Nouvelle Âme – chapitre 24

Ambre fait maintenant partie de la Résistance. Avec l’aide de ses nouvelles alliées, elle entrevoit à nouveau l’espoir de revoir son frère. Mais sera-t-il facile de le retrouver ? Quels obstacles restent-ils encore à franchir ?

24- Yên.

Yên a toujours aimé son boulot. Ses collègues, son bureau, ses Vivants, tout la rendait heureuse. En apparence.

-Pourquoi tu m’as fait ça ?!

Une voix stridente perça les oreilles de la petite vietnamienne malgré son casque. Elle ne prit même pas la peine de chercher la source du bruit.

-Maria, s’il te plaît…

La voix suppliante ne se fit pas attendre. Encore et toujours la même scène. En un froufroutement, une autre voix, plus douce, chuchota tout près de l’oreille de Yên :

-Maria et ses copains… acte j’ai cessé de compter.

Yên aurait ri aux mots de Aisha, son amie et collègue de toujours, si ce n’était pas la troisième fois ce jour-là que la scène se produisait. Et il n’était que dix heures.

C’était épuisant, à force, mais Yên était convaincue que le travail valait le coup. Elle était Gardienne. Elle adorait veiller sur ses Vivants et les rendre heureux. Elle vivait un peu à travers eux, au final. C’était normal. Cela arrivait à chaque Gardien, à un moment ou à un autre. Cependant, parfois, cela devenait… bruyant. Elle savait que ce n’était pas sain. Carola lui avait expliqué que vivre à travers quelqu’un d’autre n’était bénéfique ni pour le Gardien ni pour l’humain. Yên le savait. Elle n’était pas de ceux qui se faisaient prendre au piège, bien qu’elle ait l’apparence d’une victime idéale. Elle voulait simplement se dédier aux autres, comme elle aurait voulu le faire étant vivante.

-Mais Maria… comprends-le, la comptabilité n’est pas assez élevée…

-Je m’en fiche ! Les humains de Isis et Kaoru ont bien réussi, eux ! Pourtant ils n’étaient pas censés être des âmes sœurs ! Alors remets ton humaine sur le chemin du mien ou alors je mets fin à notre collaboration.

Des protestations se firent entendre. Yên leva des yeux exaspérés sur la foule qui s’était amassée autour d’une Maria aux cheveux de feu, debout sur un bureau. Son air conquérant fit frissonner la petite Vietnamienne. Ce genre de scène était une étape d’un cercle vicieux dans lequel ce pauvre garçon – Eliott, peut-être ? Ou Grégoire, elle ne savait plus – et tant d’autres étaient tombés. Maria était le parfait exemple de ce que Yên s’efforçait d’éviter à tout prix.

-Bon, on s’éclipse ? fit Aisha en éteignant son ordinateur.

Yên ne s’évertua même pas à répondre par-dessus tout le raffut de la foule. Elle hocha la tête, fit un dernier tour d’observation, et éteignit son ordinateur à son tour.

Les deux jeunes femmes se frayèrent un chemin parmi les vautours. Ils n’étaient pas plus que cela, selon Yên. Par une porte latérale, elle rejoignit le couloir de verre, suivie d’une Aisha aux voiles flottant derrière elle. Yên baissa la tête, comme toujours. A force, elle avait appris que le vertige n’avait pas lieu d’être : l’immeuble était incassable, et puis même si elle tombait, aucun risque de mourir. Elle ne ressentirait pas non plus de douleur, elle n’était pas assez bête pour prendre du Sens lors de ses heures de travail.

L’accueil du canapé de la salle de repos fut enchanteur. Yên s’y affala tandis qu’Aisha, elle, s’assit au bout de celui-ci.  La petite Gardienne observa son ami. Bien, il était temps. Elle couvrit ses yeux de son bras et grimaça.

– Je crois que je vais y aller pour aujourd’hui, soupira-t-elle.

– Vraiment ? Mais je suis arrivée il n’y a même pas une heure !

Les mots de son amie firent mal à la petite bricoleuse mais elle tint bon.

– Oui, je suis là depuis hier soir. Et Maria aussi, rajouta-t-elle, et elle savait que cet argument avait un poids de taille.

– Yên ! Je croyais qu’on devait faire en sorte de travailler au même moment !

Yên appuya son bras sur ses yeux. Pas de larmes. Ses yeux ne devaient pas trahir ses émotions. Elle ignora alors l’étau qui serrait son cœur et se retourna, sur le ventre, les mains soutenant sa tête, le regard rivé vers son ami : 

– Je le ferais pluuus, fit la concernée d’un air faussement coupable, un sourire angélique aux lèvres.

Aisha sourit à son tour. Yên était pardonnée. Elle s’en voulait, de la manipuler ainsi. Mais elle ne pouvait rien dire, ou elle ne serait plus en mesure de la protéger.

Les Gardiennes se saluèrent alors et Yên alla récupérer ses affaires. Elle descendit alors les 70 étages de la tour Europe, et se maudit de ne pas avoir accès à la Téléportation. Elle arpenta les rues d’Heaven, traçant son chemin entre les bâtiments blancs indifférenciables au premier abord. Elle n’appréciait pas cette version de la ville. A l’époque de son arrivée, il était bien plus facile de se repérer, avec les bâtiments aux briques colorées, dans un mélange de ville new-yorkaise, parisienne et londonienne. Les gratte-ciels avaient beau avoir été mis à jour il y a 10 ans, elle ne s’y faisait pas. Pour elle, tout se ressemblait de façon affreusement monotone.

Heureusement, elle atterrit bientôt dans le quartier commercial, bien plus bariolé, avec ses boutiques aux devantures aguicheuses. Vêtements, bijoux, coiffeurs mais, surtout pas de nourriture. Il ne fallait pas oublier qu’en manger n’était pas à la portée de tous.

Tout à coup, la petite Vietnamienne se stoppa net. Quelque chose n’allait pas. Au loin, sur le palier du bar à la devanture violette, elle aperçut des ailes. Merde. Elle entra dans la première boutique qu’elle vit et fit mine d’observer les vêtements de celle-ci. Qu’est-ce que les Archanges fichaient au bar ? se demanda-t-elle en jetant un œil derrière la vitrine. La dernière inspection avait eu lieu il y a deux semaines, comme prévu, alors pourquoi étaient-ils là ? Avaient-ils eu vent de leur trouvaille ?

Quand, quelques minutes plus tard, Yên aperçut les Archanges s’envoler au loin, elle sortit de la boutique et fila jusqu’au bar. Elle passa les portes, saluant au passage les gardes impassibles. Pauvre d’eux, se disait-elle à chaque fois, ils espèrent devenir des Anges en surveillant ce bar risqué. Cela faisait rire Yên, de les imaginer y parvenir.

Elle passa la porte du bureau, soulagée de profiter de l’isolement qu’elle permettait. Elle n’était pas à l’aise avec tous les bruits de ce bar. Seule Carola était présente, assise derrière le bureau, l’air absolument épuisé.

– J’ai vu les Archanges, commença Yên puis, en voyant le regard paniqué de sa collègue, elle rajouta : de loin. Qu’est-ce qu’ils foutaient là ? Je croyais que la prochaine inspection était dans deux semaines ?

– Elle était censée, répondit Carola en débouchant un rouge à lèvre. Cependant, ils cherchent la fille de ce foutu Ange.

– Ah. Problématique.

– Heureusement, Clarisse nous a sauvé la mise. Elle les a vu arriver et m’a aidé à tout ranger avant qu’ils arrivent.

– Quelle héroïne, ricana Yên.

La porte s’ouvrit d’un grand coup. En même temps que les gémissements, ce furent des pleurs qui entrèrent dans la pièce. Une avalanche de robes rétro et de boucles blondes s’effondrèrent sur le sol, d’un air un peu trop théâtral au goût de Yên.

Carola s’empressa de serrer Mary, transformée en cascade, contre elle. Yên savait qu’elles partageaient leurs interrogations mais, contrairement à elle, Carola n’avait pas besoin de preuve pour faire preuve de sororité.

-Tout va bien… Je suis là… murmurait Carola en tapotant maladroitement le dos de la blonde.

Yên cligna des yeux plusieurs fois avant d’attraper une clé à molette et de la laisser lourdement tomber sur le carrelage. Les deux Résistantes sursautèrent.

– Au lieu de pleurer, explique, interrompit Yên, d’un ton dur.

– M-mon ma-mari a… a…

Yên se retint de lever les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’il avait fait encore, celui-là ? Certes, il n’avait jamais été méchant, voire même plutôt gentil envers Mary, mais Yên s’était toujours méfiée. Il était américain, et puis c’était un homme. Des raisons suffisantes, d’après l’adolescente. Elle avait peu vécu, comparé à ses collègues, mais assez pour retenir cela.

– Il a décidé de se Réincarner, explosa Mary.

Carola et Yên échangèrent un regard victorieux.

– Bonne nouvelle, répondit Yên en s’installant sur le siège bien trop grand pour elle du bureau de Mary.

– V-vous êtes s-si cruelles… sanglota Mary.

Carola se sentit sûrement obligée de rassurer la blonde, mais ce ne fut pas le cas de Yên, et personne ne lui en voulut. Elle était comme ça. Son métier, ses capacités et son utilité lui empêchaient d’être éjectée, même si parfois elle faisait preuve d’implacabilité. Et puis, Mary l’aimait. Elle la prenait pour sa fille. Mais Yên n’appartenait à personne, et ça, tout le monde le savait.

