Economie collaborative et uberisation du travail : vers un nouveau modèle de société ?

shutterstock_186361973

En 2009, l’entreprise californienne Uber lançait son application qui propose des services de transport en mettant en contact direct des particuliers avec des conducteurs de manière quasi-instantanée. Ce nouveau système économique s’est propagé en Europe et s’applique aujourd’hui à une multitude de services : logement (Airb’n’b est devenu la norme des locations temporaires), ménage, comptabilité, graphisme, bâtiment… Le terme « uberisation » est popularisé fin 2014 par Maurice Levy (PDG de Publicis) lors d’un entretien accordé au Financial Times. Selon lui, « tout le monde commence à craindre de se faire uberiser. C’est l’idée qu’on se réveille soudainement en découvrant que son activité historique a disparu… » De plus en plus de secteurs voient en effet leur modèle de rentabilité bouleversé et craignent cette évolution.

L’uberisation du travail pose aujourd’hui de grandes questions et semble opposer deux visions : celle de la collaboration et du contournement des règles établies en faveur des particuliers et des travailleurs free-lance ; et celle de la précarité, de la désintermédiation, voire de la déshumanisation des travailleurs, rémunérés par des algorithmes. Ce phénomène récent est-il une révolution donnant plus de liberté aux individus, ou une mutation dangereuse du travail et de la société en général ?


Qu’est-ce que l’économie collaborative ?

L’uberisation s’inscrit plus largement dans le mouvement de l’économie collaborative, qui regroupe les nouvelles formes de partage de biens et services, d’échange, et de location permettant la collaboration des particuliers entre eux, notamment grâce aux nouvelles technologies. L’usage et le partage prennent le pas sur la possession et l’accumulation des biens, dans une organisation plus horizontale du travail.

L’économie collaborative est une alternative au système capitaliste traditionnel qui s’est développée dans un contexte de crise économique et d’éthique environnementale, mais aussi d’essor du numérique. Elle inclut la consommation collaborative (AMAP, couchsurfing, covoiturage), les modes de vie collaboratifs (coworking, colocation), le financement collaboratif (crowdfunding, monnaies alternatives), la production contributive (mouvement DIYFabLabs avec mise à disposition d’imprimantes 3D pour fabriquer ses objets), et la culture libre (logiciels libres).


Au Royaume-Uni, 5 millions de personnes perçoivent des revenus grâce à des plateformes en ligne

 Au Royaume-Uni, où règne déjà la flexibilité du travail, l’uberisation de la société est bien avancée : 5 millions de personnes travaillent et gagnent de l’argent via des plateformes en ligne, et 42% font appel à leurs services. L’économie collaborative mêlée aux NTIC apparaît ainsi comme un facteur de travail et de croissance économique, le numérique permettant de faire des économies dans tous les domaines, alors que les revenus réels sont toujours en baisse. Le journal The Independent se réjouit de cette transformation de l’emploi : elle aurait permis de sauver de nombreux britanniques du chômage, qui a touché moins de personnes que lors des crises économiques précédentes.

L’uberisation permet en effet d’accéder à un ou plusieurs emplois, et à des revenus supplémentaires, de diversifier son activité professionnelle ou de se reconvertir, tout en gardant une certaine autonomie et souplesse dans l’organisation du temps de travail. Quant aux utilisateurs, ils peuvent bénéficier de prix bas par rapport aux services traditionnels proposés, ou d’une qualité de service supérieure à prix égal, et leurs choix sont facilités par la recommandation. Mais cette économie informelle, qui échappe au regard et à la régulation de l’Etat, présente cependant de nombreuses limites.


Pourquoi l’uberisation est dangereuse 

L’uberisation présente de nombreux enjeux politiques, économiques et sociaux. Depuis plusieurs mois, les chauffeurs de taxi manifestent dans le monde entier contre Uber, UberPOP et autres services de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur). UberPOP est désormais interdit en France, bien que le gouvernement peine à faire appliquer la loi. A la différence d’Uber et des taxis, ce service proposait des trajets réalisés par des particuliers et non des professionnels formés ; il n’était régi par aucune loi et ne payait donc aucune cotisation sur l’exercice de cette activité.

En raison de l’absence de législation, ce système économique prive l’Etat de revenus importants, et tend à renforcer encore davantage les écarts entre les classes et la paupérisation de la classe moyenne. Si les plus riches peuvent quitter le pays ou placer leur argent dans des paradis fiscaux, et si les plus pauvres sont exonérés d’impôts, le grand perdant du système est le contribuable moyen qui doit redresser les finances publiques.

D’autres limites résident encore dans ce manque de législation qui fait reculer les droits des travailleurs, comme la difficulté à faire respecter le salaire minimum, l’absence d’assurance chômage et de protection sociale, ou l’impossibilité de suivre une formation. A long terme, l’idéal de liberté se monnaierait contre une précarisation généralisée, en multipliant les contrats courts, indépendants, et non régulés.

En 2015, le magazine The Economist décrypte l’ubérisation du travail et parle de « plattform-kapitalismus » déshumanisant. Ces plateformes mettent en relation des tâches avec des internautes, disponibles n’importe où dans le monde, sans protection sociale mais libres de s’organiser comme ils le souhaitent. Ce modèle induit une division du travail plus importante, l’hyperspécialisation, la suppression d’intermédiaires, et remet en question les notions d’entreprise et de carrière, dans un contexte de crise du chômage. Le sens du travail se perd pour (re)devenir aliénant. Les plus riches qui manquent de temps délèguent des tâches à des travailleurs qui eux, manquent d’argent.

L’uberisation pourrait bien être la « quatrième révolution industrielle », qui renforcerait encore l’automatisation du travail, entraînant une perte de 5 millions d’emplois d’ici à 2020 dans les pays les plus industrialisés, selon le rapport du Forum économique mondial de Davos de janvier 2016.

Une période charnière

Le numérique est en train de bouleverser nos habitudes et nos modes de travail, induisant une profonde mutation de notre société qui se trouve aujourd’hui dans une période charnière. Comme l’explique Diana Filippova, connector du think tank OuiShare :

« Soit une société de travailleurs autonomes et indépendants émergera, avec un revenu et une protection sociale décents ; soit le travail à la demande mettra à bas tous les remparts contre la précarité bâtis depuis plus d’un demi-siècle par l’État-providence, sans les remplacer par un nouveau système de protection. Loin de bénéficier aux travailleurs, cette fragmentation du travail donnerait aux détenteurs du capital et des plateformes un pouvoir de négociation démesuré face à une armée éclatée de personnes précaires, prêtes à accepter un travail à n’importe quel prix. »

L’enjeu politique serait de redéfinir les règles de la productivité et du capitalisme, et la notion même de travail, pour penser de nouveaux modèles d’organisation et une protection sociale adéquate et adaptée aux enjeux actuels. Le numérique pourrait être une opportunité pour reconsidérer le travail dans le cadre d’une société contributive, en créant des plateformes réellement coopératives, au-delà des seules dimensions économiques et financières qui gouvernent en réalité la majorité des plateformes dites de partage.

Marine Keller

Pour aller plus loin

A propos de l’ubérisation :

-Les Britanniques s’ubérisent, Courrier International, N°1325 du 24 au 30 mars 2016
L’uberitsation du travail décryptée, L’Usine nouvelle 
Jusqu’où l’ubérisation de la société va-t-elle aller ?Capital 
De quoi l’ubérisation est-elle le nom ?, Libération
Du digital labor à l’uberisation du travail, InaGlobal 
Stop à l’uberisation de la société !, Libération 

Les taxis VS Uber :

Uber et UberPop, c’est quoi la différence ?, Le Figaro 
Conflit taxis – VTC, France TV Info

L’économie collaborative :

-Diana FILIPPOVA, Société collaborative: La fin des hiérarchies, Rue de l’Echiquier, 2015
Economie collaborative: les valeurs d’internet pour modèle sociétal, Curiouser 
L’économie solidaire nécessite un internet de la solidarité, Internet Actu
DIY : tant de gens se reconnaissent dans ces trois lettres, Le Monde 
http://credit-n.ru/zaymyi-next.html

Le streaming au cœur des stratégies de l’industrie musicale

Internet et le numérique ont considérablement transformé le marché de la musique, facilitant la diffusion des œuvres via le téléchargement et le modèle biface des plateformes. On assiste depuis une dizaine d’années à une grande mutation de l’industrie musicale : si le vinyle marque son grand retour, l’objet du disque en lui-même est devenu obsolète et les ventes ne cessent de faiblir face à la hausse du streaming. Les acteurs de l’industrie (labels, producteurs, artistes) sont alors amenés à repenser leur mode de fonctionnement et développer de nouvelles stratégies pour s’adapter au nouveau marché.  

spotify

 

 

 

 

 

 

 

Le streaming, comment ça marche ?

De l’anglais « stream », « courant », « flux », le streaming désigne la lecture de piste audio à mesure qu’elles sont diffusées sur Internet via une plateforme d’écoute. Il permet d’écouter de la musique sur ordinateur ou téléphone, sans pouvoir conserver les titres. Les plateformes de streaming se chargent de commercialiser la musique numérique auprès du grand public en proposant un ou plusieurs types d’offres. Le catalogue est aussi important qu’iTunes (des millions de références), l’accès y est gratuit ou se fait par abonnement payant mensuel (9,99€) pour un accès illimité et sans publicité. Les revenus du streaming proviennent donc des abonnements des utilisateurs, et des annonceurs via la vente d’espaces sur le site.

Trois plateformes dominent le marché mondial: l’entreprise suédoise Spotify, numéro 1 avec plus de 20 millions d’abonnés et 75 millions d’utilisateurs, l’américaine Apple Music avec plus de 10 millions d’abonnés (la plus récente et qui ne fonctionne que par abonnement), et la française Deezer avec plus de 6 millions d’abonnés et 16 millions d’utilisateurs. Deezer domine le marché français, générant 50% des revenus du streaming contre 11% pour Spotify, en 2014. Le streaming est un canal de diffusion essentiel, de plus en plus rentable, et l’on peut penser qu’il tend à devenir le principal mode de consommation de musique, voire l’unique.

En France

 Le streaming est indéniablement devenu le nouveau levier de croissance de la musique, avec une hausse de 45% des revenus générés l’an dernier par rapport à 2014. Les Français sont aujourd’hui 3 millions à s’être abonnés à des sites de streaming type Spotify, Deezer, ou Apple Music. Le secteur est en pleine expansion même si des questions se posent encore quant à l’équilibre financier des acteurs. 71% des revenus proviennent des abonnés (inscrits à un site ou indirectement via leur forfait téléphonique), permettant une bonne rémunération des producteurs et des artistes, mais qui ne suffit cependant pas à combler la baisse constante des ventes de CD, qui constituent encore l’essentiel de leurs revenus. En 2015, le chiffre d’affaires global de la musique enregistrée en France a connu une nouvelle baisse (-4,7%), principalement en raison du recul de 15,9% des ventes physiques (CD, vinyles, DVD), qui représentent encore près des deux tiers du marché de la musique, selon le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP).

musique1

Aux Etats-Unis

En 2015, le streming est devenu la principale source de revenus pour l’industrie musicale aux Etats-Unis, qui représente désormais 34,3% du chiffre d’affaires. Il s’agit là d’une forte hausse, la part du streaming n’étant que de 7 % en 2010, et de 27 % en 2014. Selon Guillaume Leblanc, président du Snep, « le marché est plus mature aux Etats-Unis », et l’ont peut donc présager que la croissance du streaming finisse aussi par couvrir le déclin des ventes des téléchargements numériques et des ventes physiques en France. Le marché du streaming aux Etats-Unis a cru de 0,8 %, pour atteindre 4,95 milliards de dollars (4,42 milliards d’euros), sa cinquième année consécutive de hausse du chiffre d’affaires. Comme en France, l’essentiel des revenus générés provient des abonnements.

musique2

Mais s’ils génèrent plus d’argent, les abonnés sont en réalité peu nombreux par rapport au nombre total d’auditeurs, notamment en France. L’enjeu à moyen terme est donc de convertir davantage les auditeurs en abonnés, afin de générer plus de revenus et mieux rémunérer les acteurs de la création.

Outre le streaming, d’autres pistes sont à explorer et combiner

Contrairement au CD, le vinyle a le vent en poupe dans un contexte de mode généralisée du « vintage ». Les ventes de vinyles ont augmenté de plus de 40% au premier semestre 2014, et continuent de progresser pour la quatrième année consécutive, jusqu’à représenter 2,3% du marché physique en volume. La musique étant désormais accessible à tous en format numérique, il est intéressant de proposer des formats complémentaires originaux comme le vinyle ou la cassette, des objets tangibles vendus en quantité limitée, que les fans pourront admirer et collectionner. Certains labels intègrent aujourd’hui la cassette dans leur stratégie de promotion en jouant sur la rareté ; d’autres défendent une certaine esthétique en sortant les productions en digital et en cassettes ou vinyles uniquement. En 2014, Sony a même créé une cassette de stockage de 185 terrabytes pouvant contenir plus de 64 millions de morceaux, soit huit millions de jours de musique.

cassette-tapes-back-from-the-dead1

La diversification des activités ou stratégie 360° consiste pour un label à développer des activités complémentaires à la production et la vente de disques pour créer des sources « multirevenus ». Pour palier la crise du disque, les tournées, les synchronisations (vente d’un morceau utilisé pour un film ou une publicité), les produits dérivés, ou encore les partenariats avec les marques permettent d’assurer d’autres revenus.

Enfin, placer la relation artiste/fan au centre de la stratégie marketing à travers le direct-to-fan apparaît également comme une piste non négligeable. Si la gratuité est la norme, la fidélisation des fans et la relation de confiance établie grâce à la communication peuvent entraîner l’acte d’achat, en proposant des produits rares ou des expériences uniques. On pense alors aux recherches de Paul Booth qui s’est intéressé à la culture fan, pour qui le fan appartient à une communauté où l’économie du don (« digi-gratis economy ») prévaut, impliquant une économie de la récompense et du cadeau pour les fans. Sur Bandcamp par exemple, le label ou l’artiste peut choisir de mettre en vente son morceau ou son EP à prix libre (0€ ou plus, 10€ ou plus…) et il n’est pas rare que certains paient davantage pour soutenir l’artiste.

bandcamp

Marine Keller

Sources & prolongements

-La musique en 100 labels, Tsugi Magazine, hors?série n°6, juillet?août 2013 
Don’t Believe the Hype le blog de Virgine Berger (industrie musicale, stratégies marketing)
-Paul Booth, Qu’est-ce que la culture fan?, Ina Global 

Le marché du streaming :

Le streaming, nouveau relais de croissance de l’industrie musicale, L’Express
Le marché du disque toujours en baisse en 2015, le streaming en hausse, La Croix 
Apple music vs Spotify, Digital Trends

Les alternatives:

Do it yourself et direct-to-fan, deux alternatives, Don’t Believe The Hype
Urban Outfitters, l’un des plus gros vendeurs de vinyles au monde, Les Inrocks 
Sony invente la cassette du futur, Les Inrocks
http://credit-n.ru/zaymyi-next.html