Elargir ses horizons de lecture – Confronter les textes…

Classes de 1° S 1 – 1° ES 2

La question de l’Homme dans les grands genres de l’argumentation

Pour prolonger la réflexion menée lors de la séquence 1:

  • Texte de Louis-Ferdinand Céline – Voyage au bout de la nuit – 1932.

  Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.

  On est devenu salement vieux d’un seul coup.

  Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la Règle.

  J’essayai de lui parler au contremaître à l’oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m’a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d’ici s’en iraient à passer des petites chevilles à l’aveugle d’à côté qui les calibrait, lui, depuis des années, les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fait ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimbalage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas cinq seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n’importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.

  • Texte d’Alain, 22 janvier 1908 – « Le roi s’ennuie »

Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les rois s’ils n’ont qu’à désirer; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l’amour. Seulement, dès qu’Ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n’était qu’un jeu, et qu’ils pouvaient tuer leurs désirs s’ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s’ennuyaient; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même.

Il est ordinaire que l’on ait plus de bonheur par l’imagination que par les biens réels. Cela vient de ce que, lorsque l’on a les biens réels, on croit que tout est dit, et l’on s’assied au lieu de courir. Il y a deux richesses; celle qui laisse assis ennuie; celle qui plaît est celle qui veut des projets encore et des travaux, comme est pour le paysan un champ qu’il convoi­tait, et dont il est enfin le maître; car c’est la puissance qui plaît, non point la puissance au repos, mais la puissance en action. L’homme qui ne fait rien n’aime rien. Apportez-lui des bonheurs tout faits, il détourne la tête comme un malade. Au reste, qui n’aime mieux faire la musique que l’entendre ? Le difficile est ce qui plaît. Aussi toutes les fois qu’il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu. Qui voudrait d’une couronne olympique si on la gagnait sans peine ? Personne n’en  voudrait. Qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi qui joue avec des courtisans; quand il perd, il se met en colère, et les courtisans le savent bien; depuis que les courtisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais. Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il monte à cheval; il part pour la chasse; mais c’est une chasse de roi, le gibier lui vient dans les jambes; les chevreuils aussi  sont courtisans.

J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois, d’un petit royaume; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien ser­vis. Ils n’avaient point le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre; ils inventaient des obstacles; ils se forgeaient des désirs capri­cieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vou­loir, et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux, s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donnent pas à gouverner de ces plats royaumes; qu’ils vous conduisent par des chemins de montagnes; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie, qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit sur la route l’ombre de ses oreilles.

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