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MAIL DE SALVATORE PIRACCI A LA FEMME DU VITTORIA

De : salvatorepiracci@gmail.com
A : femmeduvittoria@yahoo.com
Objet : Mon dernier mail
Date :  28/10/23
 

 

Bonjour Femme du Vittoria,

Je vous annonce qu’aujourd’hui, j’arrive au bout du chemin de ma vie. Ce sont mes dernières heures.

Mon métier m’a appris plus que tout. Durant mes 20 ans, en tant qu’officier de marine, j’ai découvert que la vie était injuste. Nous ne sommes pas tous égaux. J’ai vu des humains mourir sous mes yeux.  J’ai vu l’injustice les emporter. Mon cœur s’est durci, jusqu’à ne plus rien ressentir. Nombreuses sont les personnes qui m’ont marqué durant ma vie. Mais vous, votre esprit, votre vivacité, votre soif de vengeance m’ont fait voir les choses d’une nouvelle manière. J’ai vu dans votre regard une certaine lumière, qui est celle de ceux qui vont au bout de leurs forces. Vous avez bouleversé ma vie bien banale et ennuyeuse.

Votre première demande, celle de vous donner une arme pour venger la mort de votre fils, victime d’Hussein Marouk me paraissait absurde en premier lieu. Pourquoi venir me voir et attendre deux ans avant de vous venger. Pourquoi continuer à penser jour et nuit à ce drame ? Pourquoi ne pas vivre une vie normale alors que vous êtes depuis deux ans sur un territoire qui vous accepte ? Pourquoi ? Tant de questions ont émergé lorsque nous nous sommes revus. Néanmoins, je vous ai offert cette arme, mais avec quelques regrets par la suite. Au fond, je vous comprenais. Enfin, je le croyais, car je n’avais jamais vécu ce que vous aviez vécu. J’étais seulement celui qui venait chercher les personnes comme vous, mais pour les remettre à la police… était-ce vraiment ça mes valeurs ? Comment pouvais-je être si odieux envers des personnes qui voulaient juste vivre ? Je ne sais pas.

Plusieurs mois après, lorsque j’ai reçu votre lettre dans laquelle vous me disiez que vous aviez embarqué à bord du Sakala pour rallier Beyrouth et ensuite Damas, j’ai compris que vous m’aviez fait témoin de votre voyage. J’avais l’idée moi aussi de partir à mon tour.

Plus tard, lors d’une mission en mer où, sur cinq canots de migrants, seulement deux ont été retrouvés, j’ai ressenti quelque chose d’étrange en moi… un sentiment d’impuissance. Oui, c’est cela. Un sentiment d’incapacité. Comment puis-je laisser des gens mourir ? Pourquoi n’ai-je pas réussi à les sauver en retrouvant leurs canots ?  Pourtant, malgré ce sentiment de culpabilité je continue sur cette voie qui fait de moi quelqu’un de méchant.

Un migrant qui était sur un des deux canots sauvés m’a demandé de le cacher dans une cabine du bateau pour ne pas être livré à la police et rentrer chez lui. J’ai refusé. Toujours avec cette question : pourquoi ? Avais-je peur des conséquences ? Voulais-je qu’il meure ? Méritait-il vraiment ça ? Je regrette. Je continue constamment de regretter. Je vis regrets sur regrets. Comment puis-je me sentir bien dans ma peau alors que je suis un des responsables du mal-être de ces personnes qui demandent seulement à être heureuses ?

Par la suite, j’ai eu besoin de faire le deuil. Je me suis donc retrouvé dans un cimetière. J’ai eu besoin de m’excuser auprès de toutes ces personnes que je n’ai pu sauver et que j’ai remises aux mains des policiers. J’ai ressenti le besoin d’enterrer mon ancienne vie. Je ne me sentais plus à ma place. J’avais l’impression de faire n’importe quoi. J’avais besoin d’une nouvelle vie. En effet, j’avais pour but de quitter l’Europe. J’avais besoin de comprendre pourquoi ces gens-là fuient. J’avais besoin de ressentir leur périple dangereux, leur misère. J’avais besoin d’analyser votre regard que j’ai vu. Je devais me mettre à leur place. À votre place. C’était une nécessité. Mais avant tout, j’en avais parlé à Angelo, mon meilleur ami. Je savais qu’il pourrait m’aider et me comprendre.

Une nuit, je me décide. J’ai votre visage, celui d’enfants, de femmes, d’hommes, des corps flottants dans l’eau, des visages apeurés, des corps amaigris, faibles. J’ai tout cela dans mon esprit. Je suis déterminé.

Je disparais sans que personne le remarque. Je brûle toutes preuves. Je suis stressé. J’ai peur de le regretter. Je me pose plein de questions sur mon avancée. Si je vais survivre. Si je vais rencontrer des personnes qui vont me soutenir, ou au contraire d’autres qui vont me faire échouer.

Durant mon périple, je comprends que les « forts » profitent des « faibles ». L’argent n’est qu’une question d’envie et non de nécessité pour les plus « forts ».

Je voyage en bus pendant plusieurs jours. Au bout d’un certain temps, je me fais abandonner. Je n’ai plus assez d’argent à donner pour continuer le voyage. Dans cette ville où j’ai été abandonné, j’apprends le nom d’une certaine personne « Massambalo ». Un être qui protège les migrants durant leur voyage vers l’Europe. Je repense à vous. Je me dis que cette divinité n’a pas sauvé votre fils, certes, mais vous, il l’a fait. Vous aviez cette lumière qui vous animait depuis toujours. Massambalo l’a compris. Il vous a donc aidé. C’était aussi un message pour vous faire comprendre que vous méritez votre vie d’aujourd’hui, même si vous aviez l’impression que non à cause de la perte de votre fils.

Plus tard, je rencontre des hommes qui me déposent à Guardaïa. Là-bas, une chose étrange m’arrive. Un homme, au nom de Soleiman me demande si je suis une des ombres de Massambalo. Je me demande si je dois lui dire que j’en suis une ou non. Au final, je lui dis que oui. Je vois dans son regard une lueur de fierté immense, de reconnaissance. Je vous vois à travers son regard. Je l’impression de vous revoir à côté de moi. (Nous avons d’ailleurs pris une photo ensemble, je l’ai mise en pièce jointe.)

J’ai vu à ce moment-là un aboutissement à mon périple. J’avais l’impression d’avoir atteint mon but final lors de cette rencontre avec Soleiman. J’avais atteint mon Eldorado. Celui que je cherchais depuis si longtemps. Celui qui était enfoui au fond de moi. Caché. Mon objectif était finalement la quête de la fuite, de la peur, de la guerre. Cela peut vous paraitre étrange, car c’est ce que vous cherchiez à fuir et à venger en ayant pour objectif de tuer Hussein Mabrouk, pourtant, c’était bien cela. Cet objectif final m’a permis d’atteindre mon Eldorado. Celui de redonner espoir au migrant. Celui de les rendre heureux. J’ai été un Eldorado en vous donnant cette arme, mais aussi celui de Soleiman.

Désormais, j’avais atteint mon but. Je devais désormais m’en aller à jamais. M’enlever la vie. J’ai été si cruel envers les autres, je ne méritais pas de rester dans ce monde plus longtemps. Et puis l’ombre de Massambalo n’apparait qu’une fois…

Ainsi, durant tout mon périple, j’ai pu en apprendre sur moi, mais j’ai également réfléchi à vous, chère femme du Vittoria. Vous n’avez cessé d’être dans ma tête. Vous avez hanté mes jours et mes nuits. Vous avez été, sans le savoir, une de mes sources de motivation. J’ai ainsi compris quel était votre Eldorado à vous : vivre heureuse avec votre fils et lui faire découvrir de nouvelles choses. Cependant, vous ne vouliez pas arriver en Europe sans l’être le plus cher à vos yeux, votre fils. Cet enfant qui vous a poussé à vivre. Mais vous l’avez perdu lors de votre traversée… Vous aviez perdu votre soif de vivre. Vous aviez désormais soif de vengeance. Je n’ai pas vraiment compris ceci au départ. Mais aujourd’hui, je le comprends. Votre Eldorado est votre fils. Vous vivez pour lui. Vous êtes son âme vivante. Il vit à présent en vous.

Mais s’il vous plait, je vous demande juste une chose : ne tuez pas Hussein Marouk. Il ne mérite surement pas de vivre pour tous les meurtres qu’il a commis, mais vous ne méritez pas de vivre pour la vengeance. Votre fils aurait voulu, j’en suis sûr, que vous vivez pleinement, avec joie, pour lui. Alors, je vous en prie, faite le pour lui.

Ainsi, je vous remercie. Vous avez été mon guide. Vous m’avez amené vers mon Eldorado. Celui que je devais aller trouver depuis tant d’année.

Maintenant est venue l’heure pour moi de m’en aller. Je vous remercie encore et une dernière fois. Merci d’avoir croisé mon chemin. Merci aux autres personnes qui m’ont suivi pendant des années et durant mon trajet vers l’Eldorado.

À vous de faire découvrir et comprendre aux autres ce qu’est leur Eldorado. Poussez-les, obligez-les à faire ce qu’ils aiment. Ne les laissez pas s’enfermer dans une bulle qui n’est pas la leur.

Je vous quitte désormais, chère Femme du Vittoria, et vous souhaite le meilleur dans cette vie qui vous anime.

Salvatore Piracci

 

Migrants morts en route vers l’Europe : le cimetière des anonymes

Source Photo du cimetière

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