Feuilleton : Nouvelle Âme – 3

3.

On m’a toujours répété que je me suffisais à moi-même. Que je n’ai besoin de personne pour vivre. Mes mamans ont toujours mis un point d’honneur à faire de moi une femme qui s’aime. Grâce à elles, j’ai réussi à surpasser avec plus ou moins de facilité la douloureuse période que peut être l’adolescence. Du moins, sur ce point-là. 

C’est donc pour cela que, lorsque Clarisse s’arrête devant l’immense bâtiment, avec pour enseigne : “Le Relooking : Bienvenue aux Nouvelles Âmes !”, je retiens un cri d’indignation. Comment ce genre de lieu peut exister ? Bien sûr, Clarisse n’en tient pas compte et passe les portes automatiques sans regarder derrière elle. Et je suis obligée de la suivre. J’ai beau détester ce qu’il m’attend, je déteste encore plus l’idée de me retrouver seule dans ce monde inconnu.

-Oh, Clarisse ! Déjà de retour ?

Un jeune homme posté derrière le comptoir de ce qui semble une salle d’attente sourit de toutes ses dents immaculées. Il ressemble à un véritable mannequin, tout comme les photos “Avant-Après” accrochées dans toutes la salles. Les changements sont bluffants, mais ça ne fait que renforcer mon dégoût. Je n’ai pas envie de changer, moi. Est-ce que je vais être obligée de ressembler à ces filles semblables à des poupées de porcelaine ? Je lorgne la porte d’entrée. En deux pas, je suis dehors. Dehors, mais seule. Je me résigne. Clarisse s’avance vers le guichet :

-Ouais… répond l’intéressée d’un air assez gêné. Mais on vient pour elle.

Je souris au jeune homme, masquant mon dégoût derrière cette expression factice. Il me répond en souriant de plus belle.

-D’accord ! J’appelle Lydia ! dit-il en appuyant sur un bouton derrière lui.

-Heu… T’es sûr pour Lydia ? Elle est… Comment dire…

-Adorable ? complète le jeune homme, guilleret.

Clarisse s’apprête à nier, quand une blonde aux formes plus que généreuses apparaît devant nous. J’en ai le souffle coupé. Je n’ai jamais vu ce genre de fille en vrai, seulement à la télé ou dans un magazine. Ses traits sont parfaits, et ses cheveux blond platine retombent sur une paire de seins plus que présents.

-Mathieu, pourquoi tu me déranges ? J’ai presque convaincu le laideron de s’enlever les kilos qu’elle a en t… Oh, bonjour !

Je me retiens de vomir. J’ai beau ne pas avoir compris la moitié de sa phrase, j’ai compris l’autre moitié. Je me tourne vers Clarisse pour protester, mais cette dernière me pousse vers Lydia.

-J’ai déjà donné, chuchote-t-elle.

Comme d’habitude, je n’ai pas le temps de poser mes questions, ni même de protester. Lydia m’emmène dans une petite pièce, dont l’un des murs est recouvert d’un immense miroir. Un dressing est incrusté dans le mur adjacent, et un ordinateur est posé contre le mur du fond. Si je ne savais pas où je me trouvais, j’aurais parfaitement pu croire que j’ai atterri dans une salle d’expérience secrète. A cette pensée, un sentiment de méfiance se mélange à mon dégoût. Lydia me place devant le miroir, et va s’installer derrière l’ordinateur. Après avoir pianoté dessus, elle revient :

-Voilà, dit Lydia en se rapprochant de moi, j’ai configuré le tout, maintenant, passons aux choses sérieuses.

-Aux choses sérieuses ? je répète, méfiante.

-Clarisse t’a expliqué pourquoi tu es ici, non ?

-Heu… Pas vraiment.

-Toujours aussi mystérieuse, celle-là… Bref, tu es ici pour changer d’apparence. Certaines âmes ne supportent pas de devoir garder l’apparence de leur ancienne vie, et on leur donne la chance d’en changer, dit-elle d’un ton superficiel, comme si elle récitait un discours appris par cœur, en exagérant son enthousiasme. Tu peux tout changer : ta taille, ton poids, tes cheveux, tes sourcils, ta morphologie, ta couleur de peau… Mais il y a tout de même des règles à respecter. Premièrement, tu ne peux pas avoir la même apparence que quelqu’un d’autre. Ne t’en fais pas, nous saurons si c’est le cas grâce à l’ordi. Deuxièmement, tu ne peux pas avoir une apparence autre qu’humaine. Nous sommes des âmes d’humains, et tenons à le rester.

Je ne sais pas vraiment qui est le “nous”, ici, mais j’écoute attentivement les autres règles. Petit à petit, je me rends compte des préjugés que j’avais sur ce lieu n’avaient pas lieu d’exister. Je me sens honteuse. A la fin de son monologue, elle m’explique comment le miroir marche. De la même façon qu’une tablette tactile, il n’y a qu’à cliquer pour changer de morphologie ou de forme de sourcil, zoomer pour voir nos yeux de plus près… C’est très moderne. Lydia finit enfin ses explications, et retourne à son ordinateur.

