MAIL DE SALVATORE A LA FEMME DU VITTORIA

DE : l’européensansnom@eldorado.com

À : La femme@Vittoria2004.fr

OBJET : Merci d’avoir été présente dans ma vie.

13 NOVEMBRE 2006, 13:28

Bonjour, femme du Vittoria,

Vous devez trouver cela drôle, cette façon de vous appeler ; mais je ne connais point votre nom. Et pourtant nous avons beau ne pas nous connaître réellement, vous avez changé ma vie.

Ce fameux soir où nous avons retrouvé tous ces corps dans ce bateau, des corps souffrants, des corps pleurants. Mais le vôtre au fond du Vittoria, agrippant de toutes vos forces la rambarde du bateau par l’une de vos mains et tenant de l’autre l’âme de votre fils, parti trop tôt, sur ce bateau.

« Femme du Vittoria », vous avez eu le courage et cette force de survivre et affronter le deuil de votre fils. Et en tant que mère, l’idée de vengeance vous a dévoré l’esprit. Enlever la vie de ceux qui ont enlevé celle de votre fils était votre seul objectif.

C’est ce jour-là, au marché que j’ai vu votre réelle détermination pour vous venger. M’avoir cherché pendant tout ce temps, car vous vouliez que moi, premier Européen que vous ayez vu soit celui qui vous aide, et le dernier que vous verrez avant votre retour au pays. Mais moi, je n’avais pas demandé cela… Je me suis retrouvé à être un protagoniste tellement important dans votre vie, celui qui vous donna cette arme, alors que ce n’était pour moi qu’une simple journée de travail. Et pourtant cela m’a paru si simple et si normal de vous venir en aide. Car vos paroles et votre regard ma racontant l’impensable, ces affronts face à des cadavres, voir votre bébé passer à travers ce bateau, et j’en passe. 

Tout cela m’a traversé l’esprit en si peu de temps pour me convaincre que, moi qui n’ai rien demandé, doit impérativement vous aider en vous donnant cette arme, car oui, vous le méritiez.

Et c’est cette envie de vengeance et de détermination que vous avez qui m’a effrayé, mais tellement impressionné. Votre regard lorsque vous avez prononcé cette phrase : « Je voudrais que vous me donniez une arme », est resté tellement de temps dans mon esprit, il hantait mes nuits, je ne voyais que des visions de tous vos alliés, tous vos amis qui ont pu mourir comme votre fils, toutes ces mères qui ont dû pleurer autant que vous, tous ces pères qui ont la même rage que vous.

Mon travail est donc devenu de plus en plus lassant, aller au travail ne me donnait que de la nausée. Le fait d’aller sur cette mer où tant de gens  sont morts de façon horrible en ne voulant qu’une simple liberté n’était plus possible pour moi. La simple idée d’aller en mer pour ne pouvoir récupérer que deux barques sur cinq, cette chose tellement inhumaine qui me paraissait banale est devenue depuis votre rencontre un vrai calvaire.

Ce geste que je vous ai fait en vous donnant cette arme a été comme si je vous donnais une partie de moi, mon innocence ou mon déni, je ne sais pas. Mais je ne suis plus le même, cette Europe si « parfaite » me dégoûte. Toutes mes pensées me hantent : « est-ce une bonne chose de vous avoir donné cette arme, pour que vous puissiez rétablir cette justice », « je l’ai entraîner dans un gouffre de vengeance duquel elle ne sortira jamais en lui donnant cette arme » , « j’ai du sang sur les mains ».

Femme du Vittoria, si vous saviez à ce moment-là à quel point, vous m’aviez pourri la vie… Mais maintenant je voudrais vous dire merci !

Vous m’avez permis de me rendre compte que l’endroit où je vivais, l’endroit où je travaillais et mon identité, n’étais qu’une façon de promouvoir ce vent de haine et de superficialité des pays européens. Ce n’est pas ça la vie, ce n’est pas humain. NON, rejeter des hommes ne voulant que vivre et les abandonner en mer, ne leur laissant aucune chance, non ce n’est pas ça la vie.

Et grâce à vous Femme du Vittoria, je m’en suis rendu compte ! Je me suis rendu compte que je voulais laisser tout ça derrière moi, et que je voulais quitter ce pays.

Je suis donc parti. Et non, je n’ai pas fait comme tout bon européen se reposant sur ses privilèges en prenant l’avion, non, j’ai voulu faire comme vous « femme du Vittoria » en retraçant votre dur chemin. En traversant la mer où tellement d’hommes sont morts, où tellement d’hommes ont pleuré et ont eu faim à en mourir. J’ai pris cette mer déchaînée qui encaisse tous ces corps et toutes ces émotions de personnes partant déterminées et arrivant traumatisées. Je l’ai fait, j’ai pris la mer, seul sur ma barque affrontant la mort et en pensant chaque jour, chaque minute et chaque seconde à tous ces migrants, mais surtout à vous.

Je vous écris maintenant sur le bord d’une misérable route à la recherche de mon Eldorado, qui est maintenant devenu ma seule raison de vivre. Et oui, je veux tout faire comme vous , comme votre communauté, car c’est ici que l’on se rend compte de ce qu’est réellement la vie.

Alors voilà, de mes nouvelles, je suis un homme changé, malheureux qui se rend compte qu’il a passé l’entièreté de sa vie à promouvoir la haine contre des personnes n’ayant rien demandé et rien fait de mal. Et j’aimerai, si cela est possible, que vous aussi femme du Vittoria me donniez de vos nouvelles. Je me suis tellement demandé et j’ai tellement retourné toutes les hypothèses possibles de savoir si vous vous étiez bien venger ou alors si tout compte fait retourner au pays vous a fait du bien et que votre vengeance s’est apaisée. Vos nouvelles seraient un bien vital pour moi, vous êtes devenu ma détermination, mon déclic.

Et comme certains l’appellent, femme du Vittoria, vous avez été pour moi mon Massambalo….

Je vous souhaite tout le meilleur du monde,

J’attends avec impatience de vos nouvelles,

Votre cher Européen.