Yên reprit la clé à molette et la fixa longuement, en attendant que les pleurs se taisent.

– Toujours rien ? lança Yên quand le silence s’empara de la pièce.

– Non, lui répondit Carola. Il va falloir passer à la prochaine étape.

Yên sentit son cœur se resserrer, comme à chaque fois qu’elle entendait cette phrase depuis une semaine déjà. Leur mission n’avançait pas. Cette fille de bourge ne lâchait rien. Malgré les menaces, rien n’y faisait. Elle tenait à son père plus qu’à sa propre existence, quitte à condamner des milliers d’innocents.

Le bruit strident de la clé tombant à nouveau sur le bois du bureau fit sursauter les Déesses. Yên s’était levée, le visage dur comme une pierre.

– J’vais aller la voir.

Pour seule réponse, Yên se retrouva le nez contre une poitrine opulente. Elle devina sans peine que, si elle avait pris du Sens, elle aurait senti des effluves de N°5 de Chanel, qui accompagnait Mary à chacun de ses gestes.

– Laisse… moi… réussit à articuler la petite vietnamienne, le nez empêtré dans un décolleté à la peau étonnamment douce, elle devait le noter.

– Non, tu es trop jeune, fit son amie. Ne va pas la voir.

– Bon sang Mary ! Nous avons quasiment le même âge ! Et puis moi, j’ai vécu la guerre.

Coup bas. Yên le savait. Elle vivait bien avec son passé, mais ce n’était pas le cas de Mary ni de Carola. Qui aurait cru qu’une si petite fille avait vécu tant de choses, disaient-elles souvent. Yên connaissait la solitude et la souffrance, elle était morte ainsi et dès que cela se faisait savoir, la pitié se ramenait et les remarques avec. Mais elle avait changé, comme tout le monde. Et ça, Mary refusait de le comprendre.

La Déesse la lâcha et la jeune fille s’échappa du bureau sans un mot. Elle parcourut les couloirs aux portes indifférenciables, si ce n’est un nom de lieu mystique écrit élégamment sur une plaque en bois violet – évidemment. Le Triangle des Bermudes pour les plaisirs mouillés (nul), les Jardins Suspendus de Babylone pour ses lianes tendues et plantes carnivores (bien vendu mais non), la Tour de Babel et ses milles excentricités (surcoté)… Elle passa une porte gardée par un vigile, non sans sortir son badge. Elle traversa la partie VIP aux murs en velours. Là, l’au-delà pour des merveilles de damnés (quel jeu de mot affreux), le Mont Olympe pour rencontrer Aphrodite (stratégie marketing, elle n’y allait plus depuis des années) puis le Tribunal des Morts animé par Perséphone et Hadès. Elle s’arrêta et attrapa la poignée de la porte mais ne l’actionna pas.

Elle observa, derrière ses paupières, les images de guerre qu’elle avait vécues. Bombes, fusils, cadavres. Elle y alla doucement. Elle pouvait faire face à cette femme. Elle avait vécu tellement de choses. Elle en était capable.

Elle entra.

Le lion était en cage, si elle en croyait les grognements menaçant de Clarisse qui lui parvenaient maintenant aux oreilles.

La lionne tournait autour de sa proie. La fille de l’Ange pleurait de désespoir, un bandeau sur la bouche. Ses longues tresses blondes tombaient délicatement sur une robe blanche, hors de prix. Pathétique, pensa Yên. 

-Ah… Hermès… merci de ta venue, fit Clarisse d’un ton doucereux. Tu es venue voir le spectacle ?

La concernée ne laissa rien transparaître. Elle pouvait éclater de rire à n’importe quel moment si elle se mettait à parler. Elle hocha alors simplement la tête. Un sourire carnassier se dessina sur les lèvres de sa collègue. Elle jongla avec le couteau, habilement.

-Que le spectacle commence alors ! lança-t-elle joyeusement.

Elle approcha le couteau du bras frêle de sa victime. Encore quelques instants et…

Yên fit mine de se rappeler de quelque chose.

-Oh, Hadès, je pense que ça devra attendre.

Cette dernière s’arrêta dans son mouvement.

-Quoi ?

-Perséphone m’envoie te chercher. Elle veut te voir.

-Tant mieux pour toi, lança-t-elle à l’adresse de la captive. Mais ne t’inquiète pas, je reviendrai.

La petite asiatique leva les yeux au ciel tandis que les cris étouffés de la bâillonnée tentaient de se faire entendre. Elle en faisait toujours des caisses.

