L’art abstrait, introduction.

L’art abstrait, introduction.

 

I. Mythes fondateurs, débats et définitions de l’art abstrait.

 « […] Je vivais déjà à Munich, je fus ravi un jour par une vue tout à fait inattendue dans mon atelier. C’était l’heure du jour déclinant. Après avoir travaillé sur une étude, je venais de rentrer chez moi avec ma boîte de peinture […] lorsque j’aperçus un tableau d’une indescriptible beauté baignée de couleurs intérieures. Je commençais par me renfrogner, puis me dirigeai droit sur cette œuvre énigmatique dans laquelle je ne voyais rien d’autre que les formes et des couleurs dont le sens me restait incompréhensible. Je trouvais instantanément la clef de l’énigme : c’était un de mes tableaux posé de côté contre le mur. Le jour suivant, je voulus reproduire l’impression à la lumière du jour. Mais je n’y parvins qu’à demi : même de côté, je reconnaissais sans cesse les objets, et il y manquait le subtil glacis du crépuscule. Je savais à présent très exactement que l’objet était nuisible à mes tableaux. »(Vassili Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes : 1912 – 1922.)

Naissance emblématique de l’art abstrait, cette découverte, réelle ou mythique, devient une véritable révélation pour Kandinsky. Car non seulement s’ouvre ainsi la possibilité de disposer formes et couleurs librement, sans les servitudes de la représentation, mais le positionnement de l’artiste constate en plus que la mimésis nuit à la peinture. Ainsi, dès sa naissance l’art abstrait se place comme un progrès, alors que la figuration est considérée comme dépassée. Cette idée d’une supériorité de l’art abstrait comme finalité de l’art s’impose à partir des années ’30 malgré le fait que des artistes majeurs du XXe siècle (Picasso, Matisse, Dali) restent attachés à la représentation de la nature, voire hostiles à l’art abstrait.

Vassili Kandinsky  Sans titre Aquarelle, 1910 ? 1913 ? Mine de plomb, aquarelle et encre de Chine 49,6 x 64,8 cm centre Pompidou.

Avec cette aquarelle, Kandinsky serait passé à l’acte. Sauf que nous avons maintenant que cette aquarelle a été antidatée puisqu’elle ne correspond pas du tout à ce que peignait Kandinsky en 1910. C’est 1912 que sa théorie prendra forme dans on ouvrage Du Spirituel dans l’art. Il est le premier artiste à tenter dans cet une explication et une justification théorique du passage à l’abstraction en montrant les possibilités expressives d’une telle peinture.

– La célèbre anecdote de Kandinsky découvrant l’abstraction a longtemps contribué à définir (à tort) l’art abstrait comme étant dépourvu de sens et apprécié uniquement pour ses lignes et ses couleurs, c’est à dire pour sa beauté plastique. Le plastique l’emportait ainsi sur le figuratif dans une sorte de marche inéluctable vers la modernité absolue.  Denys Riout, dans Qu’est-ce que l’art moderne ? , interroge l’expression ambigüe d' »avant-garde » (terme politique désignant le parti de type léniniste, c’est à d. une élite éclairée guidant le prolétariat vers l’accomplissement de son émancipation révolutionnaire, sorte de fin de l’histoire)  qui a permis d’élaborer le récit historique de l’art moderne.

Mais  l’histoire de l’art abstrait est loin de se limiter à une histoire formelle et téléologique allant du figuratif au non figuratif. G. Roque dans Qu’est-ce que l’art abstrait ? montre sur quelques centaines de pages  qu’il est erroné d’associer l’art abstrait et le non figuratif, l’abstraction et l’absence de signification. Vous l’avez compris, il sera question de définitions nuancées, contradictoires, parfois polémiques, de pionniers en désaccord et de groupements d’artistes aussi contradictoires qu’éphémères, d’enjeux de pouvoir artistique entre écoles.

Définir est indispensable mais cela suppose de trouver un dénominateur commun à des artistes aussi différents que Kandinsky, Kupka, Klee, Hans Hoffmann, Pollock, Rothko, Hartung, Soulages et tant d’autres dont les œuvres et les démarches sont si différentes. 

Juste une comparaison pour rendre compte de cette complexité :

Hans Arp Collage de rectangles place?s selon les lois du hasard 1916-17 collage de papiers de?chire?s MOMA New York.

Même si le « hasard » n’est pas si évident que cela (voir article ici), il est certain que la tendance dadaïste de l’art abstrait s’affirme comme un mouvement de remise en cause radicale de la figuration traditionnelle sans pour autant chercher à exprimer des significations méta-formelles (signifiés métaphysiques, politiques, philosophiques etc.) au point d’être considérée comme peinture ou sculpture « décorative », formaliste.

El Lissitzky, Battez les Blancs avec le coin rouge 1919. Affiche typographique imprimée.

Dans le sillage du père fondateur Malevitch, des constructivistes russes optent pour un art abstrait teinté de symbolisme politique, et ce, dans le contexte de la révolution russe et de la naissance de l’URSS.

De même pour les tendances, les courants (néo-plasticisme, constructivisme, expressionnisme abstrait), les conceptions, les passerelles entre figuratif et non figuratif, entre abstrait et concret, entre objectif et « inobjectif » sont nombreuses d’autant plus que les artistes eux mêmes explicitaient souvent leur démarche (passant pour certains de l’abstrait au réel, du figuratif au non figuratif) et étaient en désaccord sur les définitions possibles. Art abstrait, abstraction, abstractionnisme, figuratif, non figuratif, art inobjectif ou art concret, définir l’art abstrait n’est pas chose aisée comme nous le verrons.

Un exemple cité par G. Roque. L’artiste suisse Peter Stämpfli : réaliste, figuratif, abstrait ?

G. Roque évoque cet artiste à la fin de l’ouvrage mais il me semble intéressant de commencer par lui car sa démarche permet de lancer un certain nombre de questions de définition.

Arrivé à Paris en 1957 à l’âge de 20 ans, il se met à peindre abstrait comme tout le monde mais il s’interroge :

« Je savais en fait que l’abstraction était terminée et que les artistes de ma génération devaient s’orienter vers autre chose (…) (cette phrase explique à elle seule pourquoi on a pu parler de « déclin de l’art abstrait »).  Et ma question était : quelle peut être cette nouvelle peinture qui est en train de naître; comment réintroduire l’objet, la figuration dans une peinture qui était devenue totalement abstraite ?

Il suivra une voie proche du Pop Art américain mais distincte. Il construit d’abord une sorte de dictionnaire pictural des gestes du quotidien mis en évidence par un cadrage serré :

Peter Stämpfli, Machine à laver, 1963, 130 x 154 cm, Huile sur toile. Collection Berardo, Museu de Arte Moderna, Sintra. Portugal.

Très vite, il restreint son univers à un seul objet, la voiture.

Ma voiture, 1963, 126 x 170 cm. Huile sur toile.

L’automobile devient son sujet principal, puis exclusif en représentant des détails (carrosserie, phares…), il se focalise enfin à partir de 1967, sur les roues avant d’en détacher une comme ici dans cet un immense tondo de 2m de diamètres le SS 396 N°2 :

P. Stämpfli, SS 396 n° 2, 1969, 196 cm. Huile sur toile marouflée sur bois.

Il poursuit en détachant finalement le pneu de la voiture et devient selon les critiques « le peintre du pneu ». Sans cesse représenté, avec une grande variété montrant souvent la texture du pneu, son dessin. Il est encore reconnaissable dans les années ’70 par sa forme, sa matière sa texture particulière :

Royal (Présentation avec empreinte à la 7ème biennale de Paris), 1971, 590 x 212 cm, Huile sur toile sur châssis découpé.

Stämpfli se focalise enfin sur la texture du pneu qu’il représente sans cesse dans une grande diversité selon les marques et les modèles (voir p. ex. ici). Par ce processus d’élimination, de sélection, et de grande focale, le pneu se trouve ainsi réduit à des dessins de sillons très décoratifs qu’il multiplie y compris dans des pastels où il réintroduit la couleur. Grâce aux sillons, apparait un jeu de formes planes comme des traces du pneu (voir ici), puis de volumes, des sortes de blocs, qui grâce à la couleur placée dans les intervalles révèlent un univers qu’on peut sans problème qualifier d’abstrait :

145 HR 15, 1977, 101 x 91 cm. Mine de plomb sur papier

Ultra, 1980, 149 x 116 cm. Pastel sur papier

Sans titre n° 3, 2007, 102 x 153 cm, Fusain sur papier.

Imperial, 2006, 56 x 76 cm Pastel sur papier

D’autres exemples ici. (descendez jusqu’aux dernières pages au-delà de 70 pour voir les oeuvres récentes).

Ainsi, Stämpfli, parti de l’idée que l’art abstrait appartenait au passé et qu’il fallait revenir à la figuration, a abouti à l’abstraction géométrique (étrange non ?). Le fait d’ « abstraire» la forme d’un objet rappelle Mondrian (série des pommiers) sauf que l’artiste suisse utilise une démarche très différente.

Il part non pas de la nature mais de l’imagerie du Pop Art et démontre que l’opposition entre figuration (image) et non figuration n’est plus pertinente pour des oeuvres qui brouillent les pistes. Pour un spectateur ignorant sa démarche il est impossible de reconnaître le motif de départ. Il s’agirait plutôt d’oeuvres appartenant à l’abstraction géométrique proches de celles de Jean Dewasne (voir ici). Par ailleurs, Stämpfli joue aussi avec la question de la sémiotique du tableau :« signes iconiques » (peinture figurative), les dessins de pneu deviennent aussi des « signes plastiques » (peinture non figurative) si on les regarde pour eux mêmes. Ce qui ne fait en revanche aucun doute, c’est qu’il s’agit d’une peinture objective puisqu’elle procède par abstractions successives de l’objet. Concernant la définition de l’abstraction, Stämpfli semble appliquer mot par mot la définition du Littré : l’abstraction est « l’opération intellectuelle par laquelle, dans un objet, on isole un caractère pour ne considérer que ce caractère ».

C’est cette sorte d’isolement (terme de G. Roque) qui constitue la principale caractéristique de l’art de Stämpfli. Les premiers objets quotidiens étaient déjà décontextualisés, présentés sur fond blanc ou neutre comme d’ailleurs son propre autoportrait au raglan (1963) ci-dessous. Une simple silhouette noire qui flotte dans un espace indéfini. L’isolement n’est-il pas la caractéristique même de l’artiste dans la société, son anonymat  qui le conduit à l’abstraction par la mise en oeuvre de ce même isolement des figures, puis d’isolement en isolement vers des oeuvres non-figuratives. gestes du quotidien, voiture, détails (phare, carrosserie…), roue puis pneu.

P. Stämpfli, Autoportrait au raglan, 1963. 160 x 117 cm. Huile sur toile.

Si l’on remonte maintenant le temps jusqu’aux pionniers de l’abstraction, on retrouve ce type de cheminement en partant de la figuration et en poussant la schématisation des formes jusqu’à l’abstraire totalement du réel en la réduisant à de simples formes géométriques. C’est ce que fait dans l’exemple ci-dessous un des pionniers de l’art abstrait, le disciple de Mondrian Théo Van Doesburg. Cet exemple est cité dans Cubism & Abstract Art par Alfred Barr, 1er conservateur du MOMA, pour illustrer cette voie indirecte d’accès à l’abstrait (voir son fameux schéma généalogique de l’art abstrait plus loin). Pour lui, le cubisme fut une étape vers l’art abstrait. Voici comment il décrit la démarche de Picasso et Braque qui ont abouti au cubisme.

« …les formes naturelles (…) sont fragmentées dans un dessin semi- abstrait, qui occupe toute la surface de la toile, faite de plans décalés et basculés ; ceci est déjà le cubisme (…) le tableau des Demoiselles est un tableau de transition, un laboratoire, ou mieux un champ de bataille où essais et tentatives livrent combat…» (Alfred Barr : historien d’art américain 1939 sur la naissance du cubisme dans le tableau des Demoiselles)

Theo Van Doesburg Étude, transformation d’une vache par abstraction 1918. D’après A. Barr, cubisme and Abstract Art.

– Plusieurs écueils à éviter et d‘abord sur les origines et la définition même de l’art abstrait.

Il ne s’agit pas de chercher des précurseurs (certains tableaux de peintres du baroque à la touche libre et au style esquissé, ébauché ont pu frôler l’abstraction cf. Rembrandt La fiancée juive) mais plutôt chercher à comprendre les facteurs qui ont permis la naissance de l’art abstrait. En effet, d’où vient l’idée d’un art abstrait ?

Un autre écueil consiste à dire que l’abstraction existe depuis toujours car des formes abstraites existaient depuis toujours y compris dans un passé très lointain. Mais le plus souvent cette tendance était issue d’un processus formel de stylisation allant du réel au signe dont le point de départ était une forme naturelle (le méandre grec par ex.). L’abstraction était un aboutissement, pas un point de départ.

D’autre part, dans des civilisations où la représentation est très encadrée (islam) les signes abstraits étaient pourvus de significations théologiques aujourd’hui méconnues au profit de jugements esthétiques.

Enfin, la tradition ornementale des orfèvres a également utilisé des formes abstraites, géométriques, schématisées (spirale grecque, croix chrétienne)  mais là aussi le processus créatif n’a rien à voir non plus avec l’art abstrait.

L’abstraction est aussi une démarche de l’esprit qui admet depuis longtemps l’existence dans toute oeuvre d’art d’une harmonie secrète, invisible, donc indépendante de ce qui est représenté. C’est le cas p.ex. du « nombre d’or », connu depuis l’Égypte et la Grèce antiques et codifié à la Renaissance, qui exprimait de manière abstraite la perfection, la beauté idéale, au-delà de toute représentation du réel. Cette démarche se rapproche de la première période de l’art abstrait appelée « abstraction géométrique ». L’architecture, art non figuratif  par excellence, fournit ici le modèle principal à l’art abstrait de la première période.

A l’opposé, d’autres motifs abstraits relèvent plus du geste, plus ou moins spontané, ce qui pourrait s’apparente à la démarche de l' »abstract expressionism » après 1945.

Signes peints magdaléniens de la grotte de Niaux, Ariège vers – 12 000 ans.

Ici, le désir de s’exprimer de l’artiste prime sur la recherche d’une beauté par la forme. L’artiste se projette dans son oeuvre ce qui nous rapproche de l’abstraction lyrique ou « informelle ». Cependant, pour Michel Seuphor dans L’art abstrait (éd. Maeght, 1971, Tome 1), ouvrage monumental en quatre volumes publié dans les années ’70 et ’80 et qui reprend dans le premier volume le texte du catalogue de l’exposition à la galerie Maeght en 1948, la filiation avec les « arts primitifs » souvent évoquée n’est pas démontrée. Le non figuratif dans ces cas relève de la magie ou du pur ornemental. Rien de tel chez les pionniers de l’art abstrait.

Mais d’autres auteurs comme George Didi-Huberman (c’est ici), remontent XVe siècle avec Fra Angelico et ses panneaux de marbre en trompe l’oeil placés sous sa fresque de La Madone des ombres (1438 – 1450) :

Corridor est du couvent de San Marco à Florence. Fresque (195 cm × 273 cm) sous laquelle on distingue bien les quatre panneaux de « faux marbres » en trompe l’œil.

En effet, comment définir l’art abstrait en évitant de tels anachronismes ?

Est-ce un phénomène propre au XXe siècle ? Ou est-ce une disposition inhérente à l’esprit humain ? Est-ce le caractère d’oeuvres échappant à la réalité ? La définition varie selon les artistes et les époques. Il faudra s’interroger sur ce que les artistes eux-mêmes appellent abstraction ou art abstrait.

En effet, le premier corpus théorique sur l’abstraction  moderne s’élabore dans les années ’20 et ’30 à partir des réflexions de Worringer (Abstraction et Einfühlung, 1908), sans qu’il y ait un lien direct avec la peinture, c’est le point de départ, comme nous le verrons, de la réflexion théorique et plastique de Kandinsky (voir page consacrée à ce point ici).

Certains lieux communs sont également à éviter :

– Premier écueil souligné par Georges Roque dans Qu’est-ce que l’Art abstrait ? c’est de restreindre la définition de l’art abstrait à la « non figuration », au détachement complet par rapport au réel objectif alors que la définition (et la revendication par les artistes) va au-delà de cette vision trop restrictive. C’est ce que préconise Michel Seuphor dans son monumental ouvrage en quatre volumes, dont deux coécrits avec Michel Ragon, L’art abstrait (éd. Maeght, 1970) (il est scanné sur Picasa 1e partie ici ).

– Ce serait un art coupé de la réalité sociale, les artistes abstraits s’étant retirés pour vivre le face à face avec leur art déconnecté du réel et de la société. Or les luttes entre courants d’avant-garde créent un espace social intéressant à analyser : artistes et critiques de l’art abstrait participent activement aux débats qui ont agité l’art entre les années 1920 et 1960. Parmi ceux-ci, le rapport entre abstraction et réel justement. Autre fait social et politique majeur : l’art abstrait est au cœur du déplacement du centre de gravité de l’art contemporain des années 1945 à 1960 de Paris vers New York (cf. ouvrage intéressant de l’historien de l’art canadien Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne qui montre la manière dont les artistes de l’expressionnisme abstrait, c’est à dire l’avant-garde de l’après 1945, ont été récupérés par l’administration américaine et les classes dominantes au service de la propagande anti-communiste et d’une vision américano – centrée de l’art contemporain, alors que peu de gens étaient vraiment attirés par cette peinture étrange.

– Autre idée reçue : l’abstraction serait un concept philosophique importé dans l’art. Or, loin d’être seulement philosophique le terme est employé de manière concrète dans les ateliers ou dans la correspondance entre artistes, et ce, dès la fin du XIXe siècle (Gauguin, Van Gogh). Le premier grand débat entre critiques autour de l’abstraction avait eu lieu avant les premières oeuvres abstraites à propos du fauvisme qualifié d’art abstrait car trop théorique.

Finalement, quel est le sens de l’art abstrait ? Le fait que ligne et couleur (ces « abstractions » selon Baudelaire) peuvent-elles valoir pour elles mêmes ? Les mieux placés sont les artistes eux-mêmes : qu’est-ce que les pionniers entendaient par « art abstrait » et comment la définition a-t-elle évolué dans le temps ?

L’art abstrait était considéré comme une forme de  langage à la manière de la musique et de la poésie (Kandinsky, Kupka). 

Vassili Kandinsky  Sans titre Aquarelle, 1910 ? 1913 ? Mine de plomb, aquarelle et encre de Chine 49,6 x 64,8 cm centre Pompidou.

A l’antique ut pictura poesis se substitue le ut pictura musica. En effet, ce qui a fasciné les pionniers (notamment Kandinsky et Kupka) était la capacité de la poésie à opérer un glissement de la fonction dénotative à la fonction émotionnelle, expressive. La peinture, au même titre que la langue avec les lettres et les mots, devient ainsi un réservoir infini de possibilités. Si le langage poétique se sert des mots pour créer un langage « pur », la peinture aussi se sert de ses moyens privilégiés, la ligne et la couleur, non plus pour servir à la dénotation des objets mais pour exprimer et pour susciter des émotions.

Il faudra voir comment s’est constituée une grammaire du langage pictural abstrait jusqu’à l’ouvrage canonique de Kandinsky, Point et ligne sur plan (1926) et quel rapport s’est mis en place entre le signifiant (ligne, couleur) et signifié (émotions, symboles, sentiments, pensée ou style propre de l’artiste) ?

Deux autres pionniers ont tenté de définir l’art abstrait en suivant des directions opposées. Mondrian est resté attaché à la nature alors que Malevitch rejetait radicalement toute référence au monde objectif.

Piet Mondrian vers 1910.

Mondrian a questionné le rapport entre abstraction et nature dans un « trialogue » publié pour la première fois en néerlandais en treize suites dans la revue De Stijl entre 1919 et 1920 sous le titre : Conversation entre un amateur de peinture (Y), un peintre naturaliste (X) et un peintre « abstrait-réaliste » (Z) au cours d’une promenade qui partant de la campagne, aboutit dans la ville à l’atelier du peintre abstrait réaliste (ouvrage au CDI).

Extrait  du Dialogue sur la nouvelle plastique, 1919 :
A: le chanteur
B: le peintre

A: J’admire vos premières œuvres. Elles me touchent profondément, et c’est pourquoi je voudrais que vous m’expliquiez votre nouvelle façon de peindre. J’avoue que ces petits rectangles ne me disent rien ; quel est votre but ?
B: Ma peinture d’aujourd’hui n’a pas d’autre but que ma peinture d’hier ; l’une et l’autre ont le même, mais ce but apparaît plus clairement dans mes dernières œuvres.
A: Et quel est ce but ?
B: Exprimer plastiquement, par l’opposition des couleurs et des lignes, des rapports.
A: Pourtant vos œuvres antérieures représentaient bien la nature !
B: Je m’exprimais par le moyen de la nature. Si vous suivez l’évolution de mon œuvre, vous constaterez que j’abandonne progressivement l’apparence naturelle des choses et que je mets de plus en plus l’accent sur l’expression plastique des rapports.
A: Mais pourquoi ? Estimez-vous que l’apparence naturelle nuit à cette expression des rapports ?
B: Vous m’accorderez que si deux mots sont chantés avec la même force, avec le même accent, chaque mot affaiblit l’autre. On ne peut rendre avec la même force à la fois l’apparence naturelle, telle que nous la voyons, et les rapports. La forme, la couleur et la ligne naturelles voilent les rapports ; pour qu’il y ait expression plastique déterminée, ces rapports ne doivent pas s’exprimer que par la couleur et la ligne en tant que telles. Dans la nature capricieuse, courbe et corporalité des choses affaiblissent couleur et ligne. Et c’est pour donner toute leur force à ces instruments de la peinture que dans mes œuvres précédentes je laissais déjà s’exprimer davantage par elles-mêmes la couleur et la ligne.
A: Mais comment la couleur et la ligne en tant que telles, donc sans la forme que nous observons dans la nature, pourraient-elles représenter une chose de façon déterminée ?
B: L’expression plastique de la couleur et de la ligne signifie: la représentation d’une opposition par la couleur et la ligne, opposition qui exprime des rapports. Ce sont ces rapports que j’ai toujours exprimés, et que d’ailleurs toute peinture tend à exprimer […].

Il est un des artistes majeurs de la première abstraction qui resteront attachés à l’observation de la nature. Pour lui il n’y a pas d’art, même abstrait, sans ancrage à la nature. Cependant,  l’art « abstrait – réel » part du réel visible pour s’en abstraire en recherchant à « exprimer des rapports » purement plastiques entre couleurs, lignes pour atteindre une intensité impossible à obtenir dans la nature dont l’apparence les « voile » justement.

Il s’agit d’utiliser l’abstraction pour s’élever au-dessus des contingences du monde extérieur. L’attachement à la nature de Mondrian n’a rien à voir avec un quelconque naturalisme. Il s’agit d’un point de départ du processus qui mène à l’abstraction, c’est à dire à la purification de l’art de toute référence au particulier, au contingent, c’est à dire l’effacement de toute référence « aux formes et aux couleurs naturelles ». Le « beau idéal » ainsi obtenu relèvera au contraire de l’universel, et cet universel passe par la « ligne droite » et par la « couleur primaire ».

Mondrian prolongera ses recherches plastiques en les étendant à l’espace (mobilier + architecture) comme le montrent les projets pour la maison de la collectionneuse et mécène allemande Ida Bienert à Dresde :

Piet Mondrian, Dessin pour la bibliothe?que-cabinet de travail d’Ida Bienert Dresde, Gouache et crayon sur papier, 1926.

Il s’agit de libérer couleurs et lignes de l’emprise de la forme fermée de l’objet qui l’isole du tout en les appréhendant en termes de position et de rapport (verticalité – horizontalité, plans, couleurs). L’abstraction permet ainsi de réaliser cette unité dynamique entre le tout et la partie (le tout est fait de parties et chaque partie constitue en même temps un tout). Dans cet équilibre mouvant, « Dans cette variété de relations une seule est inchangeable : c’est la position d’angle droit et c’est en elle que, plastiquement, nous avons notre ferme appui ».

Le néoplasticisme de Mondrian consistait à rechercher une transcendance cosmique, un nouvel universel artistique fondé sur l’émotion du beau qui ne doit rien à la nature (ligne droite et couleurs primaires incarnant cette pureté contraires à la « particularisation de la forme et de la couleur naturelles »). Pour Mondrian, le néoplasticisme était une nouvelle plastique « abstraite et réelle à la fois » car elle se situe entre l’abstrait absolu et le réel concret naturel. Pour lui, l’art abstrait était même plus concret que l’imitation puisqu’il ne consistait pas à abstraire le réel.

Les apports de l’avant-garde russe.

Kasimir Malevitch Autoportrait (1908 ou 1910-1911), gouache sur papier, 27x27cm, Galerie Tretiakov, Moscou.

Kasimir Malevitch (1879 – 1935) affirme avec force la fin du naturalisme et revendique un art débarrassé des références à l’apparence du monde extérieur, à l’objet. Dans un entretien des années ’20 il raconte :

« Lorsque, en 1913, dans ma tentative désespérée de délivrer l’art du poids inutile de l’objet, je cherchais refuge dans la forme du carré et exposai un tableau qui ne représentait pas autre chose qu’un carré noir sur un fond blanc, la critique se lamenta et, avec elle le public : «Tout ce que nous avons aimé a été perdu : nous sommes dans un désert, devant nous se trouve un carré noir sur fond blanc !»
Le carré parfait semblait à la critique et au public incompréhensible et dangereux…on ne devait pas s’attendre à autre chose. La montée au sommet de l’art non figuratif est pénible et pleine de tourment…mais quand même satisfaisante. (…) Par suprématisme j’entends la suprématie de la pure sensibilité dans l’art.  Du point de vue des suprématistes, les apparences extérieures de la nature ne représentent aucun intérêt ; essentielle est la sensibilité elle-même, indépendamment de l’entourage dans lequel elle a pris vie (…). La représentation d’un objet (c’est à dire l’objet en tant que raison d’être de la représentation) est quelque chose qui, en soi, n’a rien à voir avec l’art. Toutefois l’utilisation de l’objet dans une œuvre d’art n’exclut pas la haute valeur artistique de cette œuvre. Pour le suprématisme cependant, le moyen d’expression sera toujours le donné qui permet à la sensibilité de s’exprimer comme telle et pleinement, et qui ignore habituellement la représentation. L’objet en soi ne signifie rien pour lui.« 

Cité par Alfred Barr, Malevitch disait à propos de ce tableau « Ce n’était pas un simple carré vide que j’avais exposé, mais plutôt l’expérience de l’absence d’objet ».  Cette absence n’est pas symbolisée. Elle est là, signifiée par le tableau qui crée une ontologie de l’absence, du manque. Malevitch, en héritier de C.D. Friedrich, peint-il ici le rien ? Carré noir sur fond blanc met au centre du champ de vision ce qui est invisible, l’absence d’objet comme s’il voulait montrer à quoi ressembler ce que le Saint Jean Baptiste montre de son doigt orienté vers le ciel. Un absolu, non pas celui de Dieu, mais celui de l’art (débarrassé de la représentation des objets réels) dont il s’agit de faire appréhender l’essence même. Dans l’art abstrait à tendance « spirituelle » ou conceptuelle, l’oeuvre sensible n’est qu’une étape dans l’ascension intellectuelle vers les essences qu’elles soient en rapport avec le vide (Reinhardt) ou avec le sublime (Newman, Rothko, Clyfford Still).

Après 1945 le centre de gravité de l’art se déplace de Paris à New York.

L’art abstrait acquiert une place prépondérante même s’il ne fait pas l’unanimité. C’est l’époque de l’abstraction géométrique qui finit par sombrer dans un nouvel académisme en même temps que la définition de l’art abstrait se radicalise comme avec le critique et défenseur de l’abstraction géométrique Léon Degand dans les années ’50 :

« La peinture abstraite est celle qui ne représente pas les apparences visibles du monde extérieur, et qui n’est déterminée, ni dans ses fins, ni dans ses moyens, ni dans son esprit, par cette représentation. Ce qui caractérise donc, au départ, la peinture abstraite, c’est l’absence de la caractéristique fondamentale de la peinture figurative, l’absence de rapport de transposition, à un degré quelconque, entre les apparences visibles du monde extérieur et l’expression picturale (…) Est abstraite toute oeuvre qui ne témoigne d’aucune imitation, aussi tenue soit-elle, à l’égard d’un objet emprunté à la réalité du monde visible (…) L’oeuvre n’est complètement abstraite que si l’artiste est parti de données purement formelles ».»

Léon Degand, Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction, 1956

Cette définition exclut les artistes qui sont arrivés à la non-figuration par « l’abstraction progressive des formes de la nature ». C’est dans les années ’50 seulement que la non-figuration se confond avec l’art abstrait dans le sens non-objectif.

Dans le même esprit, le critique d’art, partisan inconditionnel de l’art abstrait dans les années 50 – 70, Michel Seuphor (un des plus grands défenseurs de l’abstraction dans la 2e moitié du XXe siècle), dans son catalogue de l’exposition Les premiers maîtres de l’art abstrait en 1948-49 à la Galerie Maeght, avance la définition suivante :

 » Une fois pour toutes : j’appelle, ici, art abstrait tout art qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée, que cette réalité soit ou ne soit pas le point de départ de l’artiste. Tout art que l’on doit juger légitimement, du seul point de vue de l’harmonie, de la composition, de l’ordre – ou de la disharmonie, de la contre-composition, du désordre délibérés – est abstrait. »

Georges Roque se montre critique vis à vis de ces définitions qui excluaient le processus d’abstraction à partir de la réalité observable (cf. p. ex. les Pommiers de Mondrian). Tournées davantage vers l’abstraction géométrique, ces définitions s’opposent à celle des partisans de l’abstraction dite « lyrique », proche de l’expressionnisme, dont le maître à penser et artiste abstrait majeur était Kandinsky.

Des positions moins tranchées : Charles Estienne.

Le critique Charles Estienne (lire G. Roque, op. cité pp. 217 – 226) pose la question de l’oeuvre abstraite dans L’art abstrait est-il un académisme ?

« C’est une oeuvre qui ne représente rien du monde extérieur, mais tout – si possible – du monde intérieur de l’artiste (…) Ainsi Picasso n’est pas abstrait, ni à sa suite Tal-Coat, Pignon, Fougeron etc. Car dans leurs oeuvres, on reconnaît toujours la figure humaine, si déformée (ou maltraitée) soit-elle. De même Braque Matisse, ou Picasso lui-même encore, ne sont pas abstraits, car pour s’être avancés parfois assez loin sur la voie de l’abstraction (…), ils n’en sont tout de même pas arrivés à faire le pas ou le saut décisifs, à supprimer le modèle extérieur, à composer enfin des tableaux sans aucune référence naturaliste ».

Cependant, pour Charles Estienne, il n’est pas question de rompre tout lien entre monde extérieur et monde intérieur car on risquerait de rétrécir le monde de l’artiste à son propre moi coupé de la nature. « Kandinsky a peint des tableaux où il est possible – et en un sens légitime – de reconnaître des éléments ou une certaine atmosphère ayant appartenu, à un moment donné de leur existence, au monde extérieur. » Il cite p. ex. la sorte de « poulpe mystérieux » qu’on pourrait reconnaître dans la partie supérieure gauche du dernier  tableau de Kandinsky :

V. Kandinsky Élan tempéré, 1944, huile sur carton, 42 x 58 cm, MNAM Paris Centre Pompidou

De plus, avec le surréalisme, la  question du rapport entre « monde intérieur » et aspects plastiques avait dès les années ’30 favorisé une définition moins tranchée de l’art abstrait. En effet, comment distinguer les artistes surréalistes  des artistes abstraits dans la mesure où les deux ne cherchent pas la source de l’oeuvre dans le monde extérieur ? A. Breton n’avait-il pas loué dans les années ’30, les formes pures de son art, sa capacité à « nous faire retrouver dans la nature une simple image de nous même » exprimant ainsi l’importance du lien entre monde extérieur et intérieur plus que leur opposition radicale comme le voulaient les tenants d’une définition radicale de l’abstraction ?

Plus qu’une opposition entre figuration et abstraction, C. Estienne préférait prôner « cette libération des formes vidées de leur contenu naturaliste, sorties de leur lourde gangue, et qui en acquièrent un pouvoir plastique et magique décuplé ». Ce principe en opposition avec l’abstraction géométrique, guidera l’exposition qu’il organise dans la galerie surréaliste L’Étoile scellée en 1953 consacrée à quatre « hérétiques » abstraits ou semi-figuratifs : Degottex, Duvvilier, Marcelle Loubchansky et Messagier.

C’est pourquoi, de nouveaux courants tentent de répondre qu’ils soient abstraits ou en créant de nouveaux rapports à la nature et à la figuration. Plusieurs refusent d’être catalogués comme abstraits et ont cherché d’autres termes pour qualifier leur travail. Une sémiotique de l »art abstrait est mise en avant : c’est un art de « signes ». Signes d’une réalité absente, d’une émotion, du langage personnel de chaque artiste, etc.

La nécessité de délimiter le concept.

Les questions de définition sont au cœur de notre réflexion : Abstraction ou art abstrait, abstractionnisme, art concret… ou art abstrait , non figuration ou art « non objectif » ?

Termes ? interchangeables et dont le sens a évolué avec l’histoire de l’art abstrait. Des débats acharnés, des définitions allant dans des sens opposés ont été portés par des artistes et des théoriciens. Une des erreurs : plaquer une définition valable à un moment donné à d’autres périodes où elle n’est plus pertinente. On a souvent par exemple prêté des idées qui n’ont émergé que plus tardivement.

On peut cependant distinguer quelques notions :

– La périphrase « ce qui a été abstrait », c’est à dire l’idée d’un processus aboutissant à l’abstraction comme celui que Mondrian a appliqué au motif de l’arbre en 1913 (voir ici). On dira en anglais que le motif « is abstracted » ou « abstrahiert » en allemand.

Non objectif : désigne une oeuvre qui ne fait plus aucune référence à la nature ou à la réalité extérieure. Elle se limite à son organisation interne par des lignes, des couleurs, des volumes et des plans.

– Non figuratif :  catégorie plus plus large qui englobe les précédentes, sans préciser s’il s’agit d’un processus d’abstraction ou pas. (terme employé dès les années ’30 mais dont le sens fur modifié par la suite.

– Art abstrait. G. Roque  qualifie l’expression de « générique » car ayant qualifié selon les époques des oeuvres très différentes y compris cubistes alors que Picasso a fermement refusé toute idée d’abstraction la trouvant totalement absurde.

Les artistes ont très vite soulevé la difficulté de définir l’art « abstrait ». Si ce mot veut dire dépouiller, simplifier, épurer la richesse du réel, alors toute peinture est abstraite. Matisse déclarait « il n’y a pas un art abstrait. Tout art est abstrait en soi quand il est l’expression essentielle dépouillée de toute anecdote ».

Dans sa conclusion, G.Roque critique les définitions simplistes notamment celle qui limite l’art abstrait à l’éloignement du réel au profit de préoccupations purement plastiques.

En effet, retirer la référence au réel objectif (le signifié) ne signifie pas que l’art abstrait se limite à un formalisme qui mettrait uniquement l’accent sur les matériaux plastiques (le signifiant) en négligeant la dimension du sens et par là même le sujet. C’est le cas de Clément Greenberg qui déclare « La peinture ou la statue s’épuise elle même dans la sensation visuelle qu’elle procure. Il n’y a rien à identifier, à associer ou à réfléchir, mais à tout sentir (… »les qualités plastiques ou abstraites de l’oeuvre d’art sont les seules qui comptent ».

En prenant cette affirmation datée des années ’40 à la lettre, les pionniers de l’art abstrait en seraient éjectés ! Cette approche réduit la présence d’éléments plastiques à un rôle de « signifiant iconique ». En l’absence d’objet et de figure, toute signification disparaît. On se rabat ainsi à des considérations purement formelles, optiques.

C’est dans ce vide « formaliste » que « s’est engouffrée » selon Roque la conception « absolutiste » de l’art abstrait, celle des tenants du spiritualisme et de la théosophie qui auraient joué un rôle essentiel dans l’émergence et l’affirmation de l’art abstrait. (cf. ExpositioncThe Spititual in Art, Abstract painting 1890-1985 à Los Angeles dont le catalogue est signé Maurice Tuchman et altri voir CR ici)

 Affiche de l’exposition de Los Angeles.

Selon la thèse de cette exposition, dès les années 1890, diverses formes de spiritualité ont influencé des artistes et inspiré la transition de l’art figuratif vers l’abstraction. Philosophies mystiques et spéculatives puisant dans les deux cultures orientale et occidentale, ainsi que d’autres idées utopiques, ont été au cœur du travail de pionnier de Paul Gauguin, Vassili Kandinsky, Piet Mondrian, Georgia OKeeffe, Jackson Pollock ou Joseph Beuys.

Ces interprétations réduisent l’artiste à une seule dimension en négligeant les autres. Elles donnent au signifiant seul la valeur du signe et négligent donc les signifiants plastiques.

Dans les deux cas, les approches mettent en avant la « purification des formes » les uns en les libérant de tout ce qui est étranger aux moyens propres de la peinture afin de l’approcher ainsi de son essence, les autres en  dématérialisant les formes, pour mieux atteindre, le spirituel, l’essence même des idées.

II. Une histoire de l’art abstrait ?

Deux thèses s’affrontent quant au rapport de l’art abstrait au passé : rupture radicale ou continuité ? L’anecdote de Kandinsky semble pencher du côté de la continuité : le tableau à sujet serait devenu abstrait et  ceci est confirmé par la classification de Kandinsky : Impressions, Improvisations, Compositions). G. Roque, en cherchant dans les discours tenus par les artistes, montre que l’abstraction précède l’art abstrait (cf. écrits de Gauguin ou de Van Gogh (notion de forme abstraite ou de couleur abstraite). Mais il est infondé de rechercher toute filiation avec des formes primitives ou religieuses de l’abstraction.

Écrire une histoire de l’art abstrait entre les pionniers des années 1910 – 1920 et le « déclin » supposé de l’art abstrait à partir des années ’60 – ’70 quand le Pop Art aux États-Unis et le Nouveau Réalisme en France viennent contester la prééminence du non figuratif établie dans l’immédiat après-guerre. L’art abstrait apparaît et se développe en effet à la charnière de l’art moderne (les pionniers étaient des modernes : Matisse, Picasso, Léger, Klee) et de l’art contemporain (terme qui apparaît dans les années ’80, en fait l’émergence des « arts plastiques » et l’envoi de l’art abstrait et de ses tendances dans les chapitres de l’Histoire de l’art du XXe siècle. cf. Hélène Trespeuch La crise de l’art abstrait ? lire CR ici) mais il cohabite avec des courants différents et surtout il se décline dès sa naissance en plusieurs tendances qu’il s’agira d’étudier.

Entre ces deux bornes chronologiques : 1910 – 1970, l’art abstrait a longtemps été le « mal aimé » contesté à la fois par les tenants de la tradition et par les surréalistes, les grands rivaux des années ’30, voire par le partisans de Picasso en France érigé par les communistes au rang de plus grand artiste du XXe siècle et qui comme on le sait rejetait toute idée d’abstraction :

« Il n’y a pas d’art abstrait explique-t-il. Il faut toujours commencer par quelque chose. On peut ensuite enlever toute apparence de réalité, il n’y a plus de danger, car l’idée de l’objet a laissé une empreinte ineffaçable » confie-t-il à Christian Zervos (l’auteur de son catalogue raisonné) en 1936. (Sur ce sujet lire l’article ici).

Les pionniers de l’art abstrait eux mêmes (Delaunay, Kandinsky) ont pris leurs distances avec les groupes d’artistes abstraits aussi nombreux qu’éphémères qui se multiplient dans les années ’30 (comme Abstraction Création). Dans les années ’40, les artistes abstraits tentent d’institutionnaliser et de normaliser leur art en créant le Salon des Réalités Nouvelles.

L’association du Salon des Réalités Nouvelles avait pour objet l’organisation en France et à l’étranger d’expositions d’oeuvres d’art communément appelé : art concret, art non-figuratif, art abstrait, art non – objectif, c’est à dire un art totalement dégagé de la vision directe et de l’interprétation de la nature (: « art non – figuratif « est le terme qui s’impose après 1945 sous l’influence du critique américain Clément Greenberg comme étant la définition la plus achevée de l’art abstrait ).

Dans ce contexte difficile, comment alors expliquer l’engouement, voire la domination qu’exercera l’art abstrait, notamment américain, dans l’art occidental à partir de 1945 – 50 grâce notamment à l’« Action painting » et au « color-field painting » ?

Il sera intéressant d’étudier, au même titre que l’histoire, la « géographie » de l’art abstrait en montrant l’émulation entre New York et Paris pour la prééminence dans l’art contemporain mais aussi l’émergence d’écoles nationales (italienne, anglaise, pays latino-américains, européens, asiatiques notamment le Japon avec le groupe Gutaï voir ici)

Jackson Pollock One, Number 31, 1950 huile et e?mail sur toile 270×530 cm MOMA

A partir des années ’60, on assiste cependant au retour de l’image figurative, du signifiant iconique (à opposer au signifiant plastique). Mais il faut se garder de toute opposition schématique : figuratif – non figuratif. De nombreux artistes ont su rapprocher les deux démarches et qui se mêle parfois avec l’abstraction.

Certains  ont persévéré dans la voie de l’expressionnisme abstrait alors que  d’autres se sont contentés de la vérité des matériaux (comme le groupe français Supports/surfaces) d’autres se sont tournés enfin vers « l’informel » ou le « minimal » tout en restant plus ou moins dans le sillage de l’abstraction. Mouvement BMPT : Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier, Niele Toroni, mouvement Support(s)-surface(s) (Louis Cane, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, Claude Viallat…) mais également par les conceptuels et minimalistes américains (Sol Le Witt, Frank Stella, Donald Jud, Dan Flavin).

Naissance ?

Même s’il ne faut pas restreindre sa définition, l’art abstrait est la grande nouveauté artistique du XXe siècle. Dans la peinture comme dans la sculpture l’artiste n’utilise plus les formes pour représenter mais uniquement pour exprimer, signifier. C’est au regardeur de saisir le sens qui ne s’impose pas aussi facilement que l’objet.

L’art abstrait naît donc avec le XXe siècle, il faudra bien sûr s’interroger sur ses origines et son apparition : c’est le chapitre des pionniers, des débats, des premières tentatives de clarification du concept. On tâchera d’éviter l’hagiographie (c’est un peu la tendance de Michel Seuphor).

Il y a en effet, un contexte général favorable au changement au tournant du XIXe vers le XXe siècle.

Les années 1910 sont la période qui voit émerger un art sans rapport apparent au monde extérieur, un art non figuratif. Ce bouleversement artistique des règles établies depuis la Renaissance, et notamment celle du point de vue fixe et unique, n’était qu’un des aspects d’un bouleversement beaucoup plus vaste touchant tous les domaines : social, technologique, intellectuel. Pour Fernand Léger, en 1914, « si l’expression picturale a changé, c’est que la vie moderne l’a rendue nécessaire ».

Au cœur de l’esprit moderniste on trouve la recherche de nouvelles stratégies artistiques en rupture avec l’unité esthétique du passé. Cette quête de renouveau (et pour certains d’un « art pur » ce qui ne signifie absolument pas art non signifiant !) rendait le rapport à l’art plus conceptuel et plus polémique (même si des polémiques esthétiques comme nous l’avons vu avaient déjà existé : querelle du coloris au XVIIe, romantisme contre néo-classicisme dans la 1e 1/2 du XIXe, impressionnisme et Salon des refusés…).

Quant à la peinture elle même, des changements importants l’affectaient depuis les années 1840, depuis que la photographie venait contester son monopole de représentation des apparences. Elle se porte ainsi davantage vers les réalités intérieures, les émotions plus subjectives, en rupture avec l’héritage rationnel de la « cosa mentale » de Léonard. Gauguin appelait justement à « peindre de cœur » voie qui sera explorée ensuite par les surréalistes et les expressionnistes abstraits.

La multiplication des couleurs chimiques, les progrès de la connaissance de la perception oculaire ont également favorisé la focalisation des peintres sur les aspects plastiques de la surface du tableau (textures, couleurs, lumière). (cf. fameuse phrase de Maurice Denis même si ce dernier a toujours été un grand défenseur de la figuration).

Enfin, l’intérêt pour des traditions de perception spatiale et de représentation artistique non européennes, aux fondements moins rationalistes (japonisme) a également contribué à ces ruptures.

Après des débuts difficiles, d’où les mises au point théoriques (Kandinsky, Kupka, Malevitch, Mondrian), l’art abstrait finit par dominer la production artistique à partir de 1945 mais il fait face à son tour à une contestation dans les années ’60 – ’70. Il s’est cependant imposé comme une forme d’art aussi légitime que l’art figuratif. Il a permis de comprendre que, dans les deux cas, figuratif ou abstrait, l’art repose sur des conventions, des hypothèses, des partis pris théoriques et plastiques complexes ce qui rend dans une certaine mesure toute forme peinte et sculptée abstraites.

Variété et phénomènes de diffusion.

A partir des foyers européens : France (et en particulier Paris où se croisent et s’observent les avant-gardes européennes), Russie, Allemagne, l’abstraction se diffuse en Europe et surtout aux États-Unis. Les ouvrages d’Éric de Chassey (La Peinture efficace, une histoire de l’abstraction aux États-Unis 1910 – 1960) et Serge Guilbaut (Comment New York vola l’idée d’art moderne, Expressionnisme abstrait, liberté et art moderne) nous aident à comprendre comment et pourquoi le glissement du centre de gravité de la modernité s’est opéré de Paris vers New York et le rôle primordial des artistes abstraits américains dans l’émergence d’un marché américain de l’art « national ».

Même si le « geste abstrait » existait déjà depuis le XIXe siècle dans des études préparatoires, les pionniers de l’art abstrait sont les premiers pour qui l’abstraction devient une conviction profonde au point d’abandonner la figuration, même si Malevitch y revient par la suite, peut-être contraint et forcé par l’État soviétique. L’initiateur du « suprématisme » ambitionne de renverser radicalement le paradigme de l’imitation non pas seulement de manière plastique comme Kandinsky mais en y ajoutant une composant mystique, théologique. Carré noir devient ainsi une l’icône d’une théologie de la négation de la figuration, de l’apparition qui « parvient au sans objet, ou à l’absolu ».

Kasimir Malevitch, Carré noir sur fond blanc, 1915, Huile sur toile, 79,5 × 79,5 cm, Galerie Tretiakov, Moscou.

Réfléchissons un peu sur la signification d’une telle oeuvre.

Elle est une véritable « apophasis » de la matière, de l’objet, de la nature que Malevitch dévalue comme l’avaient fait les anciens (idéalisme de Plotin, idée qu’il faut passer par l’oeil physiologique pour permettre à « l’oeil intérieur » de percevoir la véritable présence de ce que l’oeuvre donne à voir) mais aussi le christianisme (l’art de l’image chrétienne visant à établir un lien entre le visible et l’intelligible, l’incarné et le spirituel). Ainsi, le fondement même de ce type d’oeuvre (comme chez Kupka, Mondrian, Newman ou Reinhardt), n’est pas le visible mais l’invisible, le non perceptible par l’oeil. C’est exactement l’ambition d’un Champaigne ou d’un Friedrich dans le domaine de la Foi,  d’un Gauguin pour retrouver l’origine de l’art, de Malevitch pour atteindre le degré absolu de l’art.

L’émergence d’une esthétique de l’abstraction remonte à la fin du XVIIIe siècle.

A partir du XIXe siècle, le développement de l’esthétique comme branche de la philosophie a favorisé progressivement l’autonomie de la forme par rapport au contenu. Ainsi la forme, mais aussi la couleur, devenaient un  contenu en soi se libérant de la représentation jusqu’à une certaine abstraction. Deux réflexions théoriques sur l’art ont ouvert voie vers l’abstraction de la forme.

  • Kant distinguait la beauté adhérente, associée à un objet de la beauté libre purement ornementale (donc abstraite). Paradoxalement, les théories de Winckelmann sur l’histoire de l’art antique, et singulièrement la sculpture, imposent l’idée qu’une forme, p. ex. la statue en ronde bosse, fut-elle idéale, existe pour elle même, qu’on peut en écrire l’histoire, analyser l’esthétique (voir cours de Khâgne ici). Son ouvrage majeur Histoire de l’art dans l’Antiquité 1764 (avec des commentaires d’oeuvres) a initié la subjectivité de la perception, le culte de la beauté idéale et du naturel. Cette idée sera reprise par Théo Van Doesburg qui affirmait  que Nicolas Poussin étudiait certes la nature mais il donnait dans ses peintures une vision idéalisée sous l’influence de lois plus esthétiques que réalistes. Jean Bazaine (1904-2001) peintre appartenant à la « nouvelle école de Paris » (abstraction lyrique) lui même écrivait à ce sujet :

 » L’immense erreur, c’est de continuer à parler de l’objet « réel » comme s’il avait été, en un temps quelconque, la « fin » de l’œuvre d’art et n’avait pas toujours été le moyen : l’art, à toutes les époques, a toujours été non figuratif. Ce n’est pas là une nouveauté et il est étrange d’avoir  à le rappeler »

Jean Bazaine, Notes sur la peinture d’aujourd’hui, 1953.

  • A l’opposé de l’idéalisation classique, le romantisme a lui aussi sensiblement contribué à l’émergence d’une subjectivité et d’une liberté dans l’expression artistique car il refusait la tradition de la forme idéale issue du modèle antique et transmise par la formation académique puis des Beaux Arts.

Justement, l’esprit du romantisme nordique a-t-il favorisé l’émergence de certaines formes d’abstraction ? Quelle filiation pourrait-on établir avec l’abstraction ?

Sur la survivance su romantisme après le romantisme (XIXe – XXe siècles) voir l’ouvrage fondamental de Robert Rosenblum , Peinture moderne et tradition romantique du Nord. Hazan, 1993.

En effet, Rosenblum montre que les romantiques ont eux aussi rompu avec l’imitation néo-classique de la nature. Il s’agissait pour eux, grâce au paysage, d’accéder à l’essence même de la nature au-delà des apparences. D’où les paysages mystiques de Friedrich (voir ici), l’étude approfondie du ciel par Constable, les atmosphères évanescentes, immatérielles des toiles de Turner.

Joseph Mallord William Turner, Paysage, vers 1840-50, huile sur toile, 92 x 125 cm, Walker art Gallery, Liverpool.

Cette démarche consistait donc à s’abstraire de la nature matérielle pour atteindre son essence spirituelle. Tout un courant spiritualiste de l’art abstrait au XXe siècle s’inscrit dans cet héritage à commencer par Kandinsky lui même.

Caspar David Friedrich, Le moine au bord de la mer 1808–10. Huile sur toile 110 cm × 171,5 cm. Alte Nationalgalerie, Berlin.

Rosenblum rapproche ce paysage emblématique de Friedrich de ce tableau de Rothko :

Mark Rothko Green over blue 1956 huile sur toile 228×161 cm University of Arizona Museum of art

A un Dieu absent et abstrait, Friedrich répond par la quasi abstraction des formes (donc de la représentation), l’opacité des brumes qui ferme la perspective et l’impression de vide jetant un voile sur le sacré qu’on ne saurait voir mais qu’on sent présent au-delà des apparences du monde matériel, de la nature. Contemplant ce tableau la femme d’un ami de l’artiste disait qu’il la « laissait indifférente car il ne s’y passait rien ». Friedrich annonciateur de Malevitch ?

Le paysage de Friedrich est chargé de spiritualité, il est une sorte de théophanie qui vient remplacer celle de la Madone Sixtine de Raphaël. Et cette théophanie passe par le sublime qui est ici une Apocalypse (c’est à dire manifestation de la présence de Dieu, visibilité), provoquant un sentiment de terreur sacrée, d’angoisse face à l’immensité, à l’infini.

Francis Danby, L’ouverture du sixième sceau, 1828, huile sur toile, , National Gallery of Ireland, Dublin.

C’est ensuite à travers les paysagistes américains des grands espaces et de sujets naturels jouant sur la grandeur et l’immensité que l’idée du sublime traverse l’océan Atlantique jusqu’aux westerns du XX siècle. Les expressionnistes abstraits (Barnett Newman, Ad Reinhardt, Mark Rothko) poussent le sublime jusqu’à l’absence de figuration s’inscrivant chacun dans une tradition biblique iconoclaste (juive pour Rothko et Newman, protestante pour Reinhardt).

Barnett Newman, Cathedra, 1951, huile et acrylique sur toile, 243, 543 cm, Stedelijl Museum, Amstradam.

Ici le bleu renvoie à un passage d’Isaïe (VI, 1) sur le trône de Yahvé au ciel dont la couleur bleue symbolise le caractère divin du manteau céleste.

Finalement, le sublime se manifeste de trois manières :

  • La figuration : toute l’iconographie apocalyptique depuis l’Enfer médiéval jusqu’à Dali.
  • L’abstraction  comme manifestation de la divinité impossible à représenter.  (Turner, Martin, Danby) mais aussi un précédent à la chapelle Rothko  de Houston : le mausolée Dulwich par John Soan, (Londres, 1811-1814) à la fois mausolée et galerie de peintures dont une salle avec un décor abstrait minimaliste, sorte de sanctuaire, est éclairée par une lumière jaune traversant des vitres colorés, créant une ambiance surnaturelle.

  • Le sublime du titre, de l’écriture qui accompagne l’oeuvre, abstraite ou figurative,  et qui évoque le terrible, le repoussant, l’angoissant (cf. Andres Serrano et ses panneaux « Piss Christ »,

Andres Serrano, Piss Christ, 1987,  photographie, 59,7×40,6 cm/

  • Milk, Blood, blood and soil »). Jenny Holzer et ses diodes lumineuses à Bilbao qui portent des messages parfois banals parfois prophétiques ou comminatoires. Parfois lettres, lumière et figurations s’associent comme dans le Festin de Balthazar de Rembrandt (national Galery, Londres).

Quelle relation entre Sublime et abstraction ?

Constable. Étude de nuages, 1821. Annotations au dos : Hampstead/11 sept 1821/10 à 11h du matin/Nuages gris argent sur sol chaud/léger vent de S.O/beau toute la journée – mais pluie la nuit suivante.

Ce ne sont pas des esquisses mais de véritables « portraits » de nuages que réalise Constable. Ici aussi il ne se passe rien si ce n’est le perpétuel mouvement de l’atmosphère. Mais ce « rien » permet d’atteindre la plénitude de la peinture : coups de brosse, de pinceau, couleurs posées au couteau. Le sujet s’efface au profit du travail plastique. Une peinture qui ne vise qu’à ressembler à de la peinture. N’est-ce pas aussi une forme première d’abstraction ?

William Turner Soleil couchant sur un lac 1840, huile sur toile 91 x 122 cm, Londres Tate Britain.

Chez Turner, la dissolution de la forme prend des dimensions jamais atteintes auparavant.

La tache.

Un artiste (ou un bricoleur ?) méconnu, Alexander Cozens, est allé plus loin encore : chercher au-delà du travail d’imitation l’essence même de l’art grâce à la tache.

Alexander Cozens, planche 1 de la Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages. Planche de la thèse de doctorat  sur ce livre emblématique par J-C Lebensztejn scannée ici. Les taches d’encre servent d’outil pour peindre des paysages. Elles sont le produit du hasard après le pliage du papier. A l’artiste ensuite d’imaginer le paysage produit et s’en servir comme modèle pour en peindre d’autres. J-C Lebensztejn rapproche ce type de démarche à celui des pionniers du dadaïsme, du surréalisme mais aussi de l’abstraction, d’autant plus que Kandinsky a introduit la « tache » dans le titre de plusieurs oeuvres dont celle-ci :

Wassily Kandinsky, La tache rouge, 1914, Huile sur toile, 130 x 130 cm, Centre Georges Pompidou. Paris.

Toute une filiation naît à partir du paysage et de la tache avec l’abstraction comme démarche artistique comme le montre le texte cité par J-C Lebensztejn ici (p. 396-397)

https://goo.gl/photos/nH6XDDVpwnyFDUUa8

Qu’ont-ils en commun les romantiques et Kandinsky ?

Robert Rosenblum (Peinture moderne et tradition romantique du Nord, Hazan, 1993) rappelle la filiation de certains thèmes apocalyptiques, rêves d’innocence et de pureté pastorales ou tendances mystiques dans l’approche de la nature, entre romantisme du Nord et peintres expressionnistes (Franz Marc, paysages d’Emil Nolde voir ici) ainsi que les pionniers de l’abstraction comme Kandinsky et Paul Klee.

Si abstraction devait y avoir avant la lettre, elle est souvent associé à la non – figuration décorative ou à la difficulté de reconnaître les formes naturelles des objets, également au néant (le « rien ») l’incompréhension du sujet qui désarçonnait le public face à certains tableaux de Friedrich ou de Turner).

– L’abstraction comme pratique artistique naît en France dès avant l’art abstrait.

En effet, les artistes de la fin du XIXe siècle s’emparent de la question de l’abstraction comme un éloignement de l’artiste vis à  vis de l’imitation de la nature.

Georges Roque insiste également sur les apports français beaucoup plus liés à la pratique même des peintres dès les années 1880.

Pour Van Gogh par exemple, l’abstraction n’a pas le sens de non figuration actuel, mais plutôt celui de distraction, de rêverie qui était courant à l’époque. Van Gogh va plus loin en attribuant la cause de l’abstraction au métier même de peintre qui manipule les couleurs complémentaires ce qui éloigne du réel et « vous rend abstrait comme un somnambule ». L’autre facteur qui rend « abstrait » l’artiste est de peindre de mémoire en l’absence du modèle ce qui conduit à idéaliser le formes (donc les rendre abstraites selon la définition de l’époque. G. Roque analyse quelques lettres de Van Gogh pour arriver à la conclusion que pour lui,  la vie d’artiste rend « très abstrait » (isolé de la société) et l’art peut  le rendre encore plus « abstrait » s’il se coupe de la réalité. Sa maladie n’arrange rien puisque comme il dit elle rend « abstrait ».

Gauguin.

Dans une lettre de 1888 citée par G. Roque, Gauguin décrit de manière son Autoportrait dit « les Misérables », conservé à Amsterdam, au Musée van Gogh :

Paul Gauguin, Autoportrait avec portrait d’Emile Bernard, dit « Les Misérables », 1888, huile sur toile, 45 x 55 cm, Amsterdam, Musée van Gogh.

Lettre à Emile Schuffenecker, [Quimperlé, 8 octobre 1888] :

 J’ai fait un portrait de moi pour Vincent qui me l’avait demandé. C’est je crois une de mes meilleures choses : absolument incompréhensible (par exemple) tellement il est abstrait. Tête de bandit au premier abord, un Jean Valjean (Les Misérables) (…) personnifiant aussi un peintre impressionniste, déconsidéré et portant toujours une chaîne pour le monde. le dessin en est tout à fait spécial (abstraction complète). les yeux la bouche le nez sont comme des fleurs de tapis persan personnifiant aussi le côté symbolique. La couleur est une couleur assez loin de la nature ; figurez-vous un vague souvenir de la poterie tordue par le grand feu ».

Abstrait signifie donc incompréhensible, au sens difficile à saisir. L’artiste néglige sciemment (en le revendiquant) l’aspect mimétique : dessin « abstraction complète » (à l’époque la ligne était considérée pour elle même devenant ainsi abstrait), couleurs « loin de la nature ». Son portrait même est une « personnification » du peintre impressionniste « victime de la société » donc une généralisation que le Littré qualifiait comme une des formes de l’abstraction.

Gauguin est un des premiers peintres à revendiquer l’éloignement vis à vis de l’imitation de la nature (que les romantiques avaient déjà initié en remettant en cause les principes d’unité, de totalité et d’achèvement de l’oeuvre d’art) quand il écrit  Van Gogh  (Lettre à Van Gogh, n° 158, juillet 1888):

« je suis tout à fait d’accord avec vous sur le peu d’importance que l’exactitude apporte en art – l’art est une abstraction malheureusement on devient de plus en plus incompris ».

Dans une autre lettre à Schuffenecker (Août 1888) il prolonge cette idée :

« Un conseil, peignez pas trop d’après nature – l’art est une abstraction ; tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la création qu’au résultat c’est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître créer ».

Loin de signifier non  figuration, l’abstraction selon Gauguin est donc consubstantielle à l’art. L’abstraction par le dessin (au sens le de trait, de contour) y participe puisque la ligne n’existe pas dans la nature. Comme Van Gogh, Gauguin voit dans l’imitation fidèle de la nature une impasse. Cependant, ceux qui y ont vu un des principes de l’art abstrait se trompent comme le souligne G. Roque p. 42. On est plus dans le lieu commun de l’époque que dans une quelconque préfiguration des théories de l’art abstrait du XXe siècle. Gauguin ou Van Gogh ne sont pas des précurseurs de Kandinsky !

Vers 1880 – 1890, l’idée d’abstraction est tantôt vue comme positive (s’abstraire des connaissances pour mieux représenter ce qu’il voit chez les impressionnistes) ou  négative (s’abstraire de ce qu’on voit pour le transformer en idéal). Au début du XXe siècle, la valeur négative l’emporte. Cézanne répond à Émile Bernard en déplorant comme jadis Courbet, « le métier abstrait » qui « finit par dessécher sous sa rhétorique » comme aussi le poids des « critiques » d’art et de leurs « causeries inutiles ». Inversement, les oeuvres jugées trop « littéraires » étaient aussi qualifiées d’abstraites leur propos semblant incompréhensible.

Le fauvisme et le cubisme : premiers véritables mouvements qualifiés d’abstraits.

La critique d’art a donc intégré l’abstraction pour qualifier des oeuvres jugées « théoriques » ou « littéraires » privilégiant généralement les moyens plastiques à la finalité de la peinture, la représentation du monde réel. Pourquoi le fauvisme a-t-il pu être qualifié d’abstrait alors que l’essentiel de la production fauve est composé de paysages de lieux réels (Collioure…) ? Louis Vauxcelles dit à propos de Matisse au Salon d’Automne qu’il doit se « méfier comme peste des théories, du système et de l’abstrait ». Quant à Derain, « La forme l’indiffère presque complètement (…). il rêve de décoration pure (…) Il s’enfonce dans l’abstrait et s’élance hors de la nature. » En bref, ce qui est reproché aux fauves c’est « de poser de jolis tons pour le plaisir (sans souci de ce que suggère la nature », ce que Derain écrivait à Vlaminck « Cette couleur m’a foutu dedans. je me suis laissé aller à la couleur pour la couleur ».  Apollinaire est obligé de répondre : « Et qu’on ne parle plus d’abstraction. La peinture est bien l’art le plus concret ».

Mais le véritable tournant de l’abstraction réside dans deux fameuses phrases de Maurice Denis (1870-1943) :

« Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.»

Maurice Denis in Art et Critique, 1890

Plus tard, dans sa critique du fauvisme, et en particulier de Matisse, extraite de la revue L’Ermitage (nov. 1905 , p. 317), il va plus loin en donnant une définition précise de l’abstraction qui fera date :

f360.highres

Que reproche-t-il à Matisse ? Le parti pris de la recherche d’un absolu dans l’art alors que selon lui, la peinture doit être du côté du sensible, de la nature. Une peinture finalement abstraite (opposée au concret et à la sensibilité face à la nature), donc une peinture théorique et abstraite : « c’est la peinture hors de toute contingence, la peinture en soi, l’acte pur de peindre ».

Dans l’Enquête sur les tendances actuelles des arts plastiques de Charles Morice (1905) Maurice Denis évoque la peinture de son ami Charles Guérin (voir ici) :

« La peinture tend à ne plus être un art d’imitation. C’est délibérément qu’il s’astreint à ne traduire que la mathématique colorée des choses, à ne peindre en somme que des abstractions ».

Maurice Denis oppose clairement, en le regrettant, la peinture art d’imitation à celle où l’organisation des couleurs prime sur le rendu de la réalité et qui devient par conséquent un art abstrait. Cependant, la critique de Guérin reste assez modérée dans la mesure où « l’abstraction » de Guérin est toute relative. Selon M. Denis, l’artiste peut « s’abstraire » de l’imitation si ceci se fat au profit d’un idéal de beauté  classique ou en tout cas en restant attaché au « sujet ». Il est donc considéré à tort comme un précurseur de la couleur pour la couleur car pour lui, les « moyens de la peinture », « les couleurs en un certain ordre assemblées », ne sont pas un fin mais doivent servir une autre fin, l’imitation ou l’idéal classique.

Les fauves n’ont fait finalement que reprendre à leur compte ce fragment en cherchant à « construire » un tableau à partir des couleurs l’objet représenté étant pris seulement comme prétexte. L’abstraction fauve s’exprime donc par l’éloignement de l’imitation par les couleurs au profit de la couleur en tant que telle.

Michel Seuphor admet une filiation de l’impressionnisme au fauvisme et au  cubisme jusqu’à Delaunay et Kandinsky.

Vassili Kandinsky Impression V Parc, 1911 Huile sur toile, 106 x 157,5 cm. Centre Pompidou. Paris.

Le cubisme est en effet l’autre versant plastique de la tendance à l’abstraction.

Comme le fauvisme, le cubisme a pu être considéré comme un mouvement à tendance abstraite. Pour Apollinaire, le cubisme n »‘est pas un art d’imitation » mais « un art de conception » (l’objet est représenté tel qu’il est connu et non pas tel qu’il est vu par les yeux) sans pour autant « aller jusqu’à l’abstraction ». Apollinaire qui défend cet « art pur », veut visiblement se prémunir contre les critiques hostiles à cet art nouveau. En effet, dans ces années 1910 – 1913, des valeurs positives ou négatives sont attribuées par les uns et les autres à « l’abstraction ». Il fallait défendre le cubisme contre le reproche d’abstraction tout en reconnaissant sa nature abstraite.

Homme à la mandoline

L’homme a la mandoline Paris automne 1911 huile sur toile 162x714cm Musée Picasso Paris. A rapprocher du Guitariste de Cadaquès (1910, Centre Pompidou).

L’ »abstraction » cubiste est très affirmée, les facettes moins lisibles, les plans s’entrecroisent de manière plus complexe dans un jeu de lignes droites et de courbes ainsi que d’angles, le tout sur fond gris et bistre mais s’éclaircissant vers le bas. Œuvre importante du séjour à Cadaquès. (Ville de la Costa Brava où Fernande et Picasso y séjournèrent à l’été 1910, rejoints par Alice et André Derain. Ce séjour marque une radicalisation de l’abstraction cubiste).
Mais, le risque de tomber dans l’art abstrait, que Picasso refuse obstinément, fait qu’il renonce à pousser plus loin la fragmentation cubiste et revient à l’objet immédiatement reconnaissable même si d’autres trompe-l’œil sont en jeu.

Pablo Picasso, Guitare Paris Carton, corde, tulle bille de plomb encre tempera et bouts de crayon sur carton 25 x 20cm Muse?e Picasso.

Entre cubisme et art abstrait, Robert Delaunay est un des artistes majeurs qui a multiplié les allers – retours entre figuratif et non figuratif mais ne parlera d’art abstrait que beaucoup plus tard dans les années ’30.

Certains tableaux, pourtant figuratifs, étaient qualifiés d’abstraits comme la série des Villes :

Robert Delaunay, 1912, La Ville de Paris, huile sur toile, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Exposé en 1912 au Salon des Indépendants.

De la série des Formes circulaires il aboutira au Disque simultané (1913) oeuvre non objective une des premières de l’art abstrait.

Robert Delaunay, Disque simultané 1912-13, Huile sur toile, 134 × 134 cm. Collection particulière.

Il s’agit d’un système chromatique issu de la décomposition de la lumière, un élément de la réalité extérieure, qui sert à créer une autre réalité, celle de l’oeuvre dont la perception peut se passer d’un retour au réel. L’oeuvre acquiert ainsi une existence autonome que Paul Klee qualifiera, en parlant de Delaunay en 1912, d' »existence plastique entièrement abstraite ». C’est donc sur le plan des « éléments plastiques » que l’oeuvre possède cette « existence abstraite ».

A cette source d’origine française de nature plutôt plastique et technique vers l’abstraction, répond une autre source plus conceptuelle : la philosophie allemande du XIXe siècle mais aussi les grands paysagiqtes romantiques du Nord et leur relation spirituelle à la nature et au cosmos.

Les apports de la réflexion philosophique allemande pour une définition de l’abstraction dans l’art.

En effet, depuis Kant, Hegel et les romantiques, l’Allemagne est devenue le pays majeur de la spéculation. Le philosophe Konrad Fiedler (1841-1895) se lie d’amitié avec le peintre idéaliste et contemplatif allemand Hans von Marées (1837-1887) (ayant vécu à Rome, ce dernier opère un retour au style néo-classique) et avec le sculpteur Adolf Hildebrand (1847-1921). De cette amitié naîtra la « théorie de la visualité » : l’art est un langage qui opère selon ses propres lois. La visualité renvoie à la perception de la forme qui ne dépend pas selon Fiedler d’autres facteurs comme la psychologie, l’histoire : « toute forme d’art se justifie seulement quand elle est nécessaire pour représenter quelque chose qui n’est pas représentable d’aucune autre manière ». En libérant la théorie artistique du jugement esthétique, en affirmant que l’art repose sur la perception visuelle, Fiedler remet en cause la préoccupation esthétique traditionnelle, centrée sur le sujet et sur la mimésis. Le sculpteur Hildebrand avait dès 1893 posé la « question de la forme » dans son ouvrage à succès Le problème de la forme. S’opposant à sa dissolution par les impressionnistes il appelle à la réhabilitation de la forme pour retrouver la stabilité de la tradition. Comme Maurice Denis en France, il appelle à un rétablissement d’un ordre passé fortement ébranlé par la technique impressionniste. Paradoxalement c’est de cet appel au retour à l’ordre que découlera l’abstraction. 

L’impact de Wilhelm Worringer : Abstraktion und Einfühlung (1908).

Voir ici : https://drive.google.com/file/d/0ByMLcNsCNGb5OTduLVFWUUVSVzQ/edit?usp=sharing

En effet, c’est en Allemagne qu’apparaissent les premières théories positives du concept d’abstraction. Mais comme nous le verrons, Worringer n’est pas le père spirituel de l’art abstrait du XXe siècle dans la mesure où il n’a jamais lié ses théories à l’art abstrait moderne dans aucun de ses ouvrages postérieurs. Nous verrons dans un prochain cours comment Kandinsky prolonge et complète les théories de Worringer en les appliquant aux arts plastiques et singulièrement à la peinture.

Les années ’30

Paris devient le centre de l’art abstrait non seulement à cause de la présence de plusieurs pionniers (Delaunay, Kupka, Van Doesburg, Mondrian, mais aussi grâce à l’afflux d’artistes étrangers fuyant les pays de l’Est européen. Pour tous ces artistes, l’ennemi à abattre est le surréalisme le grand courant rival d’avant-garde. La revue Cercle et Carré (voir aussi ici)

Beaucoup d’artistes se revendiquent de l’art abstrait alors que les pionniers comme Kandinsky et Delaunay s’en détachent cherchant d’autres qualificatifs : le premier parle d’« art concret » le second d' »art inobjectif » (qui est une même et seule chose que l' »art pur » des années 1910).

Autre question posée par Meyer Schapiro : pourquoi les artistes basculent d’une manière (d’un « style ») à un autre, en l’occurrence de la figuration à l’art abstrait ?

Voir l’article de Meyer Schapiro, La nature de l’art abstrait, réédité récemment chez Allia 2013. (texte intégral à télécharger en PDF  ici)

S’agit-il d’une pure réaction formelle ou sensible d’artistes voulant rompre avec l’art de la génération précédente ? Meyer-Schapiro critique la position d’Alfred Barr historien de l’art et premier directeur du MOMA (1929-1943) qui dirigea en 1936 deux expositions fondamentales sur les courants de l’art moderne 1936 intitulée Cubism & Abstract Art et Fantastic Art, Dada and Surrealism(rappelons-nous également de la grande rétrospective Picasso évoquée par Hans Belting autour du « chef d’oeuvre désormais visible », les Demoiselles d’Avignon : (Picasso: Forty Years of His Art. November 15, 1939-January 7, 1940).

De Art abstrait

Le schéma manuscrit de Barr :

De Art abstrait

Ce schéma généalogique de l’art abstrait est extrait du catalogue de la fameuse exposition, montée par A.Barr, Cubism & Abstract Art en 1936 au MOMA est resté dans l’histoire mais les causalités purement artistiques qui les sous-tendent ont été mis en cause par Meyer-Shapiro (sociologue et historien de l’art marxiste) pour qui les choix des artistes sont également fonction de facteurs sociaux et politiques. Pour lui, on ne peut pas écrire une histoire de l’art déconnectée de l’histoire tout court. Par ailleurs, la motivation des artistes qui, « lassés de peindre la nature », se lancent dans l’art abstrait n’est pas non plus une explication suffisante. Shapiro réfute l’existence d’un art pur où le geste s’explique par lui même sans référence à d’autres éléments. De même, il n’accepte pas de considérer avec Alfred Barr la figuration comme une simple et « passive copie de la nature ».

La première grande exposition de l’American Abstract Artists association.

Le 2 Avril 1937 la première exposition des 39 membres de l’association  American Abstract Artists est inaugurée aux Squibb Galleries, au 745 de la 5e Avenue à New York. Un premier recueil de lithographies d’une trentaine d’artistes est publié pour l »occasion pratiquement toutes disparues aujourd’hui.


Frontispice du recueil.

Ce fut la plus importante et les plus fameuse exposition d’art abstrait dans les années ’30 aux États-Unis. Les débats et les critiques suscitées ont contribué au succès et à la renommée de cette exposition.

De l’apogée au déclin ?

Selon une historiographie répandue, l’art abstrait atteindrait son apogée dans les années ’50 – ’60 avant de décliner avec le développement du Pop Art en Angleterre et aux États-Unis ainsi que du Nouveau Réalisme en France (comme le groupe Support – Surface) . L’hégémonie de l’art abstrait au début des années ’50 aurait suscité dans la nouvelle génération le désir d’un « retour à l’image ». Ce nouvel art figuratif avait l’avantage de l’immédiateté du message iconique en utilisant soit des éléments du quotidien le plus banal, issus de la publicité, soit l’image de stars mondialement connues, y compris du monde de l’art.

Les deux plus grands défenseurs de l’expressionnisme abstrait Clément Greenberg et Harold Rosenberg ont très vite condamné le mouvement qui ne s’est pas privé de tourner en dérision l’art abstrait :

Robert Rauschenberg dans son atelier à San Francisco et le dessin effacé à droite. (Explications ici en anglais).

Erased De Kooning Drawing (1953) (voir site du MOMA ici) :
Autre exemple, les Méta Matics de Jean Tingueli en 1959 (voir ici)

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=GOo5uq2fH6g[/youtube]

Ces machines permettent de produire mécaniquement des oeuvres abstraites qui singeaient le tachisme ou l’abstraction lyrique.

Tout ce qui faisait l’art abstrait est tourné en dérision comme dans le cas de Roy Lichtenstein et de ses Brushstrokes (coups de brosse ou coups de pinceau) (voir ceux de la Tate Modern ici) (autre article ici également en anglais).

Roy Lichtenstein, Brushstrokes, 1965, huile et magna sur toile. 122.5 × 122.5 cm. Collection privée.

Exposition Lichtenstein au centre Pompidou.

La source d’inspiration des Brushstrokes series provenait des Strange Suspense Stories, N°72 intitulé « The Painting », (Octobre 1964) publié dans les Charlton Comics et réalisé par Dick Giordano.

De même, le culte de l’individualité créatrice (Pollock), l’originalité, le caractère unique de l’oeuvre d’art, toutes ces caractéristiques du sérieux et très conceptuel « art abstrait » sont tournés en dérision. Ajoutons à cela le recours à l’imagerie populaire (bande dessinée, publicité), sans recours à l’invention artistique et à la main du peintre, et  l’usage de techniques mineures permettant la reproduction en série (sérigraphie) et le bel édifice académique de l’abstraction semble ébranlé dans ses fondements. C’est au retour triomphal de l’image qu’on assiste dans les années ’60.

Pour autant, les deux mondes artistiques ne sont pas si étanches qu’on pourrait le croire. G. Roque évoque le cas de l’artiste suisse vivant à paris, Peter Stämpfli. Tout son oeuvre et sa biographie sur son site ici. (cf. début de l’introduction).

Comme on l’a constaté, dès les débuts de l’abstraction, des oeuvres abstraites ont eu comme point de départ la figuration. Mais on peut aller plus loin. L’oeuvre abstraite interroge la réalité elle même. A quelle réalité se réfère l’oeuvre abstraite n’y faisant plus du tout allusion ? G.Roque rappelle ici la relativité de l’appréhension de la réalité. A une certaine distance la roue peinte par Stämpfli vue de biais est tridimensionnelle, si on s’approche d’elle le dessin devient bidimensionnel mais en s’approchant davantage le dessin devient volume avec un jeu de pleins et de creux (les sillons).

L’exposition récente au Centre Pompidou de Metz intitulée  « Vues d’en haut » (voir ici) rappelait que la naissance de l’abstraction coïncidait avec les débuts de la photographie aérienne.

En effet, avec l’essor de l’aviation civile, le survol des territoires devient une source d’inspiration féconde pour les artistes, notamment en Grande Bretagne (Vorticisme) aux États-Unis (mais aussi en France : Robert Delaunay, Fernand Léger).

Revue « Blast » (« explosion ») : couverture du second numéro intitulé « War Number » avec de xylographies de style vorticiste de Wyndham Lewis.

https://www.tate.org.uk/art/artworks/lewis-workshop-t01931

Wyndham Lewis, Workshop  vers 1914-15, huile sur toile, coll. part.

Edward Wadsworth, Rotterdam 1914, gravure sur bois, encre sur papier blanc, 26×20 cm, International Museum of Photography and Film.

Voir page sur une exposition « Vorticisme » à la Tate Modern ici.

À la suite du basculement instauré par les drippings de Jackson Pollock la toile étant posée au sol et vue d’en haut, la cartographie s’impose comme un nouveau modèle esthétique pour la peinture abstraite des années 1950 et 1960, de Sam Francis à Georgia O’Keeffe, en passant par Richard Diebenkorn.

La macro-vision rend les objets plus petits avec moins de détails, presque abstraits mais la micro-vision aussi. Tout est question de perception, ce qui est réaliste à une certaine distance et à un certain angle de vue, devient abstrait vu verticalement. Ceci ne signifie bien sûr pas qu’il n’existe pas des oeuvres n’empruntant plus rien à la nature.

Bibliographie et ressources (voir page consacrée à la bibliographie)

Un historique rapide de l’art abstrait au XXe siècle extrait du Dictionnaire de la peinture (Larousse). Ce type d’historique est bien sûr très schématique et ne constitue qu’un repère par commodité.

http://www.larousse.fr/encyclopedie/peinture/abstrait/150767

Plus intéressant, l’article de Denis Riout pour l’Universalis  également :

https://drive.google.com/file/d/0ByMLcNsCNGb5bGZCV2R3OFk0Z00/edit?usp=sharing

Les pionniers : Kandinsky, Mondrian, Kupka, Malevitch : voir page dédiée sur le site du Centre Pompidou (qui propose des dizaines de pages documentées de qualité sur les différents thèmes d’étude

http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-abstrait/ENS-abstrait.html

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