Au bord de l’illetrisme numérique

À l’occasion d’une intervention auprès de collégiens, qu’il me soit permis d’alerter les terriens, détournant ici une formule du regretté Higelin : « les jeunes n’y connaissent rien à l’Internet ». Et ce n’est pas la lecture de la tribune de Rachid Zerrouki, publiée l’année dernière dans Libération, « Des jeunes au bord de l’illettrisme numérique », qui va redresser cette image ! Ils ont certes une grande habileté manipulatoire, mais pour ce qui est de la maîtrise des outils numériques…

Il faut reconnaître néanmoins que les digital natives savent mieux que personne publier un statut sur Insta’ ou sur Snap’, télécharger une vidéo ou regarder le dernier opus de Squeezie ou de Cyprien. À moins de préférer Debbrah qui documente son Paris-Lisbonne à pied, sur Instagram.

Des profs obsolètes ?

Mais justement, les profs, c’est personne ! Ils ne savent pas tout cela et jalousent les digital natives. Pour ne pas paraître dépassés, obsolètes, ils s’efforcent d’utiliser pas le numérique (comme disait Bartleby), ou alors des choses ringardes comme le TBI, éventuellement le TNI. Surtout, ne pas montrer aux élèves qu’on ne sait pas…

Lorsque quelques vieux loups, du type prof de techno, décident de poser des problèmes aux digital natives, ils demandent à ces derniers des manipulations extraordinaires. Envoyer un courriel avec une pièce jointe. Copier un fichier sur une clef USB (ou, pire, le contraire : copier un fichier de la clef sur le pc). Je connaissais même un sadique qui faisait utiliser un traitement de texte (vous savez, le truc pour lequel il faut utiliser un clavier et plusieurs doigts) et exigeait des enrichissements typographiques. Heureusement, il a pris sa retraite.

Pourquoi tant de haine envers ces pauvres digital natives me demanderez-vous ? Pourquoi se moquer de ces manchots du digital ? D’ailleurs, à qui la faute s’ils sont ainsi ? Mais aux enseignants bien entendu !

Eh oui ! Car si la génération du numérique n’y connaît rien, c’est parce qu’elle n’a rien appris à l’école. La génération précédente, au tournant du siècle, apprenait les constituants d’un ordinateur et un peu à s’en servir. L’unité centrale, les périphériques, le fameux mulot. Et aujourd’hui ? Les élèves se forment au design, à la modélisation d’objets techniques et l’enseignement de l’informatique n’a pas pour but d’en faire des experts, mais de les initier au codage. Donc, ils font du dessin 2D, programment des robots. Je simplifie un peu, mais je ne pense pas être simpliste.

Aujourd’hui, l’institution et les profs foncent tous feux éteints dans le brouillard. Aucune formation n’est disponible pour apprendre aux profs nés au XXe siècle comment se servir du numérique. Aucune formation n’est disponible pour apprendre aux nouveaux enseignants à se servir du numérique. De toutes manières, ils savent. Voir plus haut. Résultat, tout le monde bricole. Et de se mettre un bandeau sur les yeux au cas où…

Pourtant, il existe des solutions, des pansements. Beaucoup d’enseignants se sont auto-formés – hors temps scolaire. D’autres ont décidé d’expérimenter. L’institution observe ces pratiques et surtout recense les projets sur Expérithèque, cette bibliothèque nationale des expérimentations pédagogiques. Une belle base de données pour donner des idées.

Et nos voisins, comment s’efforcent-ils de corriger ce gap ?

Nos voisins suisses semblent confrontés au même problème que nous. Certes, leur plan d’action pour l’éducation numérique (Plan d’action en faveur de l’éducation numérique) est très ambitieux puisqu’il intègre au côté de l’éducation aux médias la formation au numérique et la science informatique. Mais il va achopper sur le même écueil : comment former les 30 000 enseignants suisses romans pour qu’ils puissent mettre en œuvre le plan ? En Belgique, des chercheurs soulignent aussi :

« […] Le manque de maîtrise des compétences et connaissances fondamentales pour l’usage du numérique et l’exploitation de ses contenus.» (Brotcorne P., Valenduc G., Construction des compétences numériques et réduction des inégalités, SPP Intégration sociale, Bruxelles, juillet 2008).

Aussi, la Belgique francophone (la Fédération Wallonie-Bruxelles) a mis en place Le pacte pour un enseignement d’excellence qui comporte 18 chantiers. Parmi ceux-ci, le numérique se décline autour de quatre axes :

  • Définition des contenus d’apprentissage, s’alignant sur le référentiel européen,
  • Accompagnement et formation des enseignants ; augmenter le volume de la formation continue,
  • L’équipement numérique de chaque classe,
  • Création d’une plateforme de ressources, le projet e-classe.

Nos cousins canadiens sont pragmatiques. Ils produisent des ressources et des documents très fouillés que les enseignants s’accaparent. Parmi ceux-ci, j’aime beaucoup la charte que propose le Consortium d’animation sur la persévérance et la réussite en enseignement supérieur (CAPRES). Je trouve très clair ses douze dimensions et j’avoue avoir cela en tête lorsque je propose des activités numériques pour mes élèves.

Francophonie numérique, même combat ?

Est-il vraiment rassurant de constater que nos proches voisins n’ont pas réussi à éviter les principaux problèmes ? Qu’ils sont – comme nous – confrontés au fameux syndrome du précipice et son pont de lianes. Vous ne connaissez pas ? Mais si, faites un effort… Vraiment aucune idée ?

Le précipice, c’est le constat documenté d’un problème. Par exemple, ces pauvres manchots de digital natives. La solution ? C’est le pont de lianes, le « Plan génial pour résoudre le problème » proposé par les hommes politiques et la techno-structure. Entendons-nous bien : et le constat et la solution sont corrects et viables. La seule variable qui n’est pas prise en compte, c’est le vertige qui étreint les enseignants sommés de traverser et donc d’enseigner une culture numérique qu’il méconnaissent comme tout le monde.

Pour aller plus loin :

Voici le cadre de référence proposé par le CAPRES. Vous trouverez sur sa page de nombreux articles pour approfondir ce « cadre de référence de la compétence numérique » et sa déclinaison en douze dimensions. Les deux premières sont centrales et constituent les piliers sur lesquels s’appuient les dix suivantes :

• Agir en citoyen éthique à l’ère du numérique;

• Développer et mobiliser ses habiletés technologiques;

• Exploiter le potentiel du numérique pour l’apprentissage;

• Développer et mobiliser sa culture informationnelle;

• Collaborer à l’aide du numérique;

• Communiquer à l’aide du numérique;

• Produire du contenu avec le numérique;

• Mettre à profit le numérique en tant que vecteur d’inclusion et pour répondre à des besoins diversifiés;

• Adopter une perspective de développement personnel et professionnel avec le numérique dans une posture d’autonomisation;

• Résoudre une variété de problèmes avec le numérique;

• Développer sa penser critique envers le numérique;

• Innover et faire preuve de créativité avec le numérique.

Une chronique de Philippe Crémieu-Alcan

Une réponse

  1. Lecture très intéressante en particulier votre analogie avec le pont de lianes. J’ai consulté votre ressource sur le CAPRES. Je trouve ça vraiment intéressant. Je dois tout de même avouer être surpris que la robotique, la programmation web et autres disciplines fondamentales ne sont pas mentionnées. Je trouve cela dommage, d’ailleurs sur le site on ne trouve rien à propos de la robotique par exemple. J’ai commencé un blog sur le webpedagogique, je me permets de communiquer l’adresse de celui-ci: https://lewebpedagogique.com/jouetrobotprogrammable/
    Je compte ajouter quelques tutoriels sous peu.
    Bien à vous,
    Daniel

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