Les deux Déesses sortirent de la pièce, Clarisse marchant bien trop rapidement pour Yên.

-Hadès, je…

Elle ne savait que dire, en fait. Quelle situation étrange.

-Pfiou, s’exclama-t-elle, en pénétrant dans le bureau de Mary puis en s’asseyant dans le coin de la pièce – qui, à force, lui était réservé.

Il lui restait quelques dizaines de minutes avant la fin de sa pause. Elle attrapa ses outils et reprit son travail sur les montres en écoutant distraitement ses collègues parler.

Clarisse faisait les cent pas, et Mary tapotait ses doigts vernis sur son bureau.

– Pourquoi t’as des traces de mascara sur les joues ? la questionna Clarisse.

– Pour rien, fit Mary et Yên put entendre le sourire rassurant dans sa voix. Parlons plutôt de notre captive.

-Il faut lui faire peur. Y’a que ça qui la fera parler.

-Tu ne pourras pas m’empêcher de penser qu’il y a d’autres moyens, fit Mary, d’un ton posé.

-Lesquels ? ricana son interlocutrice.

-La convaincre.

-La convaincre ! s’insurgea Clarisse. Et comment tu comptes faire ça ?

Mary se tut.

-Voilà. Alors on continue avec mes méthodes.

-Tes méthodes peuvent nous attirer des ennuis, et même si nous avons des garde-fous, ça ne te permet pas de jouer avec les limites ! Si tu retournes en prison, non seulement on te perdra, mais on perdra Ambre en même temps.

-Ça m’étonnerait. Elle a envie de retrouver son frère. Et pour ça, elle n’a qu’un seul moyen : nous. Alors t’inquiète, on la perdra pas.

Les ongles cessèrent de tapoter. Les chaussures cessèrent de marcher.

-De toute façon, tu ne changeras pas d’avis ? demanda Mary, désabusée.

-Non.

Un silence pesant envahit la pièce et manqua de faire suffoquer la bricoleuse.

-Et heu, sinon, elle est où, Carola, lança-t-elle dans l’espoir de retrouver un air respirable.

-Partie s’occuper d’un client important, répondit simplement Mary.

L’ambiance ne s’améliora pas quand, plusieurs interminables minutes plus tard, Carola franchit la porte du bureau à son tour. Son salut joyeux fut accueilli par des grognements et la jeune hispanique sut à quoi s’en tenir.

Yên, de son côté, vissait, sciait, collait, coupait, de tout son soûl. Elle aurait pu rester sur ses créations durant des heures, si une main discrète ne l’avait pas tirée de son travail.

-C’est bientôt l’heure, souffla Carola.

-Oh. Merci.

Déçue, la bricoleuse rangea ses outils. Le temps passait trop vite. Elle ne pouvait s’absenter que durant quelques heures, ceci étant dû aux fuseaux horaires de ses Humains. Et encore, elle avait de la chance, elle en connaissait certains qui devaient être présents 24h sur 24.

-Mesdames, aurevoir.

Elle fit une courbette, sous les rires de ses amies, puis s’en alla.

Elle parcourut la ville au trot. D’habitude, ce chemin la déprimait toujours un peu. Elle avait beau adorer son travail, les conditions n’étaient pas idéales, surtout quand elle était entourée d’une Maria impossible à gérer. Cependant, cette fois-ci, elle zigzaguait dans les rues, évitant les Archanges avec zèle, de façon presque joyeuse. Les élèves de l’École Française arrivaient le lendemain pour la présentation de stage. Il y avait peu de chance pour qu’elle réussisse à voir Ambre, mais la seule perspective qu’elle puisse un peu échapper à son travail lui procurait une joie lumineuse.

Elle arriva enfin sur la Place des Continents. On l’appelait comme ça car chacun des bâtiments qui l’entourait ne se distinguait que par leur enseigne, au-dessus de leur porte vitrée : « Europe », « Amérique »…

Elle entra dans le bâtiment Europe, non sans montrer son badge au vigile. La majorité de ses Vivants séjournaient en Europe, même si elle en avait quelques-uns en Amérique. Cependant, elle se considérait chanceuse : elle aurait pu avoir des humains à chaque fuseau horaire. Elle soupira avant de gravir, pour la deuxième fois de la journée, les 70 étages de la tour. Le problème de ce genre d’immeubles n’était pas la fatigue due aux escaliers – personne n’était censé ressentir de fatigue ici – mais l’ennui.

Arrivée devant la porte de sa section, Yên marqua un arrêt. Elle savoura le silence puis ouvrit la porte sur le brouhaha ambiant. Rapidement, elle alla s’installer à son bureau, vissa son casque sur ses oreilles et se mit au travail.

Demain. Demain serait une autre journée.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.