papauté.

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Conscient de l’incapacité de l’Eglise à se réformer, un des disciples de Celtis, Ulrich von Hutten (1488-1523), reprend l’étendard d’Arminius, surnommé « Hermann » père de la nation germanique révoltée contre l’Empire romain, et se lance aux côtés de Luther dans la Réforme.

Ulrich von Hutten (bois gravé d’Erhard Schön, vers 1522).

Au cours des premières décennies du XVIe siècle et parallèlement à la construction historique de la germanité remontant à « Hermann », la géographie et la cartographie du territoire germanique s’établissent également à travers une série d’ouvrages de type atlas.

Nuremberg et les forêts de St-Lorenz et de St Sebaldus (1516). Peinture sur parchemin, d’après l’atlas d’Erhard von Etzlaub, Travail pour le compte du Conseil de Nuremberg.

Pour réfuter les critiques des Italiens contre les villes et les campagnes allemandes, laides, sales, sauvages, affligées par un climat peu clément, Celtis envisageait d’écrire une Germania illustrata. Il commença à rédiger des descriptions idéalisées de villes comme celle de Nuremberg, un véritable éloge vibrant des vertus de la forêt allemande aux « torrents qui bondissent entre les rochers » et que traverse encore vivant l’esprit des druides.

Voir d’autres paysages d’Altdorfer ici : https://www.wga.hu/html_m/a/altdorfe/1/index.html

Voir aussi Fuite en Égypte de Cranach (: https://www.wga.hu/html_m/c/cranach/lucas_e/04/14religi.html)

Nous avons ici quelques exemples de paysages allemands appartenant à « l’école du Danube » : https://www.aparences.net/periodes/la-renaissance-nordique/fr-albrecht-altdorfer/)

Pourtant au même moment, ce paysage originel de la patrie était rasé à coup de hache. L’imaginaire sylvestre allemand venait se substituer à la forêt réelle rasée à grande échelle !!

Dans les atlas du XVIe siècle, la forêt primaire ou ce qui en restait était désormais présenté de manière idéalisée, exploitée, parsemée de vergers, peuplée d’animaux plus ou moins domestiqués, et qui vivait en bonne intelligence avec les villes voisines comme Nuremberg. La nouvelle image idéale montrait des forêts domestiquées, exploitées. Les premiers ouvrages de Botanique régionale voyaient le jour vers la fin du XVIe siècle.

Gravure d’après Sébastien Münster, in Cosmographie, La Forêt Noire, « Partie de la Forêt hercynienne ».

De même, grâce à la redécouverte de Tacite, le nouvel « homme des forêts » devient le « bon sauvage », la forêt retrouve ses vertus face aux artificielles, minérales et corrompues cités italiennes.

Albrecht Altdorfer (1480-1538), Paysage avec famille de satyres, 1507, panneau, 23 x 20 cm, Staatliche Museen, Berlin. Analyse ici : (clic) Famille de satyres Altdorfer

Ici, la famille semble plutôt assagie, idéalisée (même si à l’arrière plan on voit une femme essayant d’échapper à la version sauvage du satyre alors qu’au Moyen Age l’homme des forêts était représenté comme un cannibale hirsute, l’antithèse du chrétien.

Enluminure de Manuscrit (XVe siècle), Nebuchodonosor, le roi de Babylone, Ancien Testament, Livre de Daniel

Martin Schongauer (1450 -1491), Homme sauvage tenant un écu à la tête de cerf. Entre 1485 et 1491, estampe sur papier, Burin. Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris.

Chevelus, velus, ermites et anachorètes, mais avec la redécouverte de Germania de Tacite dans la deuxième moitié du XVe siècle, la représentation change :

 Hans Leonhard Schäufelein (vers 1480- vers 1540), Wilder Mann und Wilde Frau », vers 1530, gravure sur bois au burin.

Aucune allusion à la bestialité si ce n’est la peau velue. De parfaits contrapposto, une progéniture qui prend la forme de putti italiens. Le couple est encore nu mais cache sa nudité derrière de belles guirlandes feuillages. Le père tient un bâton, symbole de son autorité protectrice paternelle, la femme serre avec la main gauche la vigne symbole de fécondité, alors que la main droite repose avec bienveillance sur fruit de son ventre.

Face à la culture de cour de l’Italie urbaine (« la ville haïe des poètes ») de Celtis, l’Allemagne oppose « les bois aimés des Muses« , l’image  même de la Germanie de Tacite.

Albrecht Altdorfer a justement su retranscrire cette nature boisée allemande d’une manière qui ne doit rien à l’art italien. La forêt aux arbres touffus et sinueux de ses peintures devient le locus même de cette mémoire allemande. Il est originaire de Ratisbonne sur le Danube, centre de cet humanisme allemand fasciné à la fois par l’antiquité et par la géographie germaniques. Mais Ils sont également imprégnés d’images religieuses et en particulier de véritables décors naturels, plantes et feuillages, qui ornent autels et tabernacles dans les églises.

Albrecht Altdorfer, Saint George dans la forêt 1510, parchemin sur, bois, Alte Pinakothek, Munich.

Il s’agit ici d’une sorte de décor végétal du sacré. Une forêt luxuriante, fougères, sapins, chênes, qui envahit presque toute la surface du parchemin collé sur bois de tilleul (« linde » en allemand qui signifie aussi bois sacré). Seul un minuscule espace à droite ouvre une échappée pour que le regard puisse donner une spatialité à la scène.
Plutôt que de terrasser le dragon, le saint héros, miles christianus combattant les forces infernales, lui rend hommage et en tout cas Saint George représente autant le sujet que l’autre héros majestueux, la forêt teutonne.

Le rendu extraordinairement raffiné du feuillage, sans sacrifier le naturalisme minutieux de la représentation, est une innovation majeure. Le peintre retranscrit ainsi un espace sacré où se déroule la scène à la manière des tabernacles dans les églises ornés de branches et de feuillages. Quant au Saint George il est un véritable « Hermann ». Inspiré de Léonard ou de Dürer dans le rendu de la nature il n’en ajoute pas moins une valeur symbolique à la forêt dense et quasi sublime avant l’heure, celle d’un acteur de l’Histoire aux côtés du héros. Plus, la forêt germanique est l’histoire.

Un siècle plus tard au début du XVIIe siècle, le primitivisme forestier conaît un renouveau dans la cour de l’empereur Rodolphe II qui commande une série de paysages du Tyrol et des forêts de Bohème  à un peintre hollandais, Roelant Savery (1576-1639).

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Landscape_paintings_by_Roelant_Savery

Roelant Savery, Un paysan bohémien au repos 1615.

L’image définitive du paysan bohémien, chaussé, vêtu et coiffe de futaine et de faux de bêtes. La bête hirsute s’était transformée en Waldmann, sympathique. Nature et ruines envahies par la végétation complètent le décor. Il ne reste plus rien du Germain de Tacite. L’idéal rustique l’emporte désormais sur l’idée classique du « bon sauvage ».
Au même moment, le goût italien de la pastorale connaît son apogée.

Annibal Carrache. Paysage avec la Toilette de Vénus (1605-1610). Huile sur toile, 89 × 99 cm, Pinacoteca Nazionale, Bologne.

Comparé au monde arcadien inspiré de la poésie lyrique gréco-romaine, ce Waldmann barbu de Savery semble faire un avec son milieu comme une créature de terre aide bois. IL boit de la bière et mange du miel, il joue de la sacqueboute plutôt que de la flûte.

Tra. -> II.

La suite du XVIIe siècle a porté un coup fatal au rêve d’une renaissance germanique fondée sur une forêt hercynienne revigorante pour la nation allemande. Les destructions terribles de la Guerre de Trente Ans associées à la victoire du parti catholique et de l’Empire, ont mis fin à ce « revival » germanique primitif.

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