Je ne sais pas quoi faire. Devant moi se tient la solution à tous mes anciens complexes. Adieu mes joues trop creuses, adieu mon mètre quatre-vingt qui m’a valu bien des moqueries, adieu la cicatrice me barrant la mâchoire… Je soupire. Je repense à Maman Anya, qui m’a toujours dit de m’accepter, au risque de perdre sa vie à vouloir être quelqu’un d’autre. Mais maintenant, je ne suis plus en vie. Je ne pourrais plus jamais entendre mes mamans me dire à quel point je suis belle. Elles ne pourront plus jamais caresser ma cicatrice, balayant mes doutes de ce simple geste. Elles ne pourront plus m’aider à mettre du mascara. Je n’ai pas envie de les déshonorer. Elles ne m’ont certainement pas dit tout cela pour rien. Je décide alors de ne rien faire. De m’accepter comme je suis.

-Aucun changement ? me demande Lydia, voyant que je ne fais rien.

Je hoche la tête. Lydia hausse les épaules, et s’approche. Elle m’observe de la tête aux pieds, un air de conspirateur sur le visage.

-Tes yeux sont petits, pourquoi tu ne les agrandirais pas ? Et tes joues, tu n’as jamais pensé que ce serait mieux qu’elles soient plus rondes ? Tu es super grande, tu n’as jamais pensé à être plus pet…

-Stop.

Je me lève de ma chaise, et plante mon regard dans le sien.

-Je refuse de changer quoi que ce soit. Je m’accepte comme je suis, et ce n’est pas mon problème si tu ne me trouves pas à ton goût.

Elle ne répond rien, mais son regard trahit sa colère. Elle doit sûrement être vexée que je ne suive pas ses conseils. Je m’en fiche. Il est hors de question que je change pour plaire à quelqu’un d’autre. Elle me fait signe de sortir, ce que je m’empresse de faire. Clarisse et le jeune homme de l’accueil se mettent à applaudir quand ils me voient sortir.

-Je savais que tu résisterais ! me dit Clarisse d’un air triomphant. Tu me dois dix euros, Matt.

-Et pourquoi pas un dîner ? répond “Matt” d’un air coquin.

-Très drôle, répond Clarisse.

Matt a l’air déçu, mais Clarisse ne le regarde pas. Elle m’observe moi. Je me sens flattée d’avoir enfin un peu de son attention, elle qui m’ignorait depuis notre rencontre.

-C’est génial que tu n’aies rien changé. Qu’est-ce qui t’as poussé à le faire ?

-Hum… Mes mamans.

Un voile passe dans son regard, et son air se renfrogne. Oh non. Pitié qu’elle ne fasse pas de commentaire sur le fait que j’ai deux mères… J’ai donné, sur ça, et je n’ai pas envie que ça continue dans ce monde aussi.

-T’as envie qu’elles te reconnaissent ? me dit-elle quand on sort de la boutique et en se remettant à marcher.

-Me reconnaissent ? Non, je l’ai fait car elles m’ont toujours appris à m’aimer.

Clarisse ne dit rien pendant un moment. Son regard est fixé sur ses converses, et elle se mord la lèvre.

-Faut pas que t’espères les revoir. Ce monde est vaste, et il faut parfois des mois de recherche pour retrouver sa famille, surtout si le temps entre ta mort et la leur est long. En plus, parfois, il arrive que les familles se disloquent dans la mort. Elles ne sont plus reliées par le sang, après tout. Ce n’est pas étonnant d’entendre que quelqu’un s’est fait rejeté par sa famille, et se retrouve seul.

Je frissonne. Mes mamans ont encore du temps à vivre. Si je suis bel et bien morte, je sais qu’elles survivront. Elles sont fortes. Elles ne se sépareront pas dans la mort, et à cette pensée, je me sens rassurée. Si par malheur, le jour de leur mort, je n’arrive pas à les retrouver, tant qu’elles seront ensemble, je serais heureuse. Cependant, quelque chose me chiffonne. Et si… Et si Il était là ? Serait-ce possible de le trouver ? L’espoir renaît en moi. Infime, mais présent. Une sensation que j’avais appris à oublier. Alors que je m’apprête à demander à Clarisse quels sont les moyens de recherches, elle s’arrête devant un grand portail en fer forgé. Une brume épaisse s’étend derrière et il est impossible de voir à plus d’un mètre. Cependant, ce qui fait monter mon inquiétude n’est pas le fait qu’il y ait du brouillard, mais qu’il s’arrête pile là où le portail se ferme, comme si un mur invisible l’obligeait à s’arrêter d’une façon très peu naturelle. A nouveau, un sentiment de méfiance m’imprègne. Mon regard doit être suspicieux, car elle se justifie :

-Quoi ? C’est toujours comme ça qu’on entre la première fois.

-Qu’on entre…

Son regard me dissuade de continuer. Ce n’est toujours pas l’heure des réponses, apparemment. Je soupire, puis lui donne ma main, incertaine.

Et là, c’est le vide.

Amélie

Chapitre prochain à lire à la rentrée…