Feuilleton : Nouvelle Âme – 4

4.

J’ai toujours adoré porter des chaussures à talons. L’envie de réussir à marcher avec des chaussures à talons m’a aidée à me remettre debout à chaque chute. C’était un objectif que je m’étais fixée dès que mes mères avaient commencé à me prêter leurs chaussures – que je réclamais depuis un moment déjà. Pour la fan de mode en moi, ne pas avoir cet accessoire que je considérais comme indispensable me rendait furieuse. Mais mes mamans étaient strictes : pas de talons avant le lycée. C’est donc pour cela que l’été précédant ma rentrée en seconde, j’avais suivi un entraînement intensif pour réussir à marcher avec toutes sortes de talons. Qu’ils soient compensés, à aiguilles… Rien ne me résistait.

Mais là, j’ai bien cru que j’allais m’effondrer. Je viens d’atterrir… Enfin, ça, je n’en suis même pas sûre. Tout ce que je sais, c’est que le bâtiment qui s’étend devant moi est un pur chef-d’œuvre. Construit dans un style incroyablement français, le bâtiment principal me fait penser à la Sorbonne, célèbre université française. Et les bâtiments se situant à côté n’ont rien à lui envier. Eux aussi construits dans un style français, sont situés de part et d’autre du bâtiment s’étendant face à nous. Ensemble, ils encadrent une cour, dont le centre est occupé par une immense fontaine. Chaque chemin de gravier blanc relie les bâtiments et la fontaine, qui semble d’ailleurs être le point de rendez-vous du monde entier, si j’en crois la tonne de gens que je vois près d’elle. Enfin, comme si tout n’était pas assez majestueux, de grands arbres bordent les allés de graviers. Un immense chêne se tient fièrement près d’un bâtiment, et je suis prise d’une envie furieuse d’aller m’allonger en-dessous.

-Et… 2 minutes ! C’est bon, ton temps de contemplation est terminé. Maintenant, suis-moi, ou perds toi ici.

Mon émerveillement est brisé par les mots de Clarisse. Elle commence sérieusement à m’énerver. Cependant, je la suis. Que faire d’autre, de toute façon ?

-Toujours un plaisir de te parler, Clarisse, je lui lance en la rattrapant. J’ai pas du tout l’impression de t’embêter.

Elle hausse les épaules en s’avançant vers le bâtiment au style français.

-Je vais pas mentir, se contente-t-elle de dire.

Je lève les yeux au ciel. D’habitude, je fuis comme la peste ce genre de fille. Mais là, le destin semble se foutre complètement de ma capacité à la supporter, et m’a mise sur son chemin. Tant pis. Dès que je le pourrais, je partirais. Pour l’instant, je dois la suivre et réprimer mon caractère.

-D’ailleurs, continue-t-elle, tu ne demandes pas comment on a atterri ici ?

Je ne prends même pas la peine de répondre. Et j’ai apparemment raison d’économiser ma salive, car elle ajoute :

-On s’est téléporté. L’école se trouve dans une dimension reliée à la ville par ce portail. C’est grâce à ce système que tu peux voir ce soleil absolument pas aveuglant. Normalement, tu peux pas sortir de l’école, mais comme je trouve ça complètement idiot de ne pas laisser les nouveaux faire leurs propres expériences, je te donne ce conseil gratuit : si tu touches la poignet du portail, tu seras téléportée dans l’autre dimension.

Je lève un sourcil. Est-ce qu’elle essaie de m’arnaquer ? De me faire faire quelque chose pour qu’ensuite elle puisse se moquer de moi ? J’essaie de me souvenir comment on s’est téléporté ici. Je me rends compte que j’en suis incapable. Le fait que Clarisse me tende la main m’a tellement perturbé que je ne me suis concentrée que sur ça. Tant pis, je demanderai aux professeurs. De toute manière, je sortirai bien d’ici un jour. Enfin j’espère.

Nous passons devant plusieurs groupes de personnes. Je remarque que la diversité que j’ai vue en dehors du lieu a changé. Ici, les personnes de type occidentale semblent être en majorité. Répondant à ma question silencieuse, Clarisse dit:

-Y’a autant d’écoles que de pays, dans ce monde. La perception de la mort est trop différente entre eux pour qu’une seule école gère tout ça. Donc ici, si tu arrives à suivre, on est dans l’école française.

Je hoche la tête, balayant sa dernière remarque inutile.

-D’ailleurs, poursuit Clarisse, le système est le même pour les quartiers de la ville. On peut s’y balader plus librement, mais certaines communautés restent bien ancrées dans leur coin de ville. Me fais pas cette tête, on a déjà essayé la mixité. C’était pas beau à voir.

