Romantisme et union des arts : la place de la musique dans la théorie de l’art romantique.

Romantisme et union des arts : la place de la musique dans la théorie de l’art romantique.

Comment la musique est-elle devenue « le plus romantique de tous les arts » alors qu’elle était au bas de la hiérarchie des arts à cause de son caractère non imitatif. Quelles relations entretient-elle avec les arts visuels (dans le cadre du concept d’union des arts mais aussi dans ses relations avec chacun des arts : peinture, sculpture, arts décoratifs ? Beethoven, musicien romantique  Et surtout, comment s’est mise en place l’idée d’un Gesamtkunstwerk amorcée par Philipp Otto Runge dans son projet des Heures du jour et réalisée beaucoup plus tard par Richard Wagner dans la Tétralogie.

Je résume ici l’article « Musique » du Dictionnaire (signé Guillaume Bordry).

1. La musique : le plus romantique des arts ?

On y apprend que le terme « romantique » s’est  introduit dans la musique à la fin XVIIIe, pour qualifier un opéra en fonction du sujet (historique, notamment médiéval), en fonction des personnages ou de la musique. En Europe du nord,, on opposait l' »antique », d’inspiration méditerranéenne, au  « romantique » quand le sujet ou les thématiques musicales provenaient des traditions populaires nordiques. Hoffmann ajoutait l’inspiration spirituelle en rapport avec l’idéalisme dont étaient pourvus selon lui Haydn, Mozart et surtout, Beethoven. L’ « Opéra romantique » de Spohr à Wagner est nourri d’imaginaire gothique, de « germanité » et de fantastique très en vogue aau début du XIXe siècle.

A ces signes distinctifs, en France, on ajoute le pittoresque, les références historiques ou géographiques (chevaliers de Tancrède, couleur locale la Dame du Lac). Sur le plan esthétique, la musique « romantique » en France, est dotée d’une liberté formelle (« l’inspiration libre » de Berlioz) conformément aux paroles de V. Hugo : « l’art n’a que faire des menottes, de lisières et de bâillons, il dit à l’homme de génie, va, et le lâche dans ce grand jardin de poésie où il n’y a pas fruit défendu ». Mais le terme n’a pas un sens arrêté avant le milieu du XIXe siècle. Mozart, par exemple, est considéré comme « romantique » au même titre que Beethoven tout simplement car ils appartiennent tous les deux au monde germanique.

Cette composante nationale, ou de couleur locale, distingue la musique de la première moitié du XIXe de celle du XVIIIe où les musiciens parlaient plus ou moins le même langage autour de trois influences principales : italienne (mélodie, ornementation), française (galanteries, danses), germanique (polyphonie, contre-point, orchestration). Or, au début du XIXe siècle, s’opère un tournant majeur dans l’histoire de la musique : la territorialisation du langage musical qui ne cessera de se développer pour finir en une « Babel stylistique ». Comme pour la peinture (Dürer, Rembrandt),  on établit une généalogie « germanique » de la musique savante remontant à Bach, le père spirituel de la musique germanique, alors que le Lied quant à lui, incarne la tradition orale populaire. Même chose en Russie, en Espagne ou en Hongrie (et ce jusqu’au XXe siècle : Bartok, Kodàly).

Mais, c’est l’art lyrique qui cristallise l’émergence d’un art musical « national » pour ne pas dire nationaliste, en langue vernaculaire et sur des sujets qui exaltent l’histoire et la mythologie nationale. La suprématie italienne s’effondre après Mozart au profit d’un opéra mis au service des Etats-Nations qui voient dans ce genre grandiose, coûteux et prestigieux le moyen d’exalter leur émergence (Risorgimento italien avec Verdi, Wagnérisme), voire leur naissance comme dans le cas de la Belgique. En effet, c’est lors de la représentation de la Muette de Portici de Daniel-Frabçois-Esprit Auber (: futur Directeur du Conservatoire, équivalent d’Ingres dans la musique en France) qui avait connu un immense succès à Paris, avant de provoquer une émeute aboutissant à l’indépendance de la Belgique le 25 juillet 1830.

Comme pour les autres arts, et contrairement à ce que pourrait laisser penser l’essor du sujet collectif (: patriotisme, couleur locale), le romantisme impulse un mouvement d’individuation qui affirme à la fois la singularité de chaque oeuvre (Beethoven est le premier compositeur à renouveler la forme à chaque oeuvre dans ses symphonies) et et celle de l’artiste musicien qui exprime ses sentiments, son moi, à travers la nouveauté mélodique ou orchestrale certes dans quelques oeuvres majeures : Symphonie fantastique de Berlioz, Huguenots de Giacomo Meyerbeer, opéras de Rossini, symphonies de Beethoven, mais aussi, et surtout, sur un mode plus intime, dans des oeuvres pianistiques de Scumann, de Chopin, ou encore par l’exaltation de la virtuosité qui fait du compositeur, de l’interprète une vedette (Paganini, Rossini, Donizetti, la Malibran qui assurent le succès du Théâtre-italien de Paris).

Enfin, le romantisme affirme avec force l’autonomisation de la musique par rapport à la nature, à la signification. Les sons ont un pouvoir d’expression qui leur est propre, la musique devenant ainsi l’expression d’une sensibilité, une « expérience sonore » qui lui donne son sens propre. Ce qui faisait la faiblesse de la musique jusqu’au XVIIIe, c’est à dire son caractère non imitatif, devient sa force pour les romantiques. Détachée du monde réel, elle exprime mieux que tout autre art l’infini, le spirituel, l’expérience métaphysique. Selon Hoffmann, (la musique instrumentale)  « ouvre à l’homme un royaume inconnu, totalement étranger au monde sensible qui nous entoure, et où il se dépuouille de tous les sentiments qu’on peut nommer pour plonger dans « l’ndicible ». Ainsi, la musique devient l’élément central d’un nouveau paradigme esthétique qui transforme le classique ut pictura poesis en moderne ut musica poesis. Les romantiques fondent la musique comme art expérimental en même temps qu’un nouveau rapport qui lie la musique au texte sans l’y subordonner, en lui assignant la mission d’exprimer les forces obscures de la psychè que les mots ne peuvent pas.  Le débat sur musique pure (: quand la musique est sa propre fin en’a aucun appui textuel et suscite une écoute « sacrée » selon Wagner) et musique à programme (: quand elle sert à une évocation de la nature comme dans la Symphonie pastorale de Beethoven). C’est dans son ouvrage Sur le beau musical que Hanslick précise que la musique n’a pas besoin de sens autre que celui nécessaire à son appréhension. La beauté de la musique (vue ici comme un art d’une esthétique absolue, pure) est abstraite et n’exprime rien d’autre qu’elle même. A côté de cette conception pure de la musique, un autre genre musical s’est développé répondant à un programme fondé sur un support textuel,  narratif, dramatique : Roméo et Juliette de Berlioz, Hamlet de Liszt…

2. Otto Runge, Richard Wagner et l’Art total.

Au moment même où la musique devenait un art autonome, voire absolu, Schlegel développe dans Athenaeum une théorie selon laquelle il existerai une essence universelle de tous les arts qui inspira des expériences originales de fusion des arts notamment chez Philipp Otto Runge : voir une présentation intéressante du projet de Runge pour les Heures du jour ici : http://www.moncelon.com/runge4.htm

Runge était certainement le plus romantique des artistes allemands au tournant du XVIIIe au XIXe siècle. Refusé à l’Académie, et parallèlement à son travail de peintre, il se consacrait à la lecture et à la réflexion. Il a élaboré une Sphère des couleurs inspirée des théories de Goethe comme une sorte de manuel pour peintres.

Lire articles Runge et Couleur de Pierrre Wat :

https://picasaweb.google.com/emmanuel.noussis/DictionnaireRomantisme?authuser=0&feat=directlink

Présentation synthétique du Système des couleurs de Runge ici :

http://www.colorsystem.com/?page_id=771&lang=fr 

https://picasaweb.google.com/lh/photo/3Cn7FcslIbU2v6qLOjzaLtMTjNZETYmyPJy0liipFm0?feat=directlink

Dans cette entreprise, il s’agit d’opérer une sorte de synthèse entre art, science et nature en abordant la couleur à la fois par sa composante matérielle (étude scientifique, pratique de la peinture) et par ses implications spirituelles, symboliques et mystiques ce qui rompt complètement avec le débat traditionnel entre poussinistes (primauté intellectuelles du dessin) et rubénistes (primauté du coloris)

 Oeuvres de Philipp Otto Runge sur bildendex : avec le mot « Zeiten » on accède aux quatre dessins  – projets pour les Heures du jour.

http://www.bildindex.de/#|home

Il s’agissait d’imaginer un cycle où se feraient écho la peinture, la musique et l’architecture pour donner une vision globale de la vie de l’homme et du mouvement de l’univers.

Runge est l’exemple type de l’artiste romantique allemand. Nourri de lectures et en particulier du Voyage de Franz Sternbald de Tieck ainsi que de Homère, Herder, Schelling, Goethe, Novalis…il est persuadé que l’artiste a une mission sacrée à accomplir.

Mais selon Schelling dans sa Philosophie de l’art, il n’y avait que l’art lyrique qui pourrait atteindre un tel objectif (à l’image du drame antique auquel étaient associés la musique et le chant)mais à condition de se débarrasser  de l’hégémonie italienne et du bel canto. Le grand opéra français fondé par La Muette Portici de Auber (1828) et  par Robert et le diable de Meyerbeer (1831) par la subtilité de l’intrigue et de l’action, par  l’utilisation de choeurs en mouvement et de grandes scénographies spectaculaires (parades militaires, cérémonies religieuses, incendies, éruptions volcaniques, tempêtes) crée de sortes de tableaux successifs qui relèvent du spectacle total.

Sur la révolution scénographique de la fin du XVIIIe, penser à l’Eidophusicon, l’invention de Philippe Jacques de Loutherbourg.

Ici une reconstitution moderne (Australie) de l’effet produit par ce procédé dans le cas d’un naufrage :

http://vimeo.com/32698316

Une gravure de Philip James, 1782 (British Museum), montrant une séance de l’Eidophusicon :

Ce spectacle inventé par PJ de Loutherbourg dans lequel effets scénographiques étaient créés sur une scène de théâtre à petite échelle, a été exposé pour la première fois à Londres en 1781 avec un succès populaire immédiat (plus de 100 spectateurs payants étaient présents dans la salle ). La scène dans laquelle le spectacle a été réalisé était d’environ 2 m de large, 1m de haut et 3 m de profondeur, et les effets étaient produits au moyen de feux, de tissus, de verres colorés, et de fumées avec accompagnement musical par un clavecin. Parmi les scènes présentées on avait des vues de Londres et d’autres villes, une tempête sur mer (navire et figures bougeaient grâce à un système de biellettes et de poulies), ainsi que «Satan réunissant ses troupes sur les rives du Lac de Feu », avec une représentation du Palais de Pandemonion, de Milton. Gainsborough et Reynolds ont été parmi les artistes présents les plus impressionnés par le Eidophusikon. Loutherbourg a présenté ce type de spectacle pendant plusieurs saisons avant de le vendre à un assistant, qui a entrepris une tournée provinciale.

Wagner, marqué par les théories romantiques allemandes et par le grand opéra français, élabore une théorie de l’oeuvre d’art totale (gesamtkunstwerk) en s’en prenant violemment à l’opéra, spectacle futile qui disperse l’attention du public à l’image de l’atomisation de la société et de la parcellisation de l’art, à la danse : divertissement mondain superficiel et lascif, à la poésie elle même « objet de plaisirs littéraires ». Seule la fusion de ces arts pourrait selon lui faire renaître l’esprit de la tragédie grecque aussi bien dans sa vocation politique et civique que dans sa vocation esthétique (unon de la poésie, de la musique et de la danse. On connaît sa métaphore sexuelle : de la fécondation de la musique par le poème naîtrait le drame. C’est à Bayreuth qu’il donnera vie à son projet grâce à des mises en scène grandioses de « théâtre total » de la Tétralogie à Parsifal.

Emissions de France Culture récentes sur Wagner :

Wagner et l’esthétique du darme musical :

http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-philosopher-avec-wagner-44-l’esthetique-du-drame-mu

L’aventure de Bayreuth :

http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-philosopher-avec-wagner-24-l-aventure-bayreuth-2013

L’union des arts s’incarne dans la personne de l’artiste de préférence polyvalent : compositeur, poète, metteur en scène, chef d’orchestre et théoricien. Cette ambition philosophique totalisante pour l’art pose aussi la question de la place de la musique : est-elle le médium par lequel se révèle l’absolu ? Est-elle par excellence l’art total comme on l’a dit de la Neuvième symphonie de Beethoven, sorte d’histoire de l’humanité se terminant par l’hymne à la joie, hymne à la fraternité universelle ? Mais Goethe exprimait déjà avec son Faust l’ambition d’avoir écrit un drame de la rédemption entre profane et sacré, passé et présent, « l’univers entier entre sonner et résonner ».

Pierre Wat dans son article « Gesamtkunstwerk » dans le Dictionnaire, définit l’ambition romantique pour l’art exprimée par C.D. Friedrich dans la phrase « il se peut que l’art soit un jeu, mais c’est un jeu sérieux ». Opposés sur le plan rationnel, jeu et sérieux fusionnent dans le romantisme associés dans la visée mystique de l’art, celle de l’union du monde fini et de son fondement infini. L’autre composante de la conception romantique de l’art, est de centrer la théorie sur la démarche de l’artiste et sur la perception avant de considérer l’oeuvre elle même. Le mot Erlebnis qui désigne l’expérience vécue par le sujet – individu qu’il soit artiste ou spectateur. L’oeuvre d’art totale ne peut être comprise que dans cette conception de l’art, et ce sont les peintres allemands comme Runge et Friedrich qui l’ont inventée.

C.D. Friedrich exécute pour le Conseiller d’Etat Shukowski quatre images sur papier transparent, tendues sur châssis et qui devaient être présentées dans une pièce plongée dans l’obscurité à l’aide d’une boîte où se trouvait une lampe. Une musique devait accompagner la présentation des images pour que l’ouïe soit aussi sollicité que la vue.

Le projet de Philipp Otto Runge pour les Heures du jour était encore plus ambitieux puisqu’il s’agissait d’une « symphonie » : quatre tableaux pour les quatre moments de la journée exprimées par des variations chromatiques auxquels devaient répondre une musique composée par Ludwig Berger, des poèmes de Ludwig Tieck le tout situé dans un lieu dont l’architecture aurait également été conçue à cette intention de fusion des arts. La musique joue ici un rôle prépondérant car elle est une pratique artistique qui passe par l e « jeu », mais aussi un art dans lequel la contradiction entre monde matériel et monde spirituel disparaît.

L’oeuvre d’art totale, même si elle est au stade du projet, trouve ici son accomplissement, son unité absolue à travers à la fois la fusion des genres et l’union des arts. L’art total n’est possible que s’il imite la nature totale (matérielle -> les sens, et spirituelle -> la notion d’infini, de sacré). Ainsi, de l’ut pictural poesis on est passé à l’ut musica poesis avant de finir par l’ut musica pictura. Le romantisme se construit ici par l’effacement des frontières entre les arts, et in fine, par l’effacement de la frontière entre oeuvre et artiste, comme entre oeuvre et spectateur. Car ce dernier est pris dans la diversité des sensations que le procure l’art total à la fois et dans l’unité de son humanité composée de ses sens (synesthésie) et se sa psychè.

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