Née en Roumanie, diplômée de l’Université de Bucarest avec une thèse de maîtrise en littérature comparée, Dana Shishmanian vit et travaille en France depuis 30 ans.
Elle a publié dans des revues (Arpa, Décharge, Comme en poésie, Esprits poétiques, Les cahiers du sens 2010), des anthologies (Francopolis 2008-2009, Flammes vives 2010 et 2011, L’Athanor des poètes 1991-2011), des sites de poésie (Le Capital des Mots, Patrimages, Le manoir des poètes, Textes et prétextes, Poésie en liberté – Anthologie progressive), et dans la revue en ligne Francopolis, dont elle est membre du comité de lecture depuis février 2012.
Elle a animé en 2010, avec l’écrivain mauricien Khal Torabully, la collecte de poèmes Poètes pour Haïti (parue chez L’Harmattan en janvier 2011, dans la collection Témoignage poétique). Enfin, elle a assuré la direction littéraire de l’anthologie Esprits poétiques n°4- Sortilèges (Hélices, mars 2011).
Une plaquette, représentant une sélection d’un volume inédit intitulé Exercices de résurrection, est parue en octobre 2008 dans la collection « Poètes Ensemble » d’Hélices. En décembre 2011 est paru chez L’Harmattan son recueil Mercredi entre deux peurs (collection Accent tonique), dont sont extraits les poèmes ci-dessus.
La biche
Elle vit de si peu
mais si rare si fragile
à peine un semblant de souffle
entre néant et pensée
entre moi et toi et soi
ce n’est pas un mélange
ce n’est pas une osmose
ce n’est pas quelque chose
pourtant cela se nourrit de soi-même
comme d’une substance
super-substantielle
la manne oui c’est une façon de dire
le corps du Christ pourquoi pas
qui en goûte en a toujours faim
cela ne rassasie pas
c’est pour cela d’ailleurs que cela se multiplie
à l’infini
pour que tous les affamés à jamais
en soient toujours à en demander
et moi
arrêterai-je arrêterai-je pas
c’est ma vie ma mort ma mie
je mange et je pleure je mange je crie
j’écris
Mémoire 1
Lucien
luciole
tu fus le premier mort
de ma vie
tu avais sept ans
j’ai écrit ton nécrologue
j’avais sept ans
je t’ai nommé ange et j’en fus révoltée
même si – on le disait – Dieu t’avait rappelé
je te vois toujours au plus profond de moi
comme ma propre image
dans un puits sans fond
je distingue tous tes traits tu veux parler tu es muet
la bouche entrouverte dans un sourire absent
le front froncé les yeux bleus transparents le visage translucide
on dirait d’une cire très fine illuminée par une flamme
prête à s’éteindre
mais elle palpite et appelle du tréfonds de mes rêves
tant que je ne t’aurai pas rejoint
mon fiancé secret que je semble avoir oublié tu es là
sans même savoir que tu m’attends
Mémoire 2
Je chante dans ma tête
je cherche à me rappeler
la chanson au sang et aux jets de pierres
que me chantait ma mère
elle ne veut plus me la chanter
pour que je n’en répète pas les paroles
on pourrait se faire arrêter
on ne parle pas politique à la maison
mais maman c’est quoi ça politique, est-ce le sang et les pierres
chante-la moi chante-la moi
Alors je l’invente cette chanson entendue une seule fois
mais dans ma tête, sans voix
perchée dans le mûrier qui pousse au fond de la cour
pour me cacher
ses branches sont depuis rentrées dans mes rêves
ses fruits se sont enfouis dans l’arrière-goût de mes mets
son frémissement au vent balance mon corps quand je dors
c’est l’arbre à paroles dont je me nourris toujours
amnésique et ingrate
il ne me protège plus maintenant il m’a déjà trahie
quand un homme est entré par la portail de la cour
et m’a vue
il m’a appelée et je n’ai pas pu me taire me faire invisible
le mûrier m’a laissée choir comme un fruit trop mûr
j’ai été happée par la vie
j’ai aimé je mourus je ressuscitai
j’écrivis
la balançoire suspendue à la branche basse de l’arbre
me balance encore et toujours – tiens c’est pour cela
que je ne peux pas m’empêcher
de vouloir encore inventer les paroles de cette chanson refusée
De sa mélodie déchirante j’ai fait une berceuse pour mon fils
que tu pousses grand et fort et n’aie peur de rien
car rien ne protège sauf le vent
qui dépouille de tout
Mémoire 3
De mes voyages à travers le pays
s’échappent des gouttes d’eau projetées au visage
et des aiguilles fines de fumée piquante
poussées derrière par le vent fort d’une locomotive à vapeur
une des dernières sans doute
alors qu’elle sape un tunnel à travers les forêts
et pénètre en rugissant dans le ventre montagneux
de ma terre natale
m’ensevelissant non née non faite
telle une poupée chamanique
Dans mes yeux
les crépuscules on semé des visions secrètes
et du rouge-sang mêlé de bleu violacé à l’horizon
ressortent comme des signes d’une écriture inconnue
les toits huilés des maisons de campagne
les bras en balance des puits à seau
abandonnés comme des membres amputés
sur un champ de bataille
les sommets noirs cruciformes des églises en bois
dont les fresques oubliées ont glissé dans mon sang
leurs couleurs apocalyptiques
les lumières chaudes frémissantes des fenêtres
palpitent dans la nuit derrière les villages
une attirance animale me signale que des humains
y mènent leurs drames de tous les jours
et je ne peux rien pour eux
Vient la mer
sur une plage brûlante
s’immiscer dans mon corps
mon ouïe est toute vague
mes narines raffolent du sel marin
ma bouche se remplit de sable
avec la volupté de l’amour
fait à l’instant de la mort
mes yeux fermés flottent dans la lumière blême
qui s’est ouverte derrière mes paupières de cendres
je danse tel un bouchon sur les flots
bouteille à la Mer Noire
abandon délicieux au néant virtuel
qui me rêve
D’une langue à l’autre
D’une langue à l’autre
on dit qu’on change de culture
de pays d’espace-temps d’humaine ambiance
ce n’est pas cela
ce sont nos organes de sens qui changent
en même temps que leurs objets
on flaire différemment les mots
on les sous-pèsent autrement
on les goûte moins on les touchent à peine
on les lance des yeux
on les entend bourdonner
sans rythme régulier
on en vient aux rimes faciles
aux calembours
on a alors envie de les écorcher
la sève doit être quelque part
mais peut-être pas sous l’écorce
peut-être est-elle à l’extérieur
dans le vide qui les fait cliqueter
elle est ce vide même
la manne que je mâche depuis toujours
dans le no man’s land de mes sans-rêves sans-paroles
elle est cette lumière blême
incurvée au bout de l’œil-tunnel
où le plus et le moins infini coïncident
sans se toucher
si la synchronisation est atteinte le cycle s’arrête
le nirvana – seule alternative
à l’écriture
Mercredi entre deux peurs
L’attirance de l’angoisse vient sans doute
de ce qu’il est plus rassurant de se rétrécir
que de s’exposer au large
la peur protège de la vraie peur
la peur c’est quand on se fait petit sous les coups
la vraie peur c’est de fondre dans la félicité
se perdre ne plus pouvoir distinguer
non je refuse de joindre les deux
je resterai au milieu tant que je pourrai
tenir au bout de mon souffle
ce corps de signes qui me remplace