Je rêve ou son ton est amer ?

-Comment ça ?

-Disons que… Quand certains peuvent aller voir leur famille une fois par an, ça attise les jalousies.

Je tilte. Dans la culture mexicaine, il est de coutume de croire que les morts reviennent dans le monde vivant une fois par an, le premier novembre, lors de la fête des morts. C’est logique que ce privilège attise les jalousies.

Nous arrivons dans ce que je devine être le hall principal. Il est bondé de monde. Peu importe où je pose mes yeux, je vois quelqu’un. Clarisse se faufile entre les gens présents dans l’endroit, sans se soucier du fait que je n’arrive pas à la suivre. Après une farandole de “pardon”, « excusez-moi« , “Oups, désolée”, j’arrive enfin à la rejoindre devant le guichet de l’accueil.

Clarisse ne peut s’empêcher de me gratifier d’une moquerie en me voyant arriver, essoufflée.

-T’as du mal, girafe. T’aurais dû mettre des talons plus hauts, ce matin.

-Au moins, ils sont pratiques pour taper les meufs comme toi, je réplique.

A mon grand désarroi, elle sourit. Est-ce qu’elle… me teste ? Je balaie l’idée. Clarisse est le contraire de sympa.

-Wow, ça fait longtemps ! s’écrit le jeune homme de l’accueil en apercevant Clarisse.

Cette dernière s’accoude au bureau, comme si elle était chez elle.

-Salut, Eric. Je viens pour inscrire ma nouvelle âme.

-Toi, garante ? On aura tout vu, fait-il en riant, ça fait, quoi… trois ans qu’on t’a pas vu ? En fait, c’est depuis…

Je tends l’oreille. Mais Clarisse le coupe :

-Bref, on est là pour elle, fait-elle en me désignant.

-Ouais, désolée, dit Eric avec un mouvement de recul, comprenant parfaitement qu’il ne valait mieux pas contrarier Clarisse. Tu t’appelles ?

-Ambre Roy, je fais en souriant.

Il semble soulagé de voir que, moi, je n’ai pas un caractère aussi terrible que celui de Clarisse. Il pianote quelques instants sur son ordinateur, attrape une clé suspendue à un panneau derrière lui, et la tend à Clarisse. Il se gratte la nuque, gêné :

-C’est la même chambre que…

-C’est bon, l’interrompt Clarisse en voyant le numéro de chambre.

Puis elle s’en va. Je m’apprête à la suivre, mais Eric se penche vers moi et chuchote :

-Bonne chance pour supporter Clarisse. Elle n’a pas toujours été comme ça mais… 

Il se ravise.

-Rien. Je ferais mieux de ne pas t’en parler.

Je le gratifie d’un sourire. Il a essayé d’aider, au moins :

-Merci.

*****

La chambre dans laquelle Clarisse et moi avons élu domicile est incroyablement petite. La seule fenêtre de la pièce est immense, et l’armoire finit de prendre le peu de place que prennent déjà les lits et le misérable bureau qui est là juste pour nous rappeler qu’on se trouve bien dans une école. Cependant, ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas la tonne de poussière qui peuple le lieu, mais l’ordinateur dernier cri posé sur le bureau. Quelqu’un l’a oublié ici ? Je m’apprête à le notifier à Clarisse, mais celle-ci me devance :

-C’est pour toi. Tout comme les vêtements dans cette armoire. Ce sont des reproductions des affaires que tu avais chez toi, dans le monde des vivants.

Une joie indicible me submerge. Des affaires à moi. Dans ce monde inconnu. Je m’empresse de vérifier les dires de Clarisse et, en effet, tous mes vêtements sont là. Cependant, quelque chose cloche. Comment…

-L’armoire est magique. Pourquoi respecter les limites du monde des vivants alors qu’on ne l’est même plus ? dit Clarisse en voyant mon regard suspicieux face à l’armoire.

-Dans ce cas, ils auraient dû faire des chambres plus grandes.

-Un point pour toi.

Je me tourne vers Clarisse. Elle a un léger sourire aux lèvres. Est-ce que ma remarque l’a faite… sourire ? Pourtant, je n’ai fait que critiquer le manque de logique de ce monde.

Je balaie cette remarque de ma tête. Clarisse reste invivable. Et puis, de toute façon, ce n’est pas comme si elle souhaitait qu’on devienne amies.

Je m’allonge sur le lit, qui semble renfermer toute la poussière du monde.

-Heu… je dois y aller, me fait Clarisse. Je reviens pour l’heure du repas.

Je me redresse vivement. Repas ?! Rien qu’à ces mots, je me sens mieux. Enfin quelque chose qui ne change pas. Ou… pas ?